Chapitre 9.1
Il s'assoit, et sa silhouette se découpe dans la lumière de la grande fenêtre. Avec le faux-jour, il est comme une ombre dans mon champ de vision. Je suis derrière lui, et sans réfléchir, je tends la main. C'est rare, peut-être même la première fois, que j'ai son dos nu à ma portée. Mes doigts effleurent sa peau et je sens un petit sursaut. J'hésite, lui laisse l'occasion de s'éloigner, mais il n'en fait rien. Alors, je caresse sa peau hâlée par l'été espagnol. Je parcours sa colonne vertébrale, les muscles qui se dessinent de part et d'autre, le léger creux de ses hanches. Sa peau est tellement douce : c'est une partie du corps qui est si protégée de l'extérieur, qu'elle conserve une beauté délicate que j'apprécie du bout des doigts. Oscar ne bouge pas, il n'y a que sa respiration qui mobilise son enveloppe. Plus que les doigts, c'est même ma main entière qui profite désormais. Je vois sa tête se balancer légèrement au rythme de mes passages. Je dessine chacun de ses creux, chacune de ses courbes, chaque relief sous ma paume. Douce, si douce, j'ai envie de constater sa douceur de mes lèvres. Je dépose un premier baiser sur l'arrondi discret d'une vertèbre, puis un autre, et encore un. Imperceptiblement, ses muscles se contractent sous ma bouche. Je savoure ce moment de tendresse silencieuse. Enfin, je l’enlace de mes deux bras, repose ma tête contre son trapèze, et soupire de contentement.
- Je ne veux jamais bouger, lui murmuré-je.
- Alors ne bouge pas. Je ne bougerai pas non plus.
- J'ai rêvé d'avoir ton corps sous mes mains tellement de fois.
- Tu l'as. Je suis tout à toi.
Je ressers mon étreinte. Que c'est bon !
- Merci d'être là, Alix.
- Je ne sais pas si je mérite des remerciements. Je suis là parce que... c'est ce que je devais faire. Je veux dire... je n'étais pas heureuse là-bas. Pas sans toi.
Il tourne la tête vers son épaule. Juste assez pour interpeller mon attention, mais gardant suffisamment de distance pour ne pas entrer en contact visuel. Il inspire profondémment, le visage grave, avant de me dire d'une voix fébrile :
- Si, Alix... Merci de l'avoir fait. Depuis cette soirée débile sur ce bateau, je ne peux pas m'arrêter de penser à toi. Je suis vraiment heureux à chaque instant que je passe avec toi. Et quand on est séparés, tu me manques, j'ai envie de te voir, encore et encore. J'ai passé l'été à regretter de ne pas avoir su te dire...
Il marque une pause. Nos regards ne peuvent toujours pas se croiser. Sa voix reste en suspend - comme mon souffle. Mon coeur, lui, tape fort. De nouveau, il inspire profondémment, et je le sens si ému lorsqu'il me dit, enfin :
- Je t'aime, Alix. Je suis amoureux de toi. Je le suis aujourd'hui, et je l'étais déjà il y a trois mois, et je ne sais pas quand j'ai commencé à l'être... Je n'ose pas penser que je l'ai été dès ce soir-là, sur ce bateau. Tu as complètement chamboulé ma vie. C'était terrible d'imaginer la faire sans toi.
Je savoure le délice de ces mots, ils sont de l'or à mes oreilles. Je relève un peu le nez et l'embrasse dans la nuque. Puis, je lui susurre tendrement :
- Je ressens exactement la même chose. Je ne sais pas non plus depuis quand, parce que j'ai fait taire tout ce qui venait à moi durant des semaines... Mais tu as aussi tout chamboulé. Tu as gribouillé ma vie toute tracée. Elle ne ressemblait plus à rien depuis toi. J'ai tout arraché. Aujourd'hui j'ai... une page blanche. Je veux la remplir avec toi.
Il hoche la tête, puis la bascule légèrement en arrière vers la mienne. On reste encore un peu dans cette position, l'un contre l'autre, peau à peau, au rythme de ses inspirations et expirations. Je ne peux même pas mettre de mots sur le bonheur incommensurable de ce moment. Je savoure. Oui, après un été de tourment, cette paix est savoureuse.
Enfin, je consens à me défaire de lui. Je me redresse et observe, en ramassant mes vêtements, l'emballage du préservatif tristement abandonné au sol. Je le ramasse et me vient une idée.
- Dis... Et si on se débarrassait de ça ?
- Oui... Je n'avais pas l'intention de le garder en souvenir.
- Mais non, enfin ! Je veux dire... et si on faisait en sorte de ne plus en avoir besoin ?
- (il sourit) J'avais compris.
- Et ? Tu en penses quoi ?
Il me dévisage avec sérieux.
- Ça signifie beaucoup, de faire ça. C'est une grosse étape.
- Pourquoi ? C'est pas grand chose !
