21.4
Nous voilà donc à arpenter les allées de la Foire barcelonaise, au grand ravissement d'Andreas qui sautille des stands de pêche à la ligne au chamboule-tout.
- Oh WAOUH ! On va faire la Grande Roue, hein, Papá ?!
- Euh, elle est haute hein, quand même !
- S'IL TEEEEE PLAÎÎÎÎÎÎÎÎT !!!
- Bon, d'accord.
- Oh, Oscar, tu as le vertige ?, demande Masha sans masquer son amusement.
- Non, non, mais Andreas est petit...
- Han ! T'es un vrai Papa poule en fait ? J'adore !
Oscar pique un énième fard et fuit nos regards. Les garçons partent donc vers la Grande Roue – vraiment très très grande, effectivement – pendant que je reste au sol avec Masha, au grand dam d'Oscar qui n'a visiblement pas envie qu'ait lieu notre tête-à-tête. Je décide de rester sage : non, je ne serai plus exagérément curieuse, j'en ai déjà suffisamment fait. Nous parlons donc de son boulot, un sujet neutre... ou presque.
- J'ai bossé pendant trois ans à Madrid avant d'obtenir ma mutation à Barcelone. J'avais trop envie de vivre près de la côte ! Luigi m'a présentée à Oscar quand je suis arrivée ici. C'est drôle, parce que Luigi m'a couru après pendant tout le temps de notre collaboration, mais il ne s'est rien passé : jamais avec les collègues, tu comprends ?
- Oui, je vois.
- Mais quand j'ai vu Oscar, j'ai tout de suite flashé. Il est craquant, tu trouves pas ?
Mouarf, que suis-je supposée répondre à ça ? Quand bien même j'ai pensé exactement la même chose lorsque je l'ai rencontré, je ne vais quand même pas lui dire « Oh, oui, carrément ! », si ?
- Euh... Il est... Oui, gentil, oui.
Elle pouffe de rire, et enchaîne :
- Moi en tout cas c'est totalement mon type d'homme ! En plus il est adorable, toujours attentif, toujours galant, toujours à l'écoute, et puis il a une culture dingue ! Et il parle français ! Han, j'adore le français, je trouve ça sexy !
Bah Oscar, mon vieux, va falloir me remercier sur ce coup, hein !
- Eh bien, on n'est pas loin de l'homme parfait, dis-moi !, répondis-je.
- J'en sais rien, faudrait que je couche avec pour t'affirmer ça...
Je tousse. Alors là, je ne m'y attendais pas, à celle-là ! Elle va peut-être un poil trop loin, cette conversation... Masha se tourne vers moi avec un grand sourire.
- Oh ! Mais je suis bête ! J'ai oublié que t'as déjà couché, toi, forcément !
- Oui, bon, euh, on peut éventuellement passer à autre chose...
- Non mais sinon votre fils ne serait pas là.
- … Effectivement, c'est très perspicace...
- T'as l'air gênée de parler de sexe ?
- Euh, ben disons qu'on ne se connaît pas tant que ça, et puis on parle du même homme alors oui, je préférerais éviter.
- Oh. D'accord.
Elle hausse les épaules avec nonchalance. Waouh. Elle est vraiment, vraiment très détendue, la Masha. Elle s'agite soudainement en me tapotant le bras :
- HAAAAN ! Regarde ! Ils sont tout en haut ! YOUHOUUUUUU !!
La grande roue a enchanté Andreas, qui était excité comme une puce. Il réussit sans mal à convaincre son père de lui payer quelques minutes d'auto-tamponneuses - Oscar semblait être à un point où il ne refuserait rien à son fils - et nous observions le gamin rire aux éclats dans les bolides lorsque Masha se proposa d'aller acheter de la barbe à papa pour tout le monde. Je la regarde s'éloigner avec amusement, mais le regard noir d'Oscar qui s'impose dans mon champ de vision calme un peu ma joie. Oups. La soufflante, c'est maintenant.
