Chapitre 24.1

7 minutes de lecture

 Nous ne traînâmes pas trop chez mes parents : mon père avait proposé à Oscar de rester manger lui aussi, ce qu'il a poliment refusé – je le soupçonne d'avoir fait ça pour écourter notre présence auprès d'eux. Une fois de plus, l'addition va être salée : le repas ajouté au trajet en voiture – bien qu'Oscar adopte une conduite très douce – créé un rififi insupportable à l'intérieur de moi.

  • Nausées ?
  • Mmm.
  • Ça va aller ?
  • Pas le choix. Il t'a dit quoi, mon père ?
  • Pas grand chose.
  • Tu mens, Oscar ! Il ne s'est pas isolé avec toi pour parler tennis !

 J'essaie de le percer à jour, mais Oscar reste impassible.

  • Il m'a demandé pourquoi j'étais en France.
  • Tu lui as répondu quoi ?
  • Des conneries.

 Je ne sais pas pourquoi, je rigole. Au moins, c'est franc !

  • Il y a cru ? Mon père passe son temps à recevoir des gamins qui lui mentent éhontément, il est particulièrement doué pour obtenir des aveux !
  • Il n'y a pas cru, mais il n'a pas insisté.
  • Vraiment ? Bah bordel, un tel traitement de faveur, pour TOI, c'est inespéré ! Qu'est-ce qui lui prend ? Il se ramollit...
  • … T'es pas cool avec eux. Ils sont inquiets.

 Je soupire de lassitude.

  • Moins ils en savent, mieux c'est. Si je leur dis « hey, en plus je suis enceinte de l'autre con », ils vont faire une syncope. Tu vas être obligé de les réanimer, tout ça pour les entendre me faire une leçon de morale sur ma gestion déplorable de ce qui se passe dans mon utérus.
  • Hum. Charmant. Ils oseraient vraiment... ?
  • Dois-je te rappeler que mon père fut vingt ans professeur de biologie avant de passer directeur d'établissement ? Il a expliqué la reproduction à des centaines de gamins, il fait des heures de cours de sexualité, et sa propre fille n'est pas foutue de s'éviter des grossesses ! Déjà que je n'ai rien d'un modèle de discipline et d'obéissance... Je suis la pire blague de sa vie !
  • Alix...
  • Je te promets, je les protège en taisant ça. Je protège le peu de relation qu'il nous reste, aussi.

 Un long silence accueille ma dernière phrase. Au détour d'un carrefour, un élan d'énergie me traverse soudain.

  • Tiens. Passe par la rue là-bas. J'ai un truc à faire avant de rentrer.

 Il s’exécute. En plus d'être mon cuistot, mon infirmier, mon garde du corps et mon déménageur, il fait office de chauffeur. Je déteste conduire, ça m'ennuie. Heureusement, comme pour tout, Oscar m'a docilement proposé son aide. Je l'abandonne pour m'engouffrer dans un vieil immeuble du centre-ville nantais à la lourde porte rouge, et reviens après dix minutes d'absence. Sur ma confirmation, il redémarre la voiture.

  • On rentre chez toi ?
  • Mmm.
  • … ça va, Alix ?
  • Non. Quelle question.
  • Encore des nausées ?
  • Oui.
  • Tu veux qu'on s'arrête ?
  • Non. Continue.
  • Ok.
  • ... Non, tiens, arrête-toi.
  • O... ok.

 Il trouve un endroit où ranger la voiture en un magnifique créneau digne d'un élève d'auto-école, et me jette un regard inquiet.

  • On va prendre l'air.
  • On ?
  • Quoi, tu ne veux pas me suivre ? Pas de problème, si t'as enfin l'intention de me lâcher la grappe, je prends !
  • Non, non. « On », c'est parfait.
  • Bien.

 Je sors de la voiture et marche. Il me suit. On déambule comme ça dans le centre-ville de Nantes, sans n'avoir rien à se dire, sous le froid soleil de Janvier. J’atteins la passerelle Victor Schoelcher, m'arrête en son milieu, et regarde la Loire briller sous l'astre luisant. Le vent me fouette le visage et me fait pleurer. Pour une fois que mes yeux coulent sans que ce ne soit ma peine qui se déverse sur mes joues ! Oscar observe avec curiosité le gros bâtiment à la façade métallique qui se dresse au bout du pont. Derrière ses colonnes bleues, une armée de vitres blindées qui reflètent le pavé et le fleuve environnants.

  • Qu'est-ce que c'est ?

 Je ne peux m'empêcher de sourire.

  • Le Palais de Justice Nantes. C'est un peu la résidence secondaire de María.
  • Ah ! C'est un tribunal, ça ?
  • Oui... les architectes devaient avoir soirée mousse la veille, ils n'avaient pas la tête dans leur assiette au moment de dessiner le bâtiment.
  • Mmm... original, on va dire.

 Nous poursuivons notre marche, passons devant le tribunal qui attire toute la curiosité d'Oscar, puis longeons la Loire jusqu'au site des Machines de l'île. En ce mois-ci, l'éléphant mécanique devenu emblème de la ville est au repos technique : deux mécaniciens le bichonnent pour la saison prochaine. Ils lui ont ouvert le ventre et sont en train d'en sortir des bidules. Alors qu'Oscar se passionne pour cette machinerie, mon esprit trouve un parallèle à faire qui me remue drôlement. Cette fois, ce n'est peut-être pas tout à fait le vent qui mouille mes yeux. Je regarde l’éléphant éventré, je le regarde se faire dépouiller, et mes larmes coulent pour lui.

