Chapitre 17.3

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NB : dans ce chapitre-ci, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.

Oviedo, Mai 2009.

 Je me tiens debout devant la porte que j'ai ouvert tant de fois sans me poser de questions. Aujourd'hui, j'ose à peine la toucher. La porte de Ma maison. Ma maison avec une autre fille dedans à Ma place. Une autre fille qui porte, à son annulaire gauche, un précieux sésame qui ME fut un temps promis. Je déglutis. Je pensais pouvoir gérer ce retour avec détachement, mais je suis tellement sur les nerfs que je pourrai mordre quelqu'un.

 Andreas regarde avidement la cabane dressée sur notre droite. Elle n'a pas bougé depuis qu'on l'a installée, il y a un an.

  • Ça te plairait d'aller jouer là-bas ?
  • !
  • Tu pourras y aller avec Papa. Je pense qu'il sera très content de t'y accompagner.
  • Avec toi, Mamá !
  • Non, Cariño. Pas avec moi. Tu te souviens ? Ici c'est chez Papa, tu vas rester un petit peu, mais moi je vais vous laisser. Et je reviendrai te chercher.
  • Ce soir.
  • Oui, ce soir. Avant le dodo.

 Il acquiesce. Je ne sais pas comment c'est, pour un gamin de trois ans, de revenir sur les traces de sa petite enfance après dix mois dans un autre pays ? Ça représente un tiers de sa vie, autrement dit une éternité ! De quoi se souvient-il ? Se rappelle-t-il seulement de son père ? Ne suis-je pas en train de le malmener, à le ramener là, dans un environnement qui ne lui est plus familier ? Mais en même temps, c'est quel genre de violence que de l'avoir privé de son paternel depuis tout ce temps ? C'est vraiment pour eux que je sors cet effort de mes tripes, aujourd'hui. Parce que je dois bien ça à Andreas, conserver ce lien avec ses racines espagnoles et celui qui devrait avoir au moins autant d'importance que moi dans sa vie. Et pour Oscar, aussi, un peu. Je n'ai pas idée de comment il vit les choses depuis mon départ, María jouant le rôle de "filtre à ex" à la perfection. D'un point de vue extérieur, il est juste un géniteur qui se contente d'appartenir au passé. C'est d'ailleurs peu ou prou ce qu'en pensent mes parents – je sens Gaël plus modéré sur le sujet, même s'il se garde bien de l'évoquer. Qu'en est-il vraiment du point de vue d'Oscar ? J'ai vécu ces derniers mois en me persuadant que ce mode de vie convenait à tout le monde, mais ma conscience – bien souvent matérialisée en la personne de María – m'a sacrément travaillée à l'approche de l'anniversaire de notre fils. Elle m'a laissé entendre qu'il ne m'avait pas laissé la garde totale avec joie, et je n'ai, dans le fond, aucun doute sur le fait qu'Andreas manque terriblement à Oscar et qu'il n'est pas tout à fait heureux sans son gamin. N'est-ce pas la seule chose que je n'avais pas à lui reprocher, sa relation avec son fils ?

 J'inspire profondément. Je pourrai encore faire demi-tour. Il n'est pas au courant de ma présence ici. « Surprise, Oscar ! ». J'suis sûre que ça ne lui manque pas, les délires d'Alix Lagadec.

 Allez, allez. C'est le moment. Je toque à la porte. À peine une minute, et elle s'ouvre sur... elle. Ouch, pas merci la vie, tu ne pouvais pas m'épargner ça ?

  • Bonjour ! C'est pour quoi ?

 Elle a une voix très colorée, avec une accentuation particulière. Elle n'est pas très grande, toute fine, ses longs cheveux d'un noir de jais descendent en cascade sur ses épaules et une frange lui mange le front jusqu'à la racine des sourcils. Elle a des yeux un peu en amandes, tout entourés de noir ; le nez fin, le visage anguleux, la peau dorée et une bouche très rouge qui me sourit aimablement. Elle est jolie, ça m'agace comme elle est jolie. Elle attend patiemment une réponse de ma part, puis ses yeux descendent vers l'enfant qui se cache derrière mes jambes, et reviennent vers moi.

  • Euh, vous voulez quelque chose ?