- Qu'est-ce que c'est que ce bordel, Alix ?! J'ai beau retourner le truc dans tous les sens, je ne vois pas comment un tel événement a pu avoir lieu !
- Mais, Oscar, c'était pour te...
- La surprise, oui, JE SAIS ! Mais comment t'as pu avoir le contact de Masha ? T'as fouillé mon téléphone ?!
- Ah non, ça, JAMAIS, Oscar ! C'est au moins 9 sur 10 sur l'échelle du mal !
- Hein ?!
- Non, non, rien... Je ne fouille pas les téléphones, je te le promets.
- Alors explique-moi comment c'est possible que tu aies eu connaissance de son existence et que tu aies pu la contacter ?! Et surtout, comment ça se fait que tu te sois permise un truc pareil !
- Mais en quoi est-ce dérangeant ? Elle est super sympa, elle m'a bien aidée en plus en t'invitant au restau...
- ALIX ! Tu te fous de moi, on dirait que c'est ta nouvelle meilleure pote !
- Je n'irais pas jusque-là, mais...
- J'hallucine, hein, j'hallucine !
- J'te signale qu'à une époque, t'aimais ça, mes surprises, hein !
Oups. C'était nul, comme réplique, ça. Il ouvre la bouche sans un son. Au moins, ça a pour effet de le calmer. Il secoue la tête, prend une grand inspiration, et poursuit :
- Que toi et Andreas soyez ici un jour comme aujourd'hui, c'est vraiment super. On passe une journée géniale, Andreas s'éclate, je suis très très heureux de vous voir. Je t'assure que pour ça, je te remercie chaleureusement. Mais d'avoir convié Masha, vraiment, je ne comprends pas ! D'où tu te permets de lui parler dans mon dos, de manigancer des trucs avec elle, et de me forcer à lui présenter Andreas sans que j'ai mon mot à dire !
- C'est quoi le problème, Oscar ? Elle est chouette, je l'aime bien !
- Mais je ne présente pas mon fils à la première fille venue, enfin ! C'est une étape importante, on rigole pas avec ça !
- Ah c'est la première fille venue ? Tu la vois vraiment comme ça ?
- Euh... Je... Pour l'instant, écoute... Oui.
- En tout cas elle, elle est à fond sur toi !
- Je sais ! C'est justement ça le problème !
- Mais pourquoi ? C'est pas bien ? Me dis pas que tu ne l'aimes pas, t'as accepté un restaurant avec elle pour ce midi !
Il me regarde avec gêne, et se mordille la joue.
- Je sais très bien ce qu'elle veut, mais... Je ne suis pas sûr de tomber amoureux d'elle.
- Mais t'en sais rien, essaie pour voir !
- Non, vraiment, je ne crois pas que ça se produira.
- Mais pourquoi, enfin ?!
- Parce que... Il y a...
- Une autre ?
- Euh... Eh bien... Peut-être.
- Han, mais j'y crois pas, Oscar ! T'es encore le cul entre deux gonzesses, là ?! Mais c'est pas vrai, t'aimes ça en fait ! T'aimes utiliser les filles comme des pions, tu les prends, tu les jettes ! Ça t'amuse de jouer aux connards ?
Il semble horrifié de ce que je dis. Non mais je rêve !
- Mais non, c'est pas ça du tout !
- T'es incroyable, Oscar... Je ne comprends pas comment un mec aussi bien que toi puisse devenir un mufle dès qu'il s'agit de relations amoureuses ! Je suis bien contente de m'être extirpée de tes griffes, tiens ! Je ne m'en porte pas plus mal !
Je secoue la tête de colère. J'hallucine de ce constat, bordel ! Comment ose-t-il ?
- Tu... le penses vraiment ?
- Oh que oui ! Notre rupture est peut-être la meilleure chose de notre couple !
