21.1
Oviedo, Avril 2012.
Il s'était passé deux ou trois truc en presque un an.
Déjà, comme pressenti, j'avais reçu en Septembre dernier le SMS le plus austère de la Terre :
« Salut. Raquel et moi nous séparons. À bientôt ».
J'avais réfléchi durant un après-midi entier avant de trouver une réponse acceptable à apporter à Oscar. J'avais finalement opté pour un très sobre « Mince, j'espère que tu vas bien ? ». Sa réponse était à la fois laconique et hors de propos : un « Merci. Bonne soirée » qui scellait définitivement le silence autour de cette rupture. Non pas que j’eusse désiré des détails, hein, mais j'étais réellement attristée – je mesurais le chemin immense parcouru en trois ans pour réussir à avoir de l'empathie pour lui. En revanche, lorsque j'avais signifié à Lorena que son frère m'avait mise au courant de sa rupture, elle m'avait envoyé une photo de son champagne débouché. J'avais ri – j'étais dans l’empathie modérée, dirons-nous. Lorsque nous l'avions revu lors des vacances de Novembre, Oscar s'était comporté comme si de rien n'était, alors, ne sachant pas vraiment ce que je devais me permettre, et me rappelant de sa ligne rouge, je n'en avais pas du tout parlé. Raquel n'avait jamais été un sujet de conversation, sa disparition n'en était pas un non plus.
De son côté en revanche, Oscar semblait montrer un peu d'intérêt pour ma relation avec Arnaud. Ce n'était pas de l'intérêt malsain, mais plutôt quelque chose d'assez mignon en fait. Il me demandait comment allait Arnaud et comment ça se passait, il me laissait raconter des détails ou pas, il écoutait attentivement sans se permettre la moindre remarque – poli au-delà de tout, le fils d'Ana Vázquez del Río. Une politesse que mon amoureux ne lui rendait surtout pas : Arnaud n'avait pas très bien accueilli la nouvelle du célibat d'Oscar, et il m'avait formellement interdit de recommencer à dormir sous son toit. « Maintenant c'est sûr et certain, il veut te récupérer ! ». Je commençais à me lasser de ce discours, et nous avions eu quelques disputes à ce propos durant l'automne. L'apogée de ce conflit avait eu lieu en Décembre, avec pour sujet les fêtes de fin d'année. Arnaud voulait absolument que je sois près de lui pour la Saint-Sylvestre. J'étais d'accord sur le principe, mais un peu embêtée : je devais conduire Andreas chez son père cette semaine-là, et le fait est que je n'avais jamais osé quitter l'Espagne durant les séjours de mon fils dans sa famille paternelle. Enthousiastes, les Vázquez m'avaient même conviée à leur fête du 31. Une proposition qui avait, bien entendu, fait entrer Arnaud dans une colère noire.
- Non mais je rêve, Alix ! T'envisages pas ça sérieusement ?!
- Tu es convié également, tu sais !
- ET PUIS QUOI ENCORE ?! J'vais pas passer les fêtes avec ton ex, rien qu'à l'évoquer j'ai envie d'le baffer !
- Oh arrête, n'importe quoi ! Je disais ça pour rigoler...
- Mais c'est hilarant ! Sérieux, Alix, déjà que tu passeras tout Noël avec ton gosse, tu peux bien lui lâcher la grappe pour le Réveillon, non ?!
- J'ai pas dit que j'acceptais, mais c'est mon FILS Arnaud, comprend que ce soit un peu délicat comme étape...
- Non ! Ce FILS a un PÈRE, qui est apparemment un mec ULTRA GÉNIAL et digne de confiance, DONC : tu le déposes là-bas et tu remontes à Paris illico !
- Tu baisses d'un ton ! Si tu me parles comme ça, je vais réellement rester à Oviedo, et à minuit je ferai en sorte de croiser Oscar sous le gui !
