Chapitre 19.1
dix mois plus tard...
Madrid, Mars 2010.
Je touille nerveusement mon café noir. Le serveur a fait une drôle de tête lorsque j'ai demandé une cuillère pour un café sans lait ni sucre, mais il s'y est plié. Depuis, je touille.
Oscar n'est pas en retard, c'est moi qui ai une avance démesurée. Trente minutes, c'est vraiment beaucoup. Mais je ne savais pas quoi faire de ma peau. Du retard, il en aura peut-être. C'est que, je lui demande un truc aberrant : faire un aller-retour express jusqu'à Madrid pour que l'on puisse enfin « parler ».
- Dis, euh... tu pourrais venir à Barcelone, plutôt ?, avait-il tenté.
- Non.
- Ça serait plus pratique pour m...
- Madrid, j'ai dit. Je ne veux pas prendre le risque de croiser ta pétasse.
- Alix...
- OUPS, pardon, ta « charmante épouse ».
Il s'était avoué vaincu : Madrid, ce sera.
Parler, oui, il le faut bien à un moment donné. Pour l'instant, Oscar se plie docilement à mes venues surprises depuis Mai dernier. J'ai toqué à sa porte sans prévenir fin Juillet, puis en Août, sachant très bien qu'il serait à Oviedo pour ses congés. C'était plus risqué une fois la rentrée passée, alors je l'avais prévenu un poil avant – trois jours, pour être précise – en Octobre, à la mi-Décembre, et enfin, il y a quinze jours, en Février. Il ne m'avait jamais signifié si cela lui posait problème ou pas : il était présent sur le perron de sa porte, sans rien laisser paraître autre que la joie de retrouver son fils. Sa pouffiasse à frange, en revanche, m'avait sous-entendu qu'elle en avait marre, ce qui, pour le coup, m'avait plutôt donné envie de continuer... Bref. À chaque fois, Oscar m'avait demandé de rester pour discuter. À chaque fois, j'avais expédié Andreas le matin, et l'avais récupéré à la hâte en soirée. Pas envie de parler. Pas la force de tenir une conversation face à lui. Alors, il se contentait de me remercier, et de me demander de revenir quand je voulais – au grand dam de sa pouf.
Ce petit manège avait amusé María un temps, mais dernièrement, elle m'avait demandé d'un ton moralisateur « T'en n'as pas marre de jouer à Coucou-Caché avec Oscar ? Tu ne veux pas formaliser votre roulement de visites, une bonne fois pour toutes ? ». Je lui avais demandé combien il l'avait payée pour qu'elle prenne une fois de plus sa défense. « Je suis millionnaire » qu'elle m'avait répondu, avant d'ajouter devant mon air suspicieux : « Bien sûr qu'Oscar m'en parle, mais c'est surtout pour Andreas que je dis ça, Alix. Il nous demande régulièrement quand est-ce qu'il verra son père. Il a besoin de repères, le gamin. Des croix dans un calendrier, ou un machin comme ça ». C'était vrai : à la maison, Andreas évoquait souvent son père. María restait étonnement calme en parlant d'Oscar devant lui. Moi, j'essayais d'esquiver ce sujet. Mais je suppose que quand on a presque quatre ans, « Papa » n'est pas un sujet qu'on esquive.
Puis, un jour, Andreas m'a lâché sans préambule « J'ai un lit chez Papa, tu sais ? Je pourrais dormir dedans ! ». J'avais ressenti une rage immense à l'idée qu'Oscar puisse lui mettre ça dans la tête. Mais Andreas avait ajouté « Papa il m'a pas dit si j'ai le droit de rester. Tu crois qu'il voudra bien ? ». La rage s'était évaporée. Ne m'était restée que la culpabilité. Je lui avais assuré que oui, son père accepterait sans sourciller de le garder à dormir. Il fallait que j'accepte l'évidence : ces deux-là n'allait plus supporter bien longtemps de ne se voir qu'un jour par-ci par-là.