 Elle ne sait pas qui je suis. J'en suis presque consternée. Et vexée aussi. Mon visage ne lui parle pas, vraiment ? Je n'existe donc plus du tout dans cette maison, dans cette famille, dans cette vie-là ? Je ne suis personne, ici ? En même temps, j'ai tout fait pour disparaître, mais me le prendre en pleine poire me fait mal. Je découvre plein de petits détails qui me font mal, que je n'avais pas du tout anticipés. Elle fronce les sourcils.

  • Bon, euh désolée mais on ne va pas rester là à se regarder. Si vous n'avez rien à dire, vous pouvez vous en aller, s'il vous plaît.

 Je me décide enfin à parler.

  • Oscar n'est pas là ?

 Il n'est pas à Barcelone, ni en tournoi j'sais pas où. J'ai pris soin de contacter Jorge pour me renseigner là-dessus avant. Il avait l'air médusé d'avoir un appel de ma part, mais comprenant l'enjeu, n'a pas rechigné à me livrer les informations que je désirais. J'sais pas ce qu'il sait ou pas de notre situation, et il n'a posé aucune question indiscrète. Il a peut-être prévenu Oscar dans la foulée, j'en sais rien.

  • Si, il est là. Vous lui voulez quoi ?
  • C'est personnel.

 Oups. Elle tire franchement la tronche, pour le coup. Un ricanement résonne dans ma tête. T'as l'air pas contente, la pouf ? Tant mieux, j'en suis absolument ravie !

  • Comment ça, c'est personnel ? T'es qui, toi ? Tu lui veux quoi ?
  • Raquel ?

 La voix d'Oscar s'élève de la pièce d'à côté. Je sens mon corps entier se crisper alors que l'échéance arrive devant moi. Il apparaît, le visage interrogateur :

  • Qu'est-ce qui se...

 Il se coupe. Je le vois se décomposer sur place. Bon, ben : il n'était pas au courant.

  • Alix ?!

 Il n'a pas changé : ses épais cheveux bruns, son visage enfantin, ses yeux aux éclats dorés... J'ai l'impression d'avoir quitté cet homme-là hier. Son regard descend lui aussi sur les chaussures qui dépassent de derrière moi et les petites mains qui s'accrochent à mes genoux. Je vois mille émotions passer dans son regard, mais surtout la panique de ne pas maîtriser l'instant T. La pouf à frange roule des yeux ronds de surprise, puis fait un pas en arrière.

  • Euh, bon, je vais vous laisser..., dit-elle en tirant sa révérence.

 C'est ça. Casse-toi. Je la regarde s'en aller, puis reviens à l'homme silencieux et paralysé devant moi. Comme de bien entendu, hein. J'attends. Je ne sais pas bien ce que je pourrais avoir à lui dire, en toute honnêteté.

  • Comment tu vas ?, tente-t-il.

 Je ne sais pas pourquoi, cette question – stupide – me hérisse le poil et je me sens subitement fortement mal-aimable. Comment crois-tu que j'aille, crétin ?

  • Tiens, dis-je sèchement. C'est le sac d'Andreas. Tu trouveras toutes ses affaires pour aujourd'hui.

 Il écarquille les yeux. Je ne lui laisse pas la parole.

  • Il ne fait presque jamais de siestes, et n'a plus de couches. Il n'a pas d'allergies ni aucun souci de santé. Je le récupère ce soir.
  • Euh, d'accord...

 Je lui balance le sac qu'il attrape au vol, puis m’accroupis et ouvre mes bras pour y accueillir l'enfant qui n'a toujours pas daigné montrer son visage depuis que la porte s'est ouverte. En français, je prends ma plus douce voix :

  • Andreas, mon Chéri, tu vas bien ? Papa est là, tu as vu ? Tu te souviens de ce que je t'ai dit ? Est-ce que tu te souviens ?

 Le nez dans le creux de mon cou, il acquiesce.

  • Tout va très bien se passer, c'est ta maison ici, tu vas passer la journée avec Papa, et je reviens ce soir, avant le dodo. Je reviens te chercher, hein, d'accord ?
  • Alix, attends, on peut parler deux minutes ?
  • Je n'ai pas envie de te parler Oscar, pas une seule seconde. Là, c'est déjà trop.
  • Mais... Ok. Ok.

