Le chiffre deux
— James, on va fêter ça ! C'est hors de question qu'on reste chez toi à se mater le blanc des yeux. Pense à nos longues années d'études parisiennes et d'acharnements frivoles. N'as-tu pas envie de revivre ça, juste le temps d'une soirée ?
— Je ne sais pas, je suis un peu à la ramasse. J'ignore si j'ai envie de fêter mon anniversaire. Puis j'aurais aimé que le reste de l'équipe soit avec nous. C'est triste comme fête sans eux, hésité-je.
Simon est venu le week-end seulement pour célébrer mon anniversaire, j'aurais pu être touché mais connaissant mon ami, l'envie impatiente de revenir à Paris et de sortir dans la capitale française était la raison principale.
— Ils se rattraperont quand tu viendras à Londres. Moi, je suis là, et je nous interdis de ne pas sortir. J'ai passé toute la semaine à me coltiner de riches collectionneurs aussi chiants les uns que les autres. Maintenant que tu es parti, ils sont accrochés à mes baskets, dit-il d'une voix lente, en boutonnant sa chemise face au miroir.
— Qui as-tu vu ?
— Les Watson, puis Sir Harington, en l'occurrence.
— As-tu eu le temps de parler à Phil Harington d'un Mondrian qui va être mis aux enchères à Rotterdam au mois de novembre. Le quinze, si mes souvenirs sont bons. Il serait sûrement intéressé.
— Oui, il a ajouté qu'il était au courant et qu'il s'y rendrait. Les Watson, quant à eux, vont repasser pour la vente du tableau La danse symétrique d’Emlyn.
— Il commence à se faire un nom ce jeune homme. Faut dire que les Watson ont un don pour repérer les toiles de peintres prometteurs.
Je regarde Simon, il a l'air épanoui, ça présage une bonne soirée à ses côtés. Son sens de l'humour charmera, comme d'habitude, toutes les personnes qu'il croisera.
— Bon, qu'est-ce que tu fous ? Tu t'habilles ou quoi ? lance-t-il, se retournant vers moi avec un air interrogateur.
Son visage d'adolescent prêt à sauter sur tout ce qui bouge. Il n'attend que ça, séduire, draguer, faire des rencontres, c'est un code de vie chez lui. Même si des années en arrière, j'ai été comme lui, aujourd'hui, mes exigences sont bien plus à la hausse. Surtout après Lauren. Je tiens à côtoyer la compagnie d'une femme espiègle et perspicace. Il est loin, l'homme aux mille fantasmes.
Simon, lui, n'a pas changé. L'éternel coureur de jupons. Pour cette raison, entre autres, que sa splendide femme suédoise, Daliane, l'a quitté pour un autre homme, neuf mois auparavant. Le matin du 31 décembre. Je ne peux m'empêcher de penser à Lauren qui lui aurait sûrement balancé un « Bien fait ! ». Je souris à cela.
— Ah ! J'aime mieux ce sourire. Prépare-toi, une jolie chemise, une cravate, un jean, et ça fera l'affaire, parce quoi qu'il en soit, c'est moi qui vais trinquer du nombril. Et si tu as l'air trop séduisant, je vais revenir bredouille.
— D'accord pour la simplicité, mais j'enlève mes lunettes. Je ne veux pas me faire passer pour un vieux myope, lui réponds-je en allant vers mon dressing.
— Mais tu es vieux ! Regarde-toi ! Peut-on savoir depuis quand tu n'es pas sorti te détendre avec un verre d'alcool, une musique de fond et une bonne culbute ? déclare Simon en se positionnant devant moi, enfin prêt.
— Est-on vraiment obligé de parler de ça ? désespéré-je en lui lançant un regard sévère.
— Non, mais je t'oblige à te magner le train, plus vite que ça. C'est samedi soir. John Travolta ne t'a donc rien appris sur la fièvre du samedi soir ?
— Non absolument rien, lui fais-je observer, en nouant ma cravate.
— Ne fais pas comme si t'étais jeune, trente-huit ans c'est le début d'une longue vieillesse.
— Je suis prêt, mais avant toute chose, je vais imposer quelques règles. Si tu as remarqué, ici, il y a qu'un lit, donc, ta future conquête va devoir se contenter de t'amener chez elle, sinon, tu reviens la queue entre les jambes, est-ce clair ?
— De toute façon, je ne comptais pas te faire profiter de mes talentueuses prestations sexuelles, fait-il remarquer avec le sourire, en me tapant sur l'épaule.
