Chapitre 18.2
NB : dans ce chapitre, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
Dans la tête d'Oscar.
...
- Une pépite pour toi !, me dit-il en me tendant son offrande.
Je la croque en souriant. Aurai-je pu imaginer qu'un jour, croquer une pépite de chocolat puisse me transporter ainsi ?
- Je me demande s'il se souvient de nous..., m'interroge ma sœur.
- Il m'a dit qu'il avait un album photos à notre effigie. Y'a tout le monde dedans, même tes filles. Il sait très bien qui vous êtes.
- Ah. On dirait qu'Alix ne nous a pas totalement effacé de leur vie, finalement.
Une pointe de rancœur se dégage de sa voix. Depuis la séparation, Lorena nourrit une colère sourde envers nous tous : envers moi principalement, envers Raquel qu'elle a désignée comme tête à abattre, envers Alix aussi pour son départ si loin, et même envers mes parents qu'elle accuse d'accepter la situation avec trop de gentillesse. Je sais que c'est juste sa tristesse qui s'exprime, alors je la laisse dire sans trop me défendre, au grand dam de Raquel qui ne la supporte plus. Encore, les premiers mois, ma sœur tolérait tant bien que mal le remplacement express d'Alix à mes côtés – c'était plutôt l'incompréhension qui la dominait. Mais, à l'annonce de notre projet de mariage, Lorena est sortie de ses gonds. « T'es complètement marteau, Oscar, qu'est-ce qui te prend ? Tu ne vas quand même pas faire ça avec elle ? Je ne te comprends pas, franchement... Je ne te comprends pas ! ». Hélas pour elle, je l'avais fait. Elle avait refusé d'y assister, et ça a été comme une déclaration de guerre officielle entre Raquel et Lorena. Depuis, elles ne ratent pas une occasion pour se cracher dessus, et je passe mon temps à faire tampon. Elles se bataillent pour savoir pour laquelle des deux je devrais prendre parti, et puisque je ne réponds jamais, c'est comme une guerre des tranchées : chacune reste sur ses positions et rien n'avance. Ma mère essaie de dresser des drapeaux blancs, et je la trouve admirable. « S'il vous plaît, nous sommes une famille, nous ne devrions pas nous fâcher comme cela ! ». Si seulement ! Mon père, lui, observe tout ça de loin en soupirant, m'offrant souvent un peu de répit « Tu viens, Oscar ? On va se promener ». J'accepte toujours. Parfois, je l'accompagne pêcher, même si je n'y connais rien. Parfois on va sur la côte, on fait de la voile, on passe des heures tous les deux à ne presque rien se dire, et je trouve ça reposant. Ça me fait un bien fou. J'ai l'impression de chercher le repos depuis une infinité de temps.
On verse notre préparation dans le moule, que je place au four. Je tends le fouet à Andreas.
- Tu veux lécher le reste de pâte ?
Étonnement, il paraît contrarié.
- Il y a un problème, Andreas ?
- Est-ce que Mamà elle efface des choses ?
- Hein ?
- Tía Lorena elle dit que Mamà elle efface.
Oh, merde. Il ne rate vraiment pas une miette de ce qui se dit !
- Euh, eh bien non au contraire, elle dit que Mamá n'a effacé personne !
- On peut effacer des gens ?
- Non, on ne peut pas effacer des gens non. On peut décider de... d'arrêter de les voir.
- En se cachant les yeux ?
- Non, pas exactement... C'est un peu compliqué...
- En habitant dans une maison très loin ?
Wow. Perspicace, ce gamin.
- Euh... Oui, ça, c'est un bon exemple.
- Toi tu habites dans une maison très loin.
- Oui... oui.
- On va dans l'avion pour venir chez toi tu sais ?
- Oui. C'était chouette, l'avion ?
- Non. Ça fait mal aux oreilles.
- Ah, oui, ça, c'est vrai.
- Toi aussi tu vas beaucoup dans l'avion pour ton travail !
- Euh... oui. C'est exact. Tu sais ce que c'est, mon travail ?
- Tu surveilles les gens pour qu'ils attrapent pas des blessures.
J'encaisse ce qu'il me dit : Alix lui a raconté bien plus de choses sur moi que ce que j'avais imaginé. Je ne sais pas comment l'analyser : pourquoi fait-elle ça ? Pourquoi est-ce qu'elle disparaît totalement et ferme toute possibilité de contact, et dans le même temps, elle maintient sa pratique de l'espagnol, elle lui montre des photos de ma famille et lui parle de moi dans un niveau de détail surprenant ?
- Tu fais une drôle de tête, Oscar. Qu'est-ce qu'il te raconte ?
- Euh...
Devrais-je répondre à ma sœur ? Andreas ne va-t-il pas le prendre comme une trahison si je révèle tout le contenu de nos échanges alors que, j'en suis désormais convaincu, il prend soin de laisser les autres à l'écart ?