Ce n'était clairement pas le truc le plus intelligent à dire. Arnaud m'avait fait la gueule pendant quinze jours. Mes parents avaient soupiré de lassitude. « Toujours, toujours plus loin dans l'idiotie, Alix, hein ! » m'avait sermonné ma mère. « Tu joues avec le feu, Alix. T'as déjà perdu une fois... Qu'est-ce que tu imagines qu'il va se passer, avec ce gars-là ? » avait calmement demandé mon père. Ça m'avait remis un peu les idées en place, bien sûr. À la mi-Décembre, j'avais donc mis de l'eau dans mon vin et étais montée à la capitale – sans mon fils embarrassant – présenter mes excuses à l'homme que j’aimais – parce qu'une évidence ressortait de ces quinze jours de silence : j'étais amoureuse de lui et il me manquait terriblement. Arnaud avait apprécié, on avait convenu qu'effectivement je ne resterai pas à Oviedo sur la semaine de Janvier, et fêterai la St Sylvestre avec lui et ses amis, à Paris. En revanche, j'avais prévenu Arnaud que je logerai probablement d'autres fois sous le toit d'Oscar dans le futur, qu'il n'avait pas à s'en faire et que de toute façon, il n'avait pas son mot à dire dans ma façon de mener ma vie. Ça demeurait un sujet brûlant, et il avait répondu avec une hargne non dissimulée « Je ne serai jamais d'accord avec ça ».
Les amis d'Arnaud n'étaient pas du genre de compagnie que j'appréciais. Ils étaient tous cadres sup, avaient fait de longues études dans de prestigieuses écoles de commerce, bossaient dans des grosses boites où on parlait de "conf", de "call"et de "business plan", roulaient en grosses bagnoles, passaient leurs vacances d'hiver dans des chalets à Chamonix, leurs ponts de Mai à Arcachon et leurs vacances d'été dans des complexes hôteliers cinq étoiles au bord de la Méditerranée. Certains étaient en couple, il y avait même cinq enfants dans la bande, qui fréquentaient des crèches Montessori et des écoles privées à dix mille euros l'année où l'on démarrait les divisions dès le CP. « Et toi, ton fils est scolarisé où ? » « Dans l'école publique du quartier » « Ah... Et ça va, t'as pas trop peur pour son avenir ? ». Arnaud avait éclaté de rire, et ça m'avait franchement gonflé. « Mon fils est bilingue, il lit depuis ses quatre ans et maîtrise les mathématiques de deux niveaux au-dessus de lui sans même que j'ai besoin de vendre un rein pour le coller dans une école de bourges ». Ça avait jeté un froid. En aparté, Arnaud m'avait reproché de ne faire aucun effort pour être aimable.
- Mais ils me provoquent, là ! T'as pas trouvé ça arrogant qu'ils parlent de mon école publique en grimaçant ?
- Non, ils ont raison, l'école publique ça fabrique des débiles !
- Génial, merci, mes parents sont profs à l'école publique pour débiles j'te rappelle !
- Oh ça va, de toute manière y'a rien de vraiment élitiste dans ta cambrousse, non ?
- Super, Arnaud. Tu m'as vraiment fait venir à Paris pour entendre ça ?
- Bah retourne galocher ton ex si ça t'emmerde d'être ici.
On ne peut pas réellement partir en claquant la porte une nuit de Saint Sylvestre, quand on ne connaît rien ni personne dans Paris. J'avais gardé le silence le reste de la soirée, subissant leurs conversations fadées en noyant mon ennui dans mon verre. J'ai passé le lendemain au fond du lit.
