Lauren Smith
J'avais emménagé au quatrième et dernier étage dans un loft spacieux et lumineux non loin de la Place du Calvaire, entre l'Espace Dali et l'Atelier Picasso du 18e arrondissement de Paris. Le nom du quartier trouvait son origine à l'époque gallo-romaine, où un temple dédié à Mars, dieu de la guerre, se trouvait sur la butte à l'emplacement de l'actuelle église saint-Pierre, mons Martis était devenu avec le langage populaire au fil des siècles : Montmartre.
J'aime ce coin de Paris. C'était un lieu phare de la peinture durant le XIXe et XXe siècle. Où on aurait pu croiser Picasso, Modigliani ou encore Van Gogh. Il est le lieu de naissance de Jean Gabin, André Malraux et, plus récemment, de Vincent Cassel. Jean-Pierre Jeunet écrivit et créa un chef-d’œuvre cinématographique français dans ce quartier, du Café des 2 moulins jusqu'au canal St-Martin, en passant par le Sacré-Cœur, avec la radieuse Audrey Tautou : Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain.
Il fut un temps où j'aurais pu rencontrer Serge Gainsbourg, cigarette à la bouche, ou Boris Vian, en train d'écrire L'Écume des Jours. Tellement d'artistes ont fait vivre cet endroit que je ne pouvais refuser d'y habiter. Il était l'essence de la créativité artistique française et, même bien au-delà de ses frontières.
Toute cette partie de la ville, je la connais sur le bout des doigts : c'était là qu'on avait flambé nos deux dernières années d'études. Des amis de Simon de l'IESA vivaient ici. Les soirées n'étaient rien d'autre que drogue, alcool et sexe. Les types que l'on côtoyait étaient pratiquement tous fils de quelqu'un de réputé dans le milieu de l'art, et les filles avec qui on couchait avaient leurs relations dans la capitale. On nous avait branchés pour travailler dans des musées, des galeries ou chez des artisans.
Au fur et à mesure, une renommée naquit. Malgré nos soirées déchirantes, nous ne loupions jamais le travail ou un cours. Nous étions bons dans nos domaines respectifs : Simon dans le commerce, la vente et l'achat, grâce à son bagout légendaire ; et moi, pour l'expertise, la connaissance et mon savoir incontestable sur l'Art et l'Histoire.
Quand nous étions revenus à Londres, un des responsables du Petit Palais, où j'avais obtenu mon premier travail en tant que stagiaire, eut vent qu'un poste d'assistant de conservateur du patrimoine se libérait au British Museum, job qui n'était pas du tout dans la filière que je voulais suivre. J'avais accepté, pour débuter dans le milieu.
Quant à Simon, il était devenu négociant d'art dans un cabinet de courtage : il recherchait le meilleur contrat d'assurance pour protéger les œuvres de ses clients.
Mon travail d'assistant de conservation m'avait valu plusieurs expériences qui allaient devenir des aubaines pour mon avenir professionnel. Je me chargeais de la mise en valeur, de la conservation des collections et de leur traitement, de la recherche documentaire et de la promotion de la lecture publique. Je contribuais au développement d'actions culturelles et éducatives.
Non seulement mon œil d'expert en œuvres d'art se développa au fil des recherches approfondies sur les artistes, leur façon de peindre ou de sculpter mais j'étais assurément en mesure de distinguer un Maître d'un novice, un faux d'une copie et identifier l'auteur de la création : j'avais l'art du connaisseur et une mémoire visuelle indélébile.
Je me fis un nom assez rapidement, car le Directeur du British Museum ne tarissait pas d'éloges à mon égard et était entouré par les meilleurs du monde politique, du show-biz et du marché de l'art. On venait parfois, à titre personnel, me demander d'expertiser une œuvre.
Lors d'un vernissage, j'avais rencontré Lauren Smith. La femme la plus érudite dans le milieu de l'expertise des années 90.
Ce soir-là, elle était radieuse, raffinée, élégante. Elle tenait place, droite et digne, face à tous ces hommes qui lui faisaient des courbettes. Quelle femme ! m'étais-je étonné. Dès le premier regard échangé, elle m'avait impressionné. Elle avait repéré quelque chose de prodigieux en moi, disait-elle. Elle m'avait proposé de travailler dans sa galerie : la Smith Art Gallery.
C'est ainsi que j’ai démissionné du grand musée londonien pour venir travailler à la galerie d'art du quartier de Soho.
Une entente particulière s'était créée dès le début avec Lauren, j'avais presque vingt-cinq ans et elle, dix ans de plus. Très vite, des rapports extra-professionnels virent le jour.
Durant cette période instable de notre couple, elle m'avait initié aux codes des couleurs et aux nombres, enseigné à interpréter les symboles cachés dans l'art, en-dehors de l'apprentissage catégorique qu'on nous inculquait à l'école.
Je dus assimiler impérativement tous les versets de l'Ancien et du Nouveau Testament, puis du Coran, ingurgiter des tonnes de classiques littéraires, de mythologies et de sagesses philosophiques des quatre coins du monde. Il fallait que je décrypte de près tous les messages subliminaux que le destin me dictait. Les signes et les symboles faisaient partie de sa vie et elle souhaitait que je les adopte à mon tour
Quant à moi, je dus lui faire connaître quelques plaisirs charnels, apparemment peu convaincant face à ses idées conformistes.
Au cours de la première année de cette relation ambiguë, il m'arrivait de sortir des nuits entières, de passer des heures durant avec une femme, drogué, alcoolisé et j'avais été à deux doigts de la porte. Les conflits et les disputes s'enchaînaient, tant côté professionnel que sentimental.
Un matin, lasse de me voir rentrer dans cet état, elle m'avait donné un ultimatum : soit j'acceptais cette vie de mécène et d'érudit, soit je retournais d'où je venais avec toutes les drogues et les femmes que je souhaitais. Blessé dans mon orgueil, j'avais directement filé chez moi, sans avoir pris le temps de lui dire au revoir. Mais, après une bonne nuit de sommeil et un message réconciliant de Lauren, j'étais revenu à la galerie en l'embrassant devant toute l'équipe : j'avais accepté le deal.
Nous prîmes la décision de nous marier en 2000, à l'aube du millénaire. Notre union fut des plus heureuses.
Nous avions créé une relation sur un mode maternant et fusionnel, tournant autour de notre travail et de nos amis. Je dus renoncer à mes pulsions chimères.
Ma fidélité tout au long de ces douze années fut soutenue par son amour. Elle était mon mentor, je lui apportais le feu de la passion.
Nous étions de ces couples qui allaient bien ensemble, peu importait où nous nous rendions, nous nous faisions remarquer par notre statut et notre éloquence. J'avais une énorme tendresse pour ma femme qui était bien plus savante que moi : j'arborais un visage radieux dès que je l'entendais converser, je l'admirais plus que tout.
Depuis son décès, je me sentais perdu. Seul et surchargé de cet amas de connaissances qu'elle m'avait apporté. Forcé de prendre mon destin en main, dépourvu de son incomparable bon sens sur lequel je pouvais m'appuyer en cas de nécessité. Sans elle, je n'étais plus qu'une âme égarée dans un monde auquel elle n’appartenait plus.
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