Andreas trimballait partout la balle de tennis que son père lui avait offert à ses trois ans, comme un trésor inestimable. Un jour, elle était tombée dans la cage de l’ascenseur, et nous eûmes droit à un cataclysme émotionnel à réveiller les morts, jusqu'à ce qu'un voisin aimable nous aide à nous contorsionner pour la récupérer. Hors de question d'en acheter une autre : c'était CETTE balle. Quand bien même elle n'avait plus aucune allure : elle était usée, décharnée et déformée. Ma mère, exaspérée – quelle horreur, pour Katell Lagadec, d'avoir dans son champs de vision un objet que ne respire pas la perfection – avait tenté de la jeter, un jour. Andreas avait hurlé à la traîtrise et refusé de retourner chez «Méchante Mamie qui jette les Papas à la poubelle» pendant trois semaines. Je n'avais pas pu m'empêcher de rire, ce qui avait passablement vexé ma mère. « T'as qu'à la jeter pendant la nuit en lui disant que c'est le Père-Noël qui l'a emporté » m'avait-elle suggéré. J'avais refusé, et on s'était encore engueulées. « T'es tellement laxiste avec lui, Alix » avais-je eu droit pour la cent-cinquantième fois. « Si éviter un traumatisme à son enfant est du laxisme, alors oui, je le suis » avais-je répondu. Elle avait levé les yeux au ciel. Il faut dire que, si mes parents savaient souligner que j'avais gagné en sagesse et en tranquillité, ils avaient déniché un nouveau sujet de discorde : l'éducation d'Andreas. Ils n'étaient d'accord sur à peu près rien de ce que je décidais pour lui, et nos relations étaient régulièrement émanées de prises de becs à propos du petit. Une fois encore, Gaël sauvait les meubles quand il le pouvait, mais mon alliée numéro-une était María : fidèle à elle-même, elle avait su s'imposer avec ses grands talons face à mes parents qui restaient bouche bée devant son bagout et son aplomb.
Mon fils me parlait également de plus en plus d'acheter une foutue raquette et de faire du putain de tennis. J'avais essayé de lui montrer d'autres sports mais rien n'y faisait : à croire que dans son caractère, je lui avais transmis ma caboche de Bretonne butée. J'avais donc aussi accepté cet état de fait : à la rentrée, il fera du baby-tennis, et je laisserai à Oscar le soin de lui acheter une maudite raquette – une rouge, histoire de faire bien mal.
En ce début d'année, une opportunité professionnelle m'a fait reconsidérer ce tête-à-tête avec Oscar que je fuyais depuis des lustres. Après avoir végété toute l'année dernière dans un cabinet d'affaires qui certes, me rapportait suffisamment d'argent pour vivre décemment, mais m'ennuyait terriblement, ce fut par Maya qu'un inattendu changement me tomba entre les mains. Elle bossait dans le milieu de la culture, et m'avait glissé nonchalamment un jour « Y'a une maison d'édition nantaise qui recherche quelqu'un pour son service juridique. Tu bossais pas dans le milieu, en Espagne, par hasard ? ». J'avais confirmé, et elle m'avait envoyé le contact « au cas où ». Je m'étais pointée chez eux, et le courant était merveilleusement bien passé entre la boss de la structure et moi. Elle s'était même extasiée d'apprendre que je maîtrisais l'espagnol et avais une petite connaissance du secteur là-bas : développer des collaborations avec des éditeurs étrangers était de ses objectifs proches. Cela faisait un peu plus d'un mois que je prenais mes marques parmi eux, et elle n'avait pas tardé à me jeter à l'eau : une de ses commerciales avait pas mal échangé avec deux entreprises ibériques qui se montraient intéressées par notre bibliothèque, et elle m'avait donné pour mission de les rencontrer en réel afin de conclure les partenariats.