Juste après cette fête en demi-teinte, Arnaud m'avait étonnée en me demandant de poser en congés ma dernière semaine de Janvier. « Prépare une valise et ton passeport ». J'étais extrêmement surprise, d'autant plus qu'il avait prévu auprès de María la garde d'Andreas sur la durée des vacances mystérieuses. Il avait débarqué à Nantes avec deux billets pour six jours au Maroc. Je ne connaissais pas du tout le Maghreb, c'était une découverte totale pour moi. Nous logions dans un hôtel trois-étoiles à Casablanca, un truc all inclusive avec spa et tout le tralala. C'était un peu surfait à mon goût mais, ma foi, j'avais profité de cette déconnexion totale d'avec mon quotidien. « Interdiction de parler de ton fils plus d'une fois par jour » m'avait prévenu Arnaud. Ça m'avait gonflée mais je m'y étais pliée. Aux yeux d'Arnaud, c'était très simple d'arrêter de penser à ses enfants. Je n'arrivais pas à lui faire comprendre mon point de vue.
Ces moments en tête-à-tête étaient revigorants, et rattrapaient largement les petites embrouilles désagréables que nous vivions. Arnaud était cajoleur, presque mielleux, et particulièrement motivé lorsqu'il s'agissait de me proposer des activités physiques interdites aux moins de dix-huit ans. Il était le premier homme avec qui j'avais osé refaire l'amour depuis Oscar – osé, oui, parce que ce niveau d'intimité m'était difficile au tout début, et j'avais eu du mal à me convaincre que j'en étais capable, et même, que je pouvais y prendre plaisir. Arnaud n'avait, pour sa part, pas froid aux yeux et m'avait vite fait comprendre qu'il aimait beaucoup se sentir dominant au lit. Ça me laissait parfois un peu dubitative : je savais qu'il ne valait mieux pas comparer, m'enfin, nous étions aux antipodes de l'attitude qu'Oscar m'avait montrée en quatre ans de relation. Non pas que le sexe m'était désagréable avec Arnaud – un peu de communication nous avait permis d'établir un terrain d'entente satisfaisant – mais l'effet « rapport de force » n'était pas ce que je préférais.
Le mois de Février nous avait vu fêter notre premier anniversaire de couple.
- Ah ouai, déjà ?, s'était étonné Arnaud. Eh bien, belle perf', non ?
Je trouvais sa réaction un peu vexante.
- Je ne nous aurais pas donné autant entre ta cambrousse au bout du monde, ton incapacité à te séparer de ton gosse, et ton ex vicelard là !
Alors là, je trouvais sa réaction totalement déplacée. Il n'avait pas compris pourquoi je faisais la gueule.
- Mais j'te dis qu'on a réalisé une belle perf', et toi tu tires la tronche ? Sérieux t'es jamais contente, t'es le cliché de la gonzesse qui cherche les embrouilles en permanence !
Je n'avais même plus les mots pour qualifier sa réaction. On n'avait pas fêté ce premier anniversaire, et il avait mis trois jours à s'excuser.
Ce climat régulièrement tendu avait le don d'agacer María. Elle n'était pas vraiment en adoration devant Arnaud – je dirais même qu'elle était réticente à tout le concernant. Elle le trouvait trop caracoleur, et pas assez attentif à moi. « Tu dis ça parce que tu transfères cette relation avec celle d'Oscar. Ils n'ont rien à voir » avais-je tenté de répliquer. « Ah ça non, pour rien à voir, ils n'ont rien à voir... ». Cette réserve était partagée par mes parents. Il faut dire qu'Arnaud n'avait pas fait grand chose pour essayer de les séduire. Il avait toujours une remarque désobligeante à faire sur les profs, ne manquant jamais une occasion de leur rappeler leurs innombrables semaines de vacances et leur manque évident de travail « Vous resservez tous les ans les mêmes cours, tu parles d'un boulot ! ». Mon père avait acquis, depuis le temps, la capacité à faire fi des clichés éternels sur l'éducation nationale – cependant, il avait bien plus de mal avec ses remarques dédaigneuses à base de « vous les provinciaux » qui faisaient bouillir son sang breton. Dans l'affaire, il n'y avait que Gaël qui adoptait, comme d'habitude, un discours pondéré, arguant que « si tu es bien avec lui, alors c'est parfait ! », et je dois avouer que ça me faisait du bien d'entendre cela.
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