Il fronce les sourcils.
- Quand même, Alix...
- Eh bien, ça signifie surtout qu'on se fait confiance, je suppose ? Pourquoi ? Tu as une objection à émettre sur la confiance ?
- Non ! Absolument pas.
- Ni sur la fidélité ?
- … Non plus.
- Tu éviteras de faire n'importe quoi de ton corps dans les futures soirées de Luigi ?
Il grimace.
- Oh, je peux bien t'embêter un peu, non ?
- Je suppose que je le mérite...
- (je rigole) Alors ? T'en dis quoi ?
- … On va faire les choses correctement, d'accord ? On va... faire des tests.
- Oui, oui. On fera ça. Si ça peut te rassurer !
- Me rassurer ? Mais, Alix, c'est logique, il faut qu'on sache si... (il m'observe avec curiosité, puis secoue la tête) Waouh, tu es tellement confiante.
- Je ne sais pas, je ne réfléchis pas à tout ça. Mais toi, tu sais, monsieur médecine !
- Alix, vraiment ? Je ne veux pas passer pour un rabat-joie, mais on ne peut prendre des risques inconsidérés ! Ça ne coûte pas grand chose de faire une prise de sang et s'assurer qu'on ne fasse rien d'idiot.
- Bien sûr. (je rigole) Waouh, je vais découvrir la vie sérieuse avec toi !
- Sérieuse, je ne sais pas, disons putôt prudente...
Mes parents seraient absolument ravis d'apprendre que je choisis de partager ma vie avec quelqu'un d'aussi raisonnable ! Il m'observe d'un drôle d'air,hésitant, puis se lance :
- Alix, dis... Tu as une contraception ?
- Mmm... Pas vraiment.
- Pas... pas vraiment ?
Il pâlit.
- Mais ne t'inquiètes pas, je vais régler ça.
Silence.
- Oscar, on parlait de se faire confiance n'est-ce pas ? Fais-moi confiance : je vais prendre la pilule, d'accord ? On ne va pas prendre de "risques inconsidérés" !
- … Tu fais toujours comme ça ?
- Comment ?
- Eh bien... prendre des décisions sur un coup de tête, juste parce que tu en as envie ?
- (je grimace) Je crois bien que oui.
- Ah... d'accord. Waouh. C'est... étourdissant.
- Et toi ? Tu réfléchis toujours à tout ce que tu dois décider ? Tu ne fais jamais rien de spontané ?
Il me lance un regard coupable. Ah. Je ne peux m'empêcher de rire.
- J'ai couché avec une inconnue un soir, ça compte ?
- Ah oui, pas mal. Ça compte beaucoup, même ! (je me lève et lui tend la main ouverte) On fait un deal ? Tu m'apprends à réfléchir avant d'agir, et je t'apprends à faire parler ta spontanéité !
Il sourit et tape dans ma main.
- Ok. Mais sur le sujet du préservatif, permets-moi de t'imposer la réflexion. Zéro spontanéité.
- Bien chef !
J'admire silencieusement Oscar s'affairer derrière les fourneaux. Voilà un talent qui m'est étranger : je ne sais désespérément rien faire de mes dix doigts dans une cuisine. Je me suis toujours nourrie très basiquement, et de toute façon, je n'ai jamais porté importance à ce que je devais manger entre mes cours et mes révisions. Mais je ne m'attendais pas vraiment à découvrir cette aptitude cachée chez mon Ibérique préféré. Il semble gérer les choses sans même y penser, et quand il sert la table, je suis admirative de l'aspect, de l'odeur, et très vite, du goût : ce dîner est parfaitement délicieux !
- Mmm Oscar, c'est trop bon !
- (il semble surpris) Oh, n'exagère pas, y'a rien d'incroyable...
- Tu ne te rends pas compte de mon quotidien culinaire depuis mes dix-huit ans...
- Ah ? On parle de manger des omelettes tous les jours, ou de risquer de mettre le feu à l’appartement ?
- Crois-moi, tu devrais mettre tes casseroles sous clé.
- Ha ha ha ! À ce point ? (j'approuve vigoureusement, la bouche pleine) Ok, alors promets-moi de ne pas pénétrer dans cette cuisine durant mon absence.
- Avec grand plaisir : je fuis cet endroit comme la peste !
Il rigole. Je prends le temps de réaliser que je suis attablée avec ce mec qui m'obsède depuis le printemps dernier, et ça ne me semble même pas étrange. On dirait comme un alignement d'étoiles, ce soir. Ce soir ? Et demain, et après-demain ? Je finis par rompre le silence :
- C'est quoi ton programme, ensuite ? Je veux dire, pour les prochains jours ?
- Eh bien, lundi on s'envole avec un groupe de Juniors pour un tournoi en Galice. On y reste cinq jours au plus, moins si les gars sont éliminés tôt. Ensuite, on revient et on fait le décrassage jusqu'à mercredi, puis je rentre à Oviedo pour quelques jours de repos.