- Alix a raconté des conneries sur toi ?, insiste Lorena.
- Hein ? Pas du tout, pourquoi tu dis ça ?
- J'essaie de comprendre. Il t'a dit quoi ?
- Non, laisse tomber. Écoutez, je crois qu'Andreas me parle français parce qu'il n'a pas envie que vous compreniez ce qu'il dit, alors on va respecter ça. C'est entre lui et moi. Et j'insiste : faites gaffe à ce que vous dites ! Il comprend parfaitement l'espagnol !
- Oh, ça va ! À son âge, il ne saisit pas le sens des conversations d'adultes !
Andreas me regarde d'un air contrarié.
- Pourquoi elle dit que Mamá elle dit des conneries ?
- Non, non, pas du tout ! Je suis sûr que Mamá ne dit pas de conneries... Mais attends, tu sais que ça veut dire, connerie, au moins ?
- Oui ! C'est des bêtises ! Mais on doit pas dire ce mot parce que c'est malpoli !
- Oui, c'est malpoli, oui.
- María dit tout le temps des mots malpolis tu sais ?
Je ris. Sans déconner ! Les mots malpolis de l'autre timbrée saturent la mémoire de mon téléphone.
- Oh oui, je sais, oui.
Il m'impressionne. On ne va pas pouvoir l'escroquer, visiblement. Je soupire en regardant nos groupies :
- Je vous confirme qu'il capte absolument tout ce que vous dites et qu'il a suffisamment de vocabulaire pour comprendre le sens de vos propos. Alors merci de surveiller votre langage et de mesurer ce que vous avez à dire à propos d'Alix. D'ailleurs, on ne va même plus parler d'elle.
- T'es tout le temps en train de la protéger, c'est dingue !
- Raquel, s'il te plaît !
- Pour une fois, je suis d'accord avec elle, intervient Lorena. Nous tu ne nous loupes pas, mais Alix, tu la défends corps et âme malgré tout ce qu'elle t'a fait !
- Elle ne m'a rien fait !
- Elle s'est barrée avec Andreas ! Elle n'avait pas le droit de faire ça !
- Lorena, ça suffit ! Vous m'emmerdez, OK ?!!
Je serre les poings, à deux doigts de les fracasser sur la table. Quelle ironie, c'est moi qui parle mal maintenant ! Elles sont insupportables, bordel !
- Papá, pourquoi tu t'énerves ?
- Non, non, je ne...
Je marque une pause. C'est la première fois qu'il m’appelle Papa depuis qu'il est là. Je me laisse le temps de digérer cette nouveauté. Elle a un goût agréable. Il me fixe avec de ses deux billes rondes, dans une candeur désarmante. Je me demande soudain pourquoi je me prends la tête avec nos spectatrices ? Pourquoi je ne me consacre pas exclusivement à lui ? Pourquoi je laisse des considérations d'adultes gâcher ce moment ?
- Dis-moi, Andreas, tu veux qu'on aille jouer en attendant que le gâteau cuise ?
- Jouer dehors !
- Oui, bonne idée.
- Tu as un ballon ?
- Oui, je dois avoir ça oui.
- On a un ballon chez nous. María elle sait pas jouer. Elle a des trop grandes chaussures !
Je ris. J'imagine mal l'avocate perchée sur ses neufs centimètres taper dans une balle en cuir, en effet. Je l'invite à me suivre et nous allons fouiller dans le cagibi. Il observe tout, ses yeux semblent avaler tout ce qui est à leur portée.
- C'est quoi ça ?
- Une raquette de tennis.
Il s'approche avec un intérêt avide pour l'objet. Je confirme d'un signe de tête qu'il peut la prendre. Il la manipule avec toutes les précautions du monde, la tourne dans sa main, suit le cordage du bout des doigts. L'émotion qui me parcoure est inexplicable : ma toute première projection de cet enfant, c'était ça. Le garçon brun, la raquette rouge. Vivre cet instant me prend aux tripes. Je m'accroupis à sa hauteur. Il me regarde avec un sourire satisfait et me la tend.
- Comment on fait avec ça ?
- Tu veux que je te montre ?
- Oui.
- Tiens, regarde. On joue avec ces balles, là. Tu en veux une ?
Il la prend et la tourne dans sa main. Il a l'air absorbé par ses découvertes. Je poursuis.
- Ta raquette, tu la tiens comme ceci, tu vois... Et elle tape dans ta balle. Je te montre ?
Il acquiesce. Je prends une autre balle et lui fait faire quelques rebonds sur le cordage. Il est fasciné.
- Tu veux qu'on frappe fort ensemble ?
Il acquiesce de nouveau. Nous avançons dans le jardin. Posté derrière lui, je lance la balle et le fait frapper. Il éclate de rire. Waouh. Je me sens pousser des ailes.
Annotations