Chapitre 2.2

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 L'italien a vite pris congé de nous : ayant lui aussi grandi ici, il n'a pas fallu longtemps pour qu'il croise des connaissances et papillonne de son côté.

 La fête de l'Ascension est une immense foire paysanne, très folklorique, qui fait la part belle à l'artisanat et au local. J'observe le marché aux bestiaux que nous arpentons : vaches, moutons, cochons se présentent dans de tout petits enclos tapissés de paille, sous les yeux de badauds qui semblent découvrir le monde animal. Les volailles en cages, particulièrement bruyantes, mettent l'ambiance. Oscar ne s'attarde pas vraiment de côté des animaux, préférant m'entraîner vers la partie extérieure de la foire. Ici, des dizaines de stands exposent la gastronomie locale. Je me pique de curiosité pour les ventes de produits asturiens tels que des fromages, de la charcuterie, des fruits et légumes, de la bière, et... quelle surprise !

  • Du cidre ?!
  • Tout à fait.
  • Vous faites du cidre ? En Espagne ? Eh beh, je n'aurai jamais imaginé que ça puisse se trouver au-delà des frontières bretonnes et normandes...
  • Il y a énormément de vergers à pommes dans la région...
  • Des pommiers ? En Espagne ?
  • Bah quoi ?
  • C'est-à-dire que pour les Français, on trouve plutôt des orangers et des oliviers chez vous...

Il éclate de rire.

  • Tu es dans le nord, là ! Pas en Andalousie.
  • Le nord, le nord... ton nord reste au sud de mon pays, je te signale !

 Il rigole de plus belle.

  • Tu sais, ici, entre l'Atlantique et les montagnes, on n'a pas la météo que les touristes attendent... alors oui, on a des pommiers. Et le cidre est une institution en Asturies, on ne rigole pas avec.
  • C'est-à-dire ?
  • Eh bien, c'est un art ancestral. Les variétés de pommes sont sélectionnées, elles sont triées scrupuleusement. Il faut un certain équilibre entre les pommes acides et les pommes sucrées. Ensuite elles sont pressées, et laissées au repos dans des tonneaux pendant six mois. Vers Mars, c'est la dégustation et surtout on escancia le cidre naturel.
  • Vous... quoi ?
  • Je t'emmènerai dans una sidrería, tu comprendras mieux. C'est... visuel.
  • Una sidrería ? Il existe carrément un bar à cidres, ici ?
  • Un ? Il existe une rue entière de sidrerías ! On en trouve dans toutes les villes asturiennes !
  • Qu... quoi ?!
  • Je t'ai dit qu'on ne plaisante pas avec ça.
  • En effet...

 Il y a de quoi vexer un breton.

 Nous déambulons vraiment longtemps dans le marché, où les multiples dégustations proposées par les marchands nous servent de déjeuner. Oscar a un avis sur la plupart des produits et se révèle être d'excellent conseil en gastronomie. Il n'y a pas que les aliments que je dévore : je profite de sa voix dans chaque mot, ses mains dans chaque geste, ses silences dans chaque regard. Je ne peux pas nier que je le trouve hypnotisant. En marge de la foire, de nombreux stands, ateliers et scènes artistiques se déployent pour mettre à l'honneur le savoir-faire asturien. D'autres éléments troublants attirent mon œil.

  • Mais... incroyable...
  • Tu ne connais pas ça ? Ce sont des gaitas...
  • Je sais ce que c'est. En France on appelle cela « un biniou ». On en trouve partout en Bretagne.
  • On dirait qu'il y a vraiment beaucoup de similitudes entre ta région et la mienne...
  • Dis-moi, vous mangez des crêpes agrémentées de caramel au beurre salé, aussi ?
  • Euh... qu'est-ce que c'est que ce truc ?
  • Non, rien, c'était juste pour vérifier si l'on pouvait conserver quelque chose d'original.

 Il me considère avec un sourire curieux.

  • Tu n'auras qu'à m'en cuisiner et je te dirais...
  • Ohlà, ohlà. Moi, cuisiner quelque chose ? Tu aimes vivre dangereusement !
  • Hahaha ! Ah d'accord, carrément ?
  • T'as pas idée. Mais toi, tu avais l'air de savoir de quoi tu parlais tout à l'heure, niveau gastronomie et cuisine !
  • Disons que je me débrouille...

 Il reste évasif, ce qui ne manque pas de piquer un peu plus ma curiosité pour ce garçon et d'éveiller mes sens en alerte à ses côtés. Est-ce de la timidité, de la réserve, de la pudeur ? Déjà sur le bateau, nous avions réussi à parler pendant littéralement des heures, sans qu'il ne révèle trop de lui finalement – et moi non plus puisque je n'avais apparemment pas lâché mon nom.