- Eh beh, que de voyages ! Tu fais ça tout le temps ? Oviedo, avion, Barcelone, avion, tournoi je ne sais pas où, avion, Barcelone, avion, Oviedo ?
- Euh, oui... (il me regarde, un peu mal à l'aise). C'est pas terrible, je sais, je devrais me poser définitivement ici, mais...
- Non, non, je ne te reproche rien ! Tu fais tes choix de vie, je n'ai rien à en dire.
- Disons que jusqu'à présent, ça ne regardait que moi. Maintenant... si je ne suis plus tout seul dans l'équation... ça va peut-être remettre en cause certains éléments.
Il tripote nerveusement une petite cuillère. Je pose ma main sur la sienne.
- Ça va, Oscar. Je m'inclus dans une équation mais je ne veux pas en être le négatif. On verra comment les choses se passent, d'accord ? Et puis je crois qu'à tout moment on peut essayer de réajuster, non ?
- Ouai.
Je n'ai aucune expérience de la construction d'une vie à deux, à vrai dire. Moi aussi, je n'ai toujours eu que moi dans mes équations. Tout est à découvrir.
- Ok, super, eh bien... Durant ton tournoi, j'ai profiterai pour aller casser les pieds à María à Madrid. Elle ne sait pas que je suis ici.
- Tu peux rester là si tu veux ! Je veux dire, je comprends bien que tu aies envie de voir María, mais ne te sens pas chassée d'ici en mon absence...
- Tu me laisserais ton appart ?
- Il pourrait devenir le tien aussi.
- Oh ! Un peu genre, on vit sous le même toit ?
- Euh, ouai, voilà.
Dios. Il n'était pas censé être réservé et hésitant, ce garçon-là ? Je le vois froncer les sourcils devant mon trouble.
- Quoi ? C'est pas bien ?
- C'est... surprenant.
- Tu comptais chercher un logement ici ?
- Je n'y ai pas vraiment réfléchi, à vrai dire.
- T'as démissionné et débarqué ici sans assurance de m'y trouver, sans savoir comment j'allais t'accueillir, et sans réfléchir à où loger ?
Je me mors la lèvre... Oups !
- C'est totalement ça.
- (il rigole gaiement) T'es complètement dingue, Alix.
- Il se pourrait que mes parents m'aient reproché la même chose lorsque je leur ai annoncé..., maugréé-je.
Il tend le bras et repousse une mèche rebelle qui ne veut pas rester derrière mon oreille.
- Pas moi.
- Ça ne te fait pas peur ?
- (il secoue la tête) C'est étonnant mais... J'en veux encore.
Je me sens rougir. Je n'ai pas vraiment l'habitude que l'on me réclame encore plus de ma fantaisie !
- Hum, donc, pour un temps indéterminé, j'investis ton appartement ? Ça te va ?
- Parfait.
- Je t'y attendrais jusqu'à ton retour... vendredi, c'est ça ? Et ensuite, Oviedo !
- Ah oui tiens, d'ailleurs... à Oviedo, euh... il y aura un petit truc...
- Ah. Sous le même toit ici c'est d'accord, mais pas là-bas ?
- Si, si, bien sûr que si ! Qu'est-ce que tu sous-entends ?
- Je ne sais pas, que c'est peut-être « trop tôt » pour le faire dans ton fief. Ici, on a une espèce de protection géographique, on est seuls au monde. Là-bas, on croise beaucoup de gens que tu connais apparemment !
Il me dévisage avec incrédulité.
- Euh, je ne sais pas... Moi je voulais juste te prévenir que ce samedi-là, quand je rentrerai, ça sera l'anniversaire de ma mère, alors... bon, il y aura un repas, tout le tralala, tu vois quoi. Mais je ne veux pas te planquer ici, ou que sais-je...
- Ah. Je vois. La question est : dois-je y venir ?
- Je ne sais pas ?
- Qui va savoir ?
- Euh... je ne sais pas.
C'est difficile de ne pas rire, à ce stade !
- Tu ne sais pas grand chose, dis donc.
- Alix, j'ai jamais présenté personne à ma famille avant. Je ne sais pas comment on fait, ni quand on le fait.
- J'en sais rien non plus, à vrai dire. Je crois que tu dois juste te demander si tu as envie qu'ils me connaissent, et que je les connaisse.
- Bien sûr que oui !
- Alors, je viens ?
- Si tu es d'accord, oui !
- Félicitation, Monsieur Vázquez, vous venez de passer la première épreuve de décision sans réflexion avec brio !
Il rigole de nouveau.
- En plus, je connais déjà ta sœur !
- Ouai, d'ailleurs, elle a tenu parole visiblement : elle ne m'a jamais reparlé de toi.
- Ah ! Une personne de confiance, cette Lorena !
- Euh... on va dire ça comme ça.
Annotations