L'Homme de Vitruve
— Qui peut me parler du Quattrocento et du Cinquecento ?
Charlie prend la parole en me fixant droit dans les yeux :
— Ce sont deux mouvements artistiques durant la Renaissance italienne, un épanouissement architectural et pictural. Léonard De Vinci, Michel-Ange ou encore Raphaël font partie des protagonistes de ces mouvements.
— Bien. Il se diffuse d'abord en architecture avec un retour aux principes de Vitruve et l'imitation des monuments grecs et romains, ensuite en peinture, en sculpture, et dans les arts graphiques et décoratifs. Et comme vous l'avez cité, mademoiselle, pour entrer dans le vif du sujet, nous allons décrypter ensemble L'Homme de Vitruve de Léonard De Vinci. En quelle année ?
— En 1492, professeur.
Cette situation est irréaliste. J'ai l'impression de courir à poil en plein milieu de Trafalgar Square, tellement ma gêne est immense. Ce cours doit être source de curiosité pour mes étudiants, afin de savoir à quoi s'attendre au cours de cette année scolaire. Je me dois d'attiser leur détermination à poursuivre ce cursus dans le domaine des arts et pour cela, je me dois de rester concentré. Intransigeant vis à vis des élèves.
Je mets en marche le diapo et positionne, sur le support éclairé de l'appareil, le croquis de L'Homme de Vitruve. J'éteins la lumière pour nous plonger dans le noir, éclairés par la représentation contre le mur d'un homme à deux paires de bras et de jambes enfermé dans un cadre, lui-même cerclé.
Et Dieu créa l'homme à son image !
De Vinci venait d'un petit village de Toscane, comme la plupart des artistes italiens de la Renaissance, il voyageait beaucoup et travaillait en de nombreux lieux tels que Florence, Milan ou Venise. Il est prétendu artiste, musicien, botaniste, anatomiste, ingénieur, ou architecte. L'un des plus ingénieux inventeurs de l'humanité. Nombreux sont ses croquis restés sans analyse. Ses tableaux sont des messages subliminaux pour toute personne qui aime les contempler ou les étudier. Artiste avide de connaissances aux ressources inépuisables. À mes yeux, Léonard De Vinci est le plus grand artiste que la Terre ait connue.
— La relation entre l'Homme et l'Univers est au cœur des débats de la Renaissance. Cette célèbre ébauche de Léonard De Vinci repose sur une théorie de l'architecte romain Vitruve. Il peut être interprété comme une analogie entre la structure du corps humain et la structure de l'Univers. Pour l'alchimiste Agrippa von Nettesheim, le corps est le microcosme – c'est-à-dire une image réduite du monde et de la société – et qui contient le macrocosme, - c'est-à-dire l'Univers-. Agrippa avait représenté un homme dans un pentagramme.
Joignant le geste à la parole, je leur montre un dessin moins tatillon sur l'esthétique.
— De philosophia occulta examinait la théorie selon laquelle l'Univers, construit sur le modèle de l'Homme, posséderait une âme. Avant de commencer, pourquoi cet homme est dessiné dans un pentagramme ?
— Le pentagramme est utilisé comme « Étoile de Salomon » dans le judaïsme, dit Vincent Lazare.
— Exact. Mais, remontez plus loin, Vincent. Oui ?
— C'est un symbole païen. En Mésopotamie, on ne le représentait pas par cinq directions dont la pointe supérieure était celle de la Reine des cieux ? questionne Laurianne Kainsin.
— On y est presque, mais l'interprétation ici est tout autre.
— Ce pentagramme de Pythagore était le sceau de reconnaissance des pythagoriciens. Le rapport d'une diagonale sur le côté du pentagone convexe régulier est égal au nombre d'or, lance Charlie en nous montrant avec son doigt une ligne imaginaire qui devait retracer la diagonale sur le dessin. Chaque branche porte un élément l'Eau, la Terre, l'Idée, la Chaleur et l'Air. Je vous passe la traduction grecque qui, sans écrire, est imprononçable.
Elle déclenche quelques rires dont mon sourire.
— Pythagore fait partie de l'interprétation de ce pentagramme. Mais la question réside, pourquoi ? demandé-je à nouveau.