  • Alix ?
  • Ça… C'est ce qui m'attend, Oscar.
  • Quoi ? C'est-à-d... Oh ! oh... (il me regarde avec effarement) C'est violent, comme comparaison.
  • C'est pourtant tellement vrai.

 Je soupire, et reprends ma marche. Je me rends jusqu'au premier des immenses anneaux de Buren qui longent le quai des Antilles. Je grimpe sur le socle disposé juste devant. Ici, le vent est encore plus fort, et plus glacial. Il me fouette le visage et je le laisse me gifler, comme ces gestes de violence que l'on assène à quelqu'un que l'on espère réveiller. Cela fonctionne-t-il seulement ? Debout sur le piédestal, j'observe l’alignement des dix-huit anneaux les uns dans les autres, et le village de Trentemoult en toile de fond. Le quai, vide de sa foule de fêtards du week-end, me renvoie mon propre chemin. Au bout, tout au bout, le dernier anneau. La grue grise tournée vers l'Atlantique, prête à larguer une cargaison qui devra prendre les eaux vers une destination lointaine.

  • Jeudi.

 Resté en contrebas, Oscar m'interroge du regard. Il doit tendre l'oreille pour m'entendre, avec ma distance et le vent qui couvre ma voix faiblarde. Je hausse le ton.

  • J'ai rendez-vous Jeudi pour... mettre un terme à tout ça.
  • Ah.
  • Enfin, presque. Jeudi je dois expliquer que... je ne veux pas poursuivre. Et après discussion, elle me donnera un autre rendez-vous pour... passer à l'action.

 Il hoche la tête avec gravité.

  • Je viendrai avec toi.
  • Hein ? Pourquoi ?
  • Pour ne pas te laisser seule.

 Je le fixe. Ne pas me laisser seule, c'est littéralement ce qu'il s'échine à faire depuis une semaine. Ça me gonflait jusqu'à présent, mais désormais, c'est une immense gratitude qui m’envahit. Je ne serais donc pas seule ? Vraiment ?

  • Pourquoi, Oscar ? Pourquoi tu fais tout ça pour moi ?

 Il hausse les épaules.

  • C'est de l'évidence, c'est tout. Tu ne dois pas rester seule. Quelle que soit ta décision.
  • Comment ça, quelle que soit ma décision ?

 Je n'avais jamais vu ses yeux aussi sombres. C'est comme si les reflets dorés s'étaient éteints. Il ne reste que ces deux billes brun-chocolat qui me fixent.

  • Tu as le droit de choisir ce que tu veux pour... la suite de tout ça. J'ai bien réfléchi, Alix, et... Saches que quoique tu décides, je serai à tes côtés. Si dans quelques mois, un enfant naît, je t'aiderai.

 Je suis estomaquée. Quoi ?! Mais... Il a perdu l'esprit ?!

  • Mais... Oscar, c'est insensé... et Masha ?

 Il hausse les épaules.

  • Elle comprendrait.
  • T'es sûr ? Tu te rends compte de ce que tu proposes ? Tu serais prêt à prendre sous ta coupe le gamin qu'un connard a fait à ton ex ? Mais en quel honneur ?! Oscar, t'es dingue ! Qu'est-ce qui t'arrive ? Depuis quand tu prends des décisions aussi ahurissantes ?
  • Tu ne mérites pas tout ça, Alix. C'est injuste, c'est dégueulasse. Ce qui t'arrive est dégueulasse, et je déteste te voir dans cette situation de merde. Je me sens inutile. Je veux faire quelque chose, je ne veux pas imaginer que tu restes seule dans ce merdier.
  • Mais c'est pas ton problème, t'es impliqué en rien dans tout ça...
  • Mais si j'ai la possibilité de t'aider... je dois le faire, non ?… On est deux. Quand l'un s'effondre... L'autre est là.
  • Mais ça, c'était vrai quand on était en couple, enfin ! Là, maintenant, c'est...
  • C'est terminé ? On doit regarder l'autre s'effondrer sans bouger, maintenant ?
  • Je... ne sais pas...
  • Moi, je ne peux pas faire ça, Alix. Je ne peux pas te regarder sombrer sans rien faire.

 Ses mots manquent de me faire basculer. Ils sont plus bousculant encore que le vent qui frappe les quais. Je regarde une dernière fois l’enchaînement d'anneaux, puis saute de mon perchoir. Mon regard balaie le sol, puis j'ose lever les yeux vers lui. Il me fixe. Il est là, il semble si solide et si fiable. Pour la première fois depuis longtemps, je revois l'infinie douceur qui émane de lui. Je me sens alors terriblement fragile.

  • J'ai peur, Oscar.

 Sans prévenir, j'éclate en sanglots. Je ne réfléchis pas vraiment, je me laisse tomber contre lui, et il ouvre les bras pour me réceptionner. Ils m'entourent, et je sens sa chaleur, sa force et l'assurance de n'être effectivement pas seule. Il est mon phare dans cette interminable nuit noire. Je m'effondre, et il est là.

  • Ne me laisse pas, Oscar, je t'en supplie, ne me laisse pas.
  • Je ne te laisserai pas. Je serai là.

Annotations

Vous aimez lire Anaëlle N ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0