 J'arrache mon regard de lui pour tomber sur un numéro d'équilibriste des plus curieux. Deux hommes, en chemise blanche et tablier noir, prennent une étrange position : la jambe gauche légèrement pliée vers l'avant, ils maintiennent un verre à ballon sur l'intérieur de leur cuisse, presque à l'horizontale ; dans la main droite, ils tiennent une bouteille pleine. Alors, ils lèvent le bras le plus haut possible au-dessus de leur tête et, se donnant un signal, ils basculent doucement le poignet pour verser le contenu de la bouteille dans le verre en contrebas. Le liquide atterrit plus ou moins dans le contenant après une chute de plus d'un mètre, ne manquant pas d'éclabousser les serveurs, et les voisins au passage.

  • Mais ?! Qu'est-ce qu'ils font ? C'est un concours ?
  • Ah ! Voilà. C'est l'escanciar.
  • Quoi ? C'est du cidre, là ?
  • Oui. Pas n'importe lequel : le cidre naturel. Il est produit spécialement pour être servi comme ça.
  • Vous ne le servez quand même pas comme ça à chaque verre ?
  • Si.
  • Mais... mais pourquoi ?
  • Pour réveiller le gaz naturel qui y dort et le rendre pétillant. Si tu le verses goulot au verre, il sera plat.
  • Tu vas me dire que dans vos sidrerías de toute la région, tous les serveurs s'aspergent de cidre dès qu'un client commande un verre ?
  • Oui. Toujours.

 Il rigole devant ma mine abasourdie.

  • On ne rigole pas avec...
  • Oui, oui. Vous vous prenez même sacrément au sérieux, à ce point. C'est juste du cidre, hein.

 Il hausse un sourcil.

  • Attention à ce que tu dis. Qui aime vivre dangereusement ?
  • Non mais attend, il est si spécial que ça ?
  • Il n'y a qu'une seule façon de le savoir...

 Il m'adresse un clin d’œil, et nous nous rapprochons des serveurs qui recommencent leur rituel étrange et distribuent des verres remplis à peine au quart à des badauds enjoués. Oscar échange une pièce contre un verre et se tourne vers moi.

  • Tiens, à toi l'honneur. La sidra se boit sitôt versée, sinon elle perd son gaz et son arôme.
  • Mais... tu n'as pris qu'un verre !
  • Euh, oui... un verre se partage.
  • Dis donc, c'est quoi cette excuse louche ? Tu ne serais pas en train de m'arnaquer ?
  • Quoi ? (je le vois rougir légèrement) Absolument pas ! Regarde...

 J'observe nos voisins et effectivement, l'unique verre passe rapidement de main en main où chacun y boit une gorgée.

  • Bois une gorgée rapide, c'est un culete, passe à ton voisin, et il faut laisser un fond qui doit être jeté avant de re-remplir le verre et boire de nouveau.
  • Ohlàlà, il faut un bac plus cinq pour boire du cidre ici !

 Oscar éclate de rire.

  • Mais non ! Allez, bois ! Ce verre devrait déjà être vide.

 J'observe le liquide jaune pâle et mousseux – il n'a absolument pas l'aspect d'un cidre de chez moi – et porte le verre à mes lèvres. Je me laisse surprendre par le goût : c'est un jus de pomme très acidulé et à la pétillance délicate qui vient chatouiller mes papilles. Je passe le verre à un Oscar ravi.

  • Alors ? Tu en penses quoi ?
  • C'est super bon ! Et vous n'en buvez qu'une gorgée ?!
  • Hahaha ! Non, une bouteille ouverte doit se vider rapidement. Le cidre perd son goût, sinon. Mais on le sert gorgées par gorgées, oui.
  • Vous faites des trucs bizarres, franchement !
  • Je ne sais pas, j'ai toujours connu ça. Il est comment le cidre, par chez toi ?
  • Oh, eh bien : il est servi à table, il peut rester ouvert toute la soirée et chacun peut le déguster à son rythme, dans son propre verre. C'est comme ça que nous faisons, nous "pauvres mortels".

 Il rigole gaiement. Je désigne les bouteilles vides devant nous.

  • Le nôtre est bien plus alcoolisé et bien plus sucré que ça, aussi.
  • Méfie-toi. C'est traître.
  • Mmm. Merci de l'alerte, je vais être vigilante. Je ne voudrais pas risquer de tomber dans tes bras à cause d'une consommation immodérée et, comble de l'horreur, passer la nuit dans ton lit.

 Il me dévisage avec perplexité, puis il dévie le regard vers le sol en se mordant la joue. Oh ?! C'est quoi ce petit tic absolument craquant ? Sa gêne palpable me fait fondre comme un chamallow. De toute évidence, il n'ose plus me regarder. Il est si facile à chahuter ! Je pourrai être dix fois plus incisive, mais j'ai l'impression de devoir le manipuler avec précaution. Je ne sais pas bien encore où placer mon curseur. Je casse la gêne en revenant vers un sujet neutre :

  • Hum, euh, la ville est très animée en tout cas ! Il y a vraiment beaucoup de monde...
  • On peut s'éloigner de la foule si tu veux ? Oviedo est suffisamment intéressante pour trouver des choses à contempler à chaque coin de rue.
  • Ah oui ? C'est vrai que c'est très joli.
  • Viens ! Je te montre.

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