— Le pentagramme est surtout un symbole de la femme sacrée, la déesse Vénus, Aphrodite, l'Etoile du Matin et du Soir. Ainsi, tout ce qui représentait un pentagramme – et surtout inversé – était diabolisé par l'Eglise de Rome. Agrippa Von Nettesheim n'a voulu montrer que la beauté humaine à travers la déesse Vénus.
Bluffé, je hausse les sourcils, sans pouvoir cacher ma surprise.
— Agrippa a donc utilisé le pentagramme par simple théorie pythagoricienne mais pour rappeler Vénus, déesse de la beauté, représentée ici. C'est une hypothèse très plausible, conclus-je. Ces cinq branches du pentagramme représentent les parties du corps et les planètes sont identifiées par des symboles connus par les astrologues de l'époque. Au-dessus de la tête, nous avons ?
— Mars. Dieu de la guerre non ? répondit Jérôme.
— Oui mais que représente-t-il symboliquement ?
— La force, l'ambition, l'énergie et l'agressivité. Un vrai mâle, s'esclaffe Charlie qui ne décroche pas son regard du croquis, laissant quelques chuchotements mécontents parmi les garçons.
— D'accord, d'accord, supplié-je en essayant d'apaiser les tensions qui commencent à monter. Le bras gauche correspond à Vénus, qu'on vient de citer.
— L'amour et la beauté ? s'empresse de répondre Laurianne.
— Oui elle est associée aux reins et à l'harmonie aussi. Pourquoi du côté gauche ? demandé-je même si je devine qui allait répondre à cette question.
Charlie lève la main, elle est dos à moi, mais se retourne pour me faire face, ses cheveux ondulés retombés sur ses épaules, son minois serein qui ne laisse place à l'intimidation.
— En Islam, le Prophète (paix sur lui) a dit : « Que personne parmi vous ne tienne sa verge avec la main droite en urinant et qu'il ne se torche pas avec sa main droite ». Chez les Anglais, un compliment de la main gauche est une insulte et je ne vous parle pas des pratiques enseignantes archaïques qui empêchaient les gauchers d'écrire et les obligeaient plutôt à se servir de la main droite. J'ai encore plusieurs exemples comme ceux-ci dans les quatre coins du monde. Chez les Incas, au Japon, en Égypte. Puis, sachons-le, selon certains textes bibliques, Ève fut tirée de la côte gauche d'Adam. Vénus, représentante de la femme, se trouvant du côté gauche, condamnée par l'intégrisme religieux et le despotisme masculin. Normal alors que la planète Vénus se trouve associée au bras gauche.
— C'est inexact.
— Ah bon ?
— Si vous arrivez à me trouver les textes bibliques concernant cette côte gauche d'Adam, je vous donnerai raison.
— J'en prends note, professeur.
— Sinon le reste est juste.
Elle me regarde toujours avec cet air non expressif que je commence à connaître et qui cherche à ne pas se faire analyser.
— Continuons, le bras droit. De quelle planète s'agit-il ?
— Jupiter ! s'écrie Baptiste.
— Jupiter oui, l'expansion, la soif de connaissance qui gouverne le foie. Mercure, à la jambe gauche, symbole de communication, la pensée, la logique, l'éducation. Puis Saturne, à la jambe droite, lié au sens de l'ordre, des études, de la responsabilité, de la restriction. Voyez-vous une autre planète ?
J'attends que quelqu'un réponde, mais rien ne vient.
— Ne voyez-vous pas la planète représentant la maternité, les sentiments intimes, la féminité ?
— On a déjà évoqué Vénus, professeur, lance Laurianne en fronçant les sourcils.
— Qui vous parle de Vénus ?
— Et bien, Vénus représente la féminité.
— C'est la Lune qui représente la féminité, dit Charlie.
— Mais tu as dit tout à l'heure que Vénus représentait la femme, Charlie ?
J'interroge Charlie du regard avec un malin plaisir à la voir se justifier face à ce dilemme.
— La femme peut être dissociée de la féminité. Tout le monde a une part de virilité et de féminité en soi. Du masculin comme du féminin. Le Yin et le Yang. Sans vouloir débattre et m'éloigner du sujet en question, Vénus est la déesse de la beauté, de l'amour et de la séduction, c'est symboliquement féminin. Mais la féminité est bien associée à la Lune. Par contre, je ne la vois pas sur le croquis, professeur ?
— Vous pouvez la voir au niveau des organes génitaux, lui expliqué-