 Oscar s'accroupit à son tour et tente un contact visuel avec le gamin. Peine perdue : Andreas reste planqué contre moi, et me serre aussi fort que le peuvent ses petits bras.

  • Pourquoi tu ne restes pas, Mamá ?
  • Ce n'est pas chez moi, ici...

 Ouch, encore une phrase qui pique très fort...

  • Alix, tu peux rester, tu sais...

 La blague ! Je lui lance un regard qui aurait pu le consumer sur place. Oscar baisse la tête d'un air coupable. Rester dans cette baraque qu'on a choisie, achetée, aménagée ensemble et où sa pouf pose son postérieur désormais ? Plutôt crever !

 Oscar inspire et dégaine son plus beau français :

  • Bonjour, Andreas... Tu vas bien ? Tu te souviens de moi ? Tu sais qui je suis ?

 Il attend patiemment en ne décrochant pas ses yeux de notre fils, seulement, le gamin refuse obstinément de se montrer. Finalement, il poursuit avec douceur :

  • Écoute, tu peux prendre le temps qu'il te faut. Tu n'es pas obligé de rentrer si tu n'as pas envie, personne ne te forcera. Moi je reste là, j'attends tout le temps que tu veux. Et je ne serai pas fâché du tout si tu veux partir, finalement.

 J'admire intérieurement l'abnégation dont il fait preuve. Je n'imagine pas à quel point cette situation doit le blesser. Je suis trop aveuglée par ma propre douleur pour avoir de l'empathie pour lui.

  • Alix ?

 Je relève la tête. Lorena est debout dans l'ouverture de la porte.

  • Waouh... Salut, Alix. Euh... Bonjour, Andreas !

 Contre toute attente, Andreas lève la tête vers la voix de sa tante. Je vois Oscar ciller et Lorena écarquiller les yeux.

  • Oh bordel... Oscar, c'est ta copie conforme...

 Oscar fixe son fils sans un mot. Oui, fidèle à la ligne de conduite que la génétique semble avoir tracé pour lui, Andreas n'en finit pas de ressembler à son père. Il partage chacun de ses traits, et pour ne rien gâcher, il possède le même caractère taiseux et candide. Si j'avais voulu effacer Oscar de ma mémoire, Andreas m'en empêche chaque fois qu'il passe dans mon champ de vision. J'ai fini par m'y faire, je crois : au fil des semaines, j'ai arrêté de voir le père dans le fils. Aujourd'hui c'est même rare que je me surprenne à regretter mes amours passés lorsque je suis avec lui.

 Andreas se décide enfin à regarder son père. Même avec ma rancœur et ma tristesse, j'arrive à capter l'émotion profonde de cet instant. Ils s'observent en silence, comme les deux ours mal léchés qu'ils sont. Visiblement, Oscar réussit à faire passer un message, parce que je sens le corps de mon petit garçon se décrisper et se tourner vers lui. Oscar ouvre une main en sa direction :

  • Bonjour, Andreas. Comment tu te sens ?

 Notre gamin fronce les sourcils dans une mine renfrognée très expressive, et affirme avec aplomb :

  • Français c'est la langue de Mamá.

 Oscar recule la tête, et me jette un regard surpris.

  • Oui, oui... en effet. Mais je peux parler français, tu vois, si tu préfères ?

 Andreas enchaîne dans un espagnol parfait :

  • Español, ese es la lengua de Papá.
  • ... verdad. Je ne savais pas si tu savais... le parler.
  • Avec Mamá et María on parle espagnol à la maison.

 Oscar me regarde de nouveau. Cette fois-ci je vois, au-delà de la surprise, de la gratitude dans son regard. Je hausse les épaules. J'ai pas envie d'entendre des remerciements de sa part.

  • Avec Papi, et Mamie, et Tonton Gaël on parle français. Et chez Manou aussi.
  • Manou ?
  • C'est sa nounou, précisé-je.
  • Ah, bien sûr.
  • Et tonton Gaël parle breton aussi.
  • Breton, oui, c'est vrai.
  • C'hoant m'eus d'an gwastell mar plij !
  • Euh... Je ne...
  • Il te demande un gâteau, traduisé-je d'une voix lasse.
  • Ah ! Bien sûr, euh, il y a des gâteaux ici, si tu veux on peut regarder ça ensemble.

