Chapitre 13.2
Oviedo, Octobre 2005.
- Dis quelque chose, Oscar.
- …
D'accord, habituellement, il n'est pas bavard, mais LÀ, vraiment... J'aimerais mieux qu'il dise quelque chose. Cela semble relever de l'impossible. Comme si je lui demandais de courir sur un fil tendu entre deux falaises, ou quelque chose d'aussi tordu du genre. Soyons honnêtes : j'avais bien prévu une réaction... mitigée, dirons-nous, oui, ça oui. Disons que je n'avais pas imaginé des sauts de joie, non. Mais je n'avais pas calculé un bug aussi énorme. Assis à mes côtés, Oscar est figé, littéralement figé : totalement immobile, les yeux dans le vide, le teint blafard. J'ai même l'impression qu'il ne respire plus depuis plusieurs minutes. Il ne cligne même pas des paupières, en fait. Est-il toujours vivant ?
- Oscar, hey ?
Je passe ma main devant ses yeux. Ah ! Il déglutit. Il ouvre péniblement la bouche, mais il nous faut encore une longue minute avant qu'il n'émette un son :
- J'ai... soif.
Il se lève, tremblant, et va se servir un verre. Je l'observe. D'un côté, je me réjouis que son âme semble reprendre possession de son corps – d'un autre, je reste coi sur ce « j'ai soif ». De toutes les réponses envisagées, « j'ai soif » n'apparaissait qu'en quatre-cent-vingtième position environ.
Il repose fébrilement son verre sur le bar. Puis, enfin, il me regarde.
- C'est vrai, Alix ?
- Oui.
- … T'es sûre de sûre ?
- Oui.
- … On devrait peut-être vérifier, au cas où...
- Oscar, mon chéri...
Evitant de soupirer, je me lève et le rejoins devant le bar. Je baisse lentement la tête, cherchant à capter son regard. Il est toujours dans un état second. D'une voix douce, j'explique calmement :
- J'ai fait quatre tests, de trois marques différentes, répartis sur la semaine. Ils sont tous positifs. Je veux bien recommencer mais, je crois qu'il va falloir se faire à l'idée.
Il bugue de nouveau. Je lis dans ses yeux le vide intersidéral, et je sais que son esprit shunte toute conscience pour ne pas céder à une panique démesurée. Je pose ma main sur la sienne et le fait sursauter.
- Oscar ? Est-ce que ça va ?
- Je... j'ai soif.
Je le regarde boire un deuxième verre d'eau. Les réactions de ce garçon sont fascinantes, je dois dire. Ça pourrait me tirer un rire si la situation n'était pas aussi importante.
Il repose son verre.
- Qu'est-ce que... qu'on... qui... va se passer, en fait ?
- Je ne sais pas. Il faut qu'on en discute.
- Oui... Bien sûr... On discute...
- Tu te souviens Oscar, on a dit qu'il fallait discuter. Dire ce qu'on a sur le coeur... Ne pas cacher les choses qui nous traversent... Tout ça...
- Ou... Oui..., bégaille-t-il avec bien peu de conviction.
- Mais on peut se laisser le temps de digérer l'information.
- Oui. C'est bien, ça. On laisse le temps.
- On en reparle demain ?
- De... demain ?
Il écarquille les yeux. Sauf que moi, ça me paraît important d'avoir une idée claire du cap à suivre le plus rapidement possible, quand même !
- Bah, Oscar, tu repars à Barcelone dans trois jours, et tu y resteras trois semaines et demi. On peut se laisser « un peu » de temps, mais pas tellement non plus hein. Il faut qu'on sache quoi faire avant ton départ... non ?
- Qu'on sache quoi faire ? Quoi faire... quoi ?
- Bah... Est-ce qu'on poursuit, ou... pas.
- Ou pas ? Mais, on n'a pas le choix, qu'est-ce que tu racontes ?
- J'ai demandé confirmation à María. En Espagne, c'est compliqué*. Mais, en France... on a le choix... Si on se décide vite.
Il écarquille les yeux, puis les baisse vers son verre...
- J'ai... soif.
- Oscar, tu vas ingurgiter combien de litres de flotte, là ?!
- …
- S'il te plaît...
Je le vois fermer les yeux fort, très fort. Il fait des efforts démesurés pour conserver son calme, là.
- Qu'est-ce que tu penses faire, Alix ?
- Qu'est-ce qu'ON va faire. Tu as ton mot à dire. Enfin, autre chose que « j'ai soif ».
- Alix, je crois que je n'ai pas envie de rire.
Sa voix n'est qu'un murmure.
- Ok, ok. Tu es sous le choc, c'est normal. J'ai été un peu bousculée aussi cette semaine quand j'ai constaté ça.
- Un peu bousculée ? Ça t'a « un peu bousculée » ? C'est tout ? Mais comment c'est possible ?
- Je ne sais pas... Après, mon imagination s'est emballée et j'ai été transportée dans un futur amusant !
Il me dévisage comme si mes propos n'avaient aucun sens. Ils n'en ont probablement pas à ses yeux.
- Un futur amusant ? On parle de la même chose, Alix ?
- Oui ! Tu n'y penses pas encore, mais bientôt, tu verras des petits pyjamas beiges, des couinements dans un landau, un doudou mordillé, un petit cartable, des balades à vélo !
Il semble totalement sombrer sous le poids de mes mots.
- Alix, je... Je crois que je ne me sens pas très bien.
- Oh ? Euh... J'ai peut-être un peu abusé à te raconter ce que... Oscar ?! Oscar !
Son visage a perdu toute couleur, et je le vois vaciller. Oh bah merde alors ! Je bondis de ma chaise et me poste derrière lui. Qu'est-ce que j'espère ? Le rattraper s'il tombe ? Et s'il faisait un malaise, genre perte de connaissance ? Là, c'est moi qui panique ! Mon dieu, comment on fait pour redonner conscience à quelqu'un ? Faudra-t-il que je le gifle ? C'est quoi déjà, une PLS ? Le seul qui connait les gestes d'urgence, ici, c'est lui ! Je regrette de ne pas les lui avoir demandé, maintenant que je suis les deux pieds dedans !
- Oscar ?! Hé ?!
L'avant-bras sur le bar, il pose son front sur son poignet et je l'entends respirer très lentement. J'observe la scène avec appréhension. Alix, il faudrait vraiment voir à retravailler tes effets d'annonce parce que, là, c'est une fois de plus un fiasco pour ton interlocuteur. On reste dans un silence relatif, et j'angoisse toujours d'être passive. Mes yeux balaient l'environnement... et je fais la première chose qui me passe par la tête.
- Tiens... tu as soif ?
Il relève la tête doucement et, dans ses yeux effrayés, j'ai pour la première fois l'impression d'être une étrangère pour lui.
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* Avant 2010, l'IVG en Espagne n'était possible qu'en cas de motifs médical ou psychologique confirmé par un médecin.
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