Je me mire une dernière fois dans le miroir, sans mes lunettes. Je n'entrevois que le bleu de mon regard, mes petites rides au coin des yeux et ma barbe naissante qui me donne un style décontracté. L'apparence d'un homme sachant vivre avec son temps. Je devine des filaments blonds clairsemés dans ma chevelure châtain coiffée en bataille, rendus visibles sous les derniers rayons du soleil. Je dois me couper les cheveux, me fais-je la réflexion.
∞
Dans le hall de l'immeuble, nous croisons Mme Kriegerman, une blonde cendrée cinquantenaire aux airs de grande dame. Elle a été top-modèle durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. En dépit de quelques marques de botox, elle est tombée dans la Fontaine de Jouvence. Séduisante et très glamour, ça n'a pas échappé à Simon, qui l'accoste au culot. Gêné, je tente de rattraper le malaise par des salutations distinguées en poussant mon ami vers la porte d'entrée :
— Madame Kriegerman, bonsoir, salué-je avant d'ajouter à l'intention de Simon, entre les dents : avance, toi !
— Bonsoir Monsieur Taylor ! me répond-elle en souriant, apparemment amusée par la scène. Comment allez-vous en cette soirée ?
— Très bien, je vous en remercie. J'espère que vous profitez des beaux jours de ces deux dernières semaines.
— Oh oui ! Quel plaisir de voir l'été s'attarder un peu.
— Oui, comme vous dites.
— Je vous souhaite une bonne soirée, et bonsoir à votre ami, reprit-elle après une petite pause de silence entre nous.
— À vous également, Madame.
Elle appuie sur le bouton pour appeler l'ascenseur et se retourne pour me regarder avec un sourire. Je le lui rends avant de retrouver Simon dehors, en train de m'attendre.
— T'as été tourmenté dans ton enfance ou quoi ?
— Quoi ? me lance-t-il, en haussant les épaules et agitant ses mains d'un air innocent.
— T'es au courant que c'est ma voisine ?
— Et alors ? Il y a une loi française interdisant de se taper la voisine de son pote ? s'exclame-t-il en sortant de l'immeuble, feignant de se retourner pour la regarder à nouveau.
— Non, mais je ne veux pas. Pour qu'ensuite, il y ait, je ne sais quelle ambiguïté, et que je me retrouve en froid avec elle. Je tiens à entretenir de bonnes relations avec le voisinage, figure-toi.
— Et elle habite au premier ou au deuxième étage ? demande Simon, marchant à côté de moi.
Nous descendons la rue pour nous diriger vers la rue Gabrielle située à droite, puis sur la rue Ravignan.
— Je n'en sais rien du tout, répliqué-je d'un ton ferme.
— Bien sûr que tu le sais, fanfaronne-t-il avec un large sourire, son regard flanqué dans le mien. Mais quoi ? Les signes du destin ne te laissent pas aller lui rendre visite. Alors au premier ou deuxième ?
— Au deuxième, finis-je par abdiquer.
— Haha j'en étais sûr ! Tu as changé depuis que tu vis à Paris, tu espionnes tes voisines, rit-il.
— T'es con, ça n'a aucun rapport. Je la croise souvent, c'est tout, on a déjà pris l'ascenseur ensemble, donc je sais, rétorqué-je, en lui montrant la place Émile-Goudeau à droite.
— Et pourquoi tu ne vas pas lui rendre visite ? C'est une femme expérimentée, ça se voit. Qu'est-ce qu'il représente ce chiffre deux ? me demande-t-il d'un air enjoué.
— Le chiffre deux sème la discorde et le mal. Le deuxième jour du deuxième mois est jugé néfaste, c'est pourquoi il a été attribué au dieu Pluton, dieu des Enfers, dis-je avec enthousiasme.
— D'accord, mais dans le taoïsme, il est synonyme d'ordre et d'équilibre. Ça te parle le Yin et le Yang, la combinaison parfaite ? s'amuse-t-il à me contredire.
— Oui, mais tu sais que je ne crois pas à l'âme soeur. Le concept qu'une personne puisse avoir une compatibilité amoureuse parfaite avec moi, ça me dépasse. L'amour, la passion, la complémentarité...je n'y crois pas plus qu'au Père Noël.
— Mouais...ça se voit que ça fait longtemps que tu n'as pas tiré ta crampe, parce que je t'assure qu'en termes de complémentarité, on se complète parfaitement bien avec nos chers homologues féminins, me dit-il avec un rire gras.
Nous traversons la rue des Abbesses et prenons à gauche rue Germain Pilon, le bar Marlusse et Lapin, déjà bondé de monde.
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