Me voilà donc en terres madrilènes pour quarante-huit heures, sans Andreas pour une fois, et j'y ai vu l'occasion idéale de donner rendez-vous à Oscar.
- Salut, Alix.
Ah ! Je lève les yeux, et lui répond d'un signe de tête. Je le vois amorcer un mouvement pour me serrer la main, mais finalement, il n'en fait rien. Il s'assoit à la petite table carrée. Il m'observe un moment, l'air gêné. Je ne dis rien, je touille toujours. Enfin, il inspire et se lance :
- Comment va Andreas ?
- Bien.
- Il n'est plus malade ?
- Non. Il va mieux. C'était juste une rhinopharyngite.
Il hoche la tête avec sérieux.
- Et toi, tu vas bien ?
- Mmm.
- Ton nouveau travail, ça se passe bien ?
Je le regarde sans répondre. Je ne sais pas d'où il sort cette info – je vais incendier María dès que je rentrerai !
- C'est Andreas qui m'a dit que tu avais changé..., me précise-t-il, comme s'il captait ma contrariété.
Est-ce étonnant ? Oscar est doué pour décoder les émotions des autres. Dommage qu'il ne sache pas en faire de même pour les siennes.
Devant mon silence, il hésite, puis décide finalement d'entrer dans le vif du sujet :
- ... Merci d'avoir proposé que l'on se voie.
- Mmm.
- Je pense qu'il est important que l'on se parle...
- Ah tiens ? Oscar qui pense important de parler ? Incroyable ! C'est la première fois que tu prononces ces mots, non ?
Sa bouche s'arrondit pendant quelques secondes, puis il expire sans mot dire. Il tourne le regard vers le serveur, et en profite pour faire signe pour un café, lui aussi. Il revient à moi.
- On peut essayer de parler de façon courtoise.
- Oh, ne suis-je pas courtoise ?
- Vraiment, Alix.
J'inspire. Il faut que je réussisse à dompter ma rancœur, parce qu'elle me bouffe. Ça fait plus d'un an et demi qu'on s'est séparés, il est temps de démarrer autre chose, et c'est d'ailleurs pour cela que tu es là, Alix !
Recevant son café, Oscar enchaîne :
- On ne va pas se demander ce qu'on a fait ce week-end ni comment va la famille, mais on peut avoir une discussion calme et respectueuse. Il le faut, même. Je sais que tu aimes bien les échanges musclés, mais ne me dis pas que tu m'as donné rendez-vous ici juste pour m'envoyer des vacheries, ça fait cher la punchline. Et je crois que ni toi ni moi n'avons de temps à gaspiller avec ce genre de conneries.
Il déroule son propos avec un calme olympien. Les yeux fixes sur moi, la voix grave et posée, les mains autour de sa tasse. Il n'y a pas la moindre volute de nervosité qui se dégage de lui. Je me sens fragile face à cette démonstration d'assurance. D'où cela lui vient-il ? Oscar Vázquez a-t-il à ce point changé ? Est-ce son mariage heureux qui lui donne confiance en lui ? Je ne peux m'empêcher de me sentir bien minable : je ne crois pas avoir réussi à sublimer Oscar à ce point, moi. Sublimer, oui : parce que là, tout serein et sûr de lui qu'il est face à moi, en plus d'être intimidant, je le trouverais presque séduisant. Merde. Merde, merde, MERDE !
Je me tortille sur ma chaise. Tiens-toi en à ton objectif, Alix : votre fils.
- Bon, hum. Je voulais te proposer que l'on organise de façon formelle les visites d'Andreas chez toi.
- Très bien. Je suis d'accord.
- Et si on trouve un terrain d'entente, qu'on fasse valider notre nouvelle organisation par le juge des affaires familiales.
Il approuve avec sérieux. L'enjeu est colossal pour lui : récupérer un bout de la garde d'Andreas qu'il m'avait entièrement cédée lors du jugement de notre séparation.
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