Bon, j'y vais peut-être un peu fort, là. Il ne se défend pas, même, c'est de la tristesse qui marque ses traits. On dirait qu'il reçoit mes mots comme des coups. Ça m'agace encore plus, cette mine de chien battu : non mais comment peut-il se permettre cette comédie alors que c'est lui le goujat de l'histoire ? Une histoire qui se répète, en plus ?!
Il baisse les yeux, et déglutit.
- Tu as sans doute raison, me répond-il simplement.
Je n'ajoute rien : Masha nous rejoint.
Dans la tête d'Oscar.
Je termine le rangement de ma vaisselle. J'aime bien cuisiner, et j'aime bien faire la vaisselle : ce sont des activités qui me vident la tête, et ça me met en mouvement sans avoir à sortir courir dès qu'une montée d'angoisse menace. J'ai fait à manger pour dix personnes alors que je suis seul, mais j'avais beaucoup, beaucoup à évacuer. Je tourne et retourne ces dernières vingt-quatre heures dans ma tête. Ça faisait longtemps que je n'avais pas subi les lubies d'Alix Lagadec, mais là, dios mío, elle a explosé les scores du délirant. Je ne comprends même pas ses motivations : pourquoi veut-elle absolument me caser ? Qu'est-ce que ça change pour elle ? J'avais pourtant réussi à calmer les ardeurs de Masha, mais après une journée comme hier, elle est repartie gonflée d'espoir.
Je me dirige vers le salon et me plante devant la fenêtre. « Je suis bien contente de m'être extirpée de tes griffes ». C'est on-ne-peut-plus clair. Qu'avais-je imaginé, au juste ? Qu'elle gardait un souvenir ému et tendre de notre histoire ? Qu'elle avait une quelconque nostalgie de cela ? Bien sûr que non. Alix fait l'effort de me côtoyer parce que je suis le père d'Andreas mais, dans le fond, elle se passerait bien de ma présence dans sa vie. Je suis même l'encombrant objet de disputes régulières dans son couple actuel, de ce que j'ai cru comprendre, même si elle tente de minimiser cela. Qui voudrait d'un boulet pareil ?
« Masha
J'espère que cette petite surprise t'a fait plaisir, moi en tout cas, j'étais ravie d'y prendre part. Andreas est trop chou ! Et j'étais émue de te voir avec lui. Tu as l'air d'être un super papa. À bientôt, je l'espère. »
Je soupire. C'est vrai que Masha est une fille adorable. Elle est joyeuse, intéressante, dynamique, et porte intérêt à à peu près tous les aspects de ma vie. Elle s'y connaissait un peu en tennis du fait de sa profession, mais auprès de moi elle essaie d'en comprendre toutes les subtilités. Elle me pose des questions sur la kinésithérapie du sport, sur le parcours professionnel des joueurs, sur les Asturies, sur la voile, et plus que tout, sur moi. Elle a été charmante avec Andreas, alors que techniquement, il n'est personne pour elle. Et puis elle est jolie, très jolie. Je ne m'explique pas qu'elle s'accroche autant à un type aussi banal que moi mais, force est de constater qu'elle en a vraiment envie. Luigi me dit que c'est gratifiant, et que je suis le dernier des cons à refuser ses avances. Moi... j'ai juste envie d'éviter une énième déconvenue. Quelles sont les chances à accorder à cette potentielle relation quand Alix Lagadec occupe encore la majeure partie de mes pensées ?
"Essaie, pour voir". Peut-être que c'est ça. Peut-être qu'il faut essayer pour réussir à chasser Alix. Peut-être que le premier pas est le plus difficile, et que les autres seront plus simples. Peut-être que je n'arriverai pas à tourner la page tant que je resterai seul.
« Oscar
Merci beaucoup, c'était une très belle surprise. Que fais-tu demain soir ? Je t'invite à dîner pour te remercier »
J'ai trois kilos de lasagnes à écouler.
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