 Le visage d'Andreas s'éclaire :

  • T'as un gâteau d'anniversaire ?
  • Euh, eh bien... On peut faire ça, oui. Ça te dit ?
  • Et on le mangera là-bas.

 Andreas désigne la cabane. Oscar esquisse un sourire – le premier depuis qu'on est là – et je sens un nouveau coup de poignard dans mon cœur. Visiblement, les sourires d'Oscar sont toujours aussi délicieusement doux, et je ne me sens pas capable de rester de marbre plus longtemps. J'ai une irrépressible envie de fuir.

  • Bon, euh. Je vous laisse, hein. (j’embrasse Andreas dans les cheveux et le décoiffe un peu) À tout à l'heure, Cariño. Bon après-midi.
  • Merci, balbutie Oscar en me regardant d'un air perdu.

 Je tourne les talons très vite et franchis le portillon sans me retourner. Je marche, vite, très vite dans la rue. Je la traverse, en traverse une autre, et arrive dans un petit parc. Je me dirige vers un banc, je sais lequel : celui à l'ombre, avec une planche cassée, d'où l'on peut regarder les canes pouponner leurs dizaines de canetons dans le plan d'eau verdâtre. Je m'assois sur ce banc qui m'a vu plus d'une fois promener Andreas en poussette. Je fonds en larmes.

 Je me pensais forte, je suis encore loin d'être guérie. Je me pensais débarrassée d'Oscar, il est encore dans chaque pore de ma peau. Je me pensais capable d'indifférence, je suis un shaker d'émotions à son contact.

 Mon portable vibre pour la dixième fois. María.

  • Allô, Alix ? Comment va ?
  • Je... Je...

 Je n'ai qu'une voix chevrotante à lui offrir en réponse.

  • Oh, Cariño, merde ! Ça s'est mal passé ? Il t'a mal accueillie ? Putain s'il t'a mal accueilli, je saute dans un avion et je viens lui botter le c...
  • Non ! Non, non, non ! Pas du tout. Il était surpris, mais il n'a pas été désobligeant.
  • T'as fait comment ? T'as laissé Andreas avec lui, là ?
  • Ou... Oui...
  • Oh, Cariño ! C'est dur, ma belle !
  • Ou... Oui !
  • Mais t'aurais dû me dire que tu allais en Espagne, andouille ! Je t'aurais accompagnée, on aurait vécu ça ensemble, plutôt que de faire ça toute seule dans ton coin, là ! Hey, tu sais que tes parents se sont pointés ce matin avec cadeaux et gâteau ?! T'aurais vu leur tronche quand j'ai dit que vous étiez absents parce que t’emmenais Andreas voir son père ! J'ai cru que j'allais devoir gérer la réanimation de ta mère, putain ! J'te jure, ils vont pas te louper quand tu reviendras !

 Qu'est-ce que j'en ai rien à foutre, bordel de bordel !

 Elle a sûrement raison, hein. J'aurais pas dû m'éclipser au milieu de la nuit, Andreas dans mes valises, en laissant seulement un post-it disant « Nous allons à Oviedo. Andreas va voir son père pour ses 3 ans. Nous reviendrons demain». Mais j'ai pris cette décision sur un coup de tête. Et validé les avions à la va-vite après le contact avec Jorge. Et fourré n'importe quoi dans nos sacs. Et ai été incapable de le lui avouer durant le dîner. Parce que j'avais peur d'un agaçant «Ah bah quand même, c'est pas dommage !». Je n'avais envie de recevoir l'avis de personne. Ils s'en remettront, elle et mes parents. Ils râleront en disant «Encore du grand Alix». Je prendrais un petit taquet au passage, un de plus, qu'est-ce que ça peut bien faire, hein ?

 En attendant, seule sur mon banc, je pleure comme une madeleine.





después de tu guerra mundial
yo nunca volví a hablar
y tú no lo sabes,
y tú no lo sabes

después de tu guerra mundial
a mí me volvió a pasar
y tú no lo sabes,
y tú no lo sabes

moviendo el avispero
me siento tan estúpido
acariciando el fuego
evitando reaccionar
he aprendido a estar

durmiendo bajo cero
rascando algún
estímulo
te veo en el infierno

Guerra Mundial - Leiva, 2016

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