Prologue
Londres, 2010
Ce matin-là, elle n'avait pas ouvert les yeux, ne m'avait pas souri, ni dit « je t'aime ». Au lieu de ça, je m’étais réveillé près de son corps sans vie. Aucun souffle n'émanait d'elle. Je m’étais levé d'un bond, cherchant à mettre une distance entre la mort et moi. Puis j'avais appelé les pompes funèbres, ce geste tant redouté depuis trois ans, afin d'annoncer le décès de mon épouse.
Ma défunte compagne avait été l'unique femme à avoir partagé ma vie. Je n'étais pas immédiatement tombé amoureux d'elle, je l'avais laissé apprendre à me connaître et elle m’avait autorisé à entrer dans sa vie. Les liens qui se créèrent furent un attachement réciproque, d’une évidence. Certains nous pensaient âmes sœurs. Une absurde théorie avancerait qu'une personne serait obligatoirement obstinée à vous retrouver. Je n'y avais jamais cru, ma femme non plus.
Elle m'avait appris à aimer, chose qui, avant elle, était un sujet de railleries entre amis. Elle me parlait de passion et me racontait que je l'avais envoûtée.
Elle me répétait de lire les signes de la vie et de mon destin, de les écouter et, surtout, de les suivre. En cas de doute, j'avais le choix : j'étais maître de mon avenir, bien qu'il y eût quelque chose de plus fort que nous et que nous n'égalerions jamais. Même si les symboles et les signes que nous croisions étaient là pour notre libre arbitre, c’était à nous de prendre en main notre destinée. Grâce à elle, j'avais appris à déchiffrer les nombres, à décoder les couleurs, à lire à travers la symbolique des fleurs et à observer le langage du corps. J'avais également analysé et étudié l'histoire des religions monothéistes, des mythologies et des sagesses chinoises qui avaient engendré la symbologie de notre quotidien.
L'art demeure une passion depuis mon enfance. Je ne me considère pas artiste mais véhicule de l'art, je décèle un chef-d’œuvre, ou détecte un talent ; je déniche une toile de Maître ancien ou d'un nouveau virtuose et l'expose. L'art résulte de l'âme humaine, de ce qui est issu du tréfonds des êtres que nous sommes, le souterrain de notre inconscient, qui, un jour, se révèle une mine d'or.
Lauren racontait à qui voulait l'écouter que, dans le Yin et le Yang, j'étais le Yin, le froid hivernal pur d'un homme calme exploitant mon côté féminin. Je suis comme l'eau, parfois glaciale et parfois limpide, un torrent impétueux ou paisible à entendre. Symboliquement, l'eau soumise à l'influence des conditions atmosphériques, se révèle capable de détruire, de dissoudre, de laver ou de régénérer, mais elle finit toujours par guérir.
Elle m'avait aidé à être juste envers les gens qui se montraient différents de moi, physiquement comme spirituellement. À ne pas juger. L'analyse ne s'apprend que dans le silence, les yeux grands ouverts et les oreilles affutées. Le débat commence lorsqu'on est prêt à dépasser nos limites de la compréhension. Si vous acceptez que vous ne déteniez pas la vérité absolue, alors vous êtes capables d'entendre des arguments qui vous contredisent, puisque tout le monde, par déduction, ne pense pas comme vous. Je suis un sceptique. Pour moi, on ne sait rien. On suppose et on se fait notre propre opinion.
J'avais passé douze ans à ses côtés, douze années où je n'avais cessé d'apprendre. Je n’étais plus l'adolescent tardif mais l'adulte averti.
L'enterrement avait rassemblé la sphère culturelle et artistique : artistes-peintres, conservateurs de musées, marchands d'art, galeristes, show-biz, mais aussi quelques politiciens qui admiraient son travail.
On me saluait en présentant de sincères condoléances, une tape sur l'épaule ou dans le dos, typiquement masculin, un geste tendre sur le visage ou sur la main pour les femmes, des embrassades de nos familles respectives et de nos amis. J’étais resté absent, mon esprit ne voulait pas accepter cette situation, je me sentais désorienté, affaibli, mais aucune larme n’était parvenue à couler, je m'y refusais.
J'avais mis un lion sur sa pierre tombale. Il est l'éternel gardien qui protège la tombe des esprits malfaisants, il est le courage, la force et la résurrection. On place souvent des statues de cet animal sur les tombeaux de héros morts au combat. Et Lauren était une soldate, une remarquable prouesse.
Un an déjà. Un an qu'elle avait succombé à ce cancer qui l'avait tant fait souffrir. Et depuis, moi, James Taylor, j'arrête de vivre, cesse de regarder le monde qui m'entoure. Je ne sens plus les odeurs des saisons, ni le goût du bon vin. La musique ne m'emporte plus, mes mains n'apprécient plus le toucher d'une étoffe soyeuse et mes yeux n'aspirent plus à s'émerveiller devant un superbe tableau.
Chaque matin, je me rends à la galerie d'art – celle de ma femme. Je ne vis que par mon travail. Même mes amis essayent de me divertir, de me changer les idées. Quand je ris, cela sonne faux, mes sourires forment des rictus mélancoliques, des représentations de tristesse et repoussoirs de toutes joies.
Ainsi, je ne supporte plus ni les rues monotones de Chelsea, ni l’appartement morose qui a bercé sa mort.
Par l'intermédiaire d'un maître de conférences et professeur universitaire à Paris, ma belle-sœur, enseignante en histoire de l'art à l'UCL - University College London -, m'informe que la Sorbonne recherche un spécialiste pour enseigner la symbologie dans l'art à des étudiants en dernière année de Licence Histoire de l'Art, une option qu'a inauguré l'Université cette année. Étant donné que je suis francophone pour avoir poursuivi mes études à Paris durant cinq ans, j'ai accepté le poste.
Je ne pars pas dans l'optique de m'éloigner de cette vie anxiogène qui ne m'égaye plus. J'éprouve le besoin de transmettre le savoir que j'ai reçu pendant tant d'années. Simon, cet adjoint et ami, tiendra la galerie pendant mon absence et j'ai une entière confiance en son professionnalisme.
Alors, en août, je me retrouve à Paris, la ville de l'amour et des arts, d'Édith Piaf et du french cancan, la cité de la mode, de la culture et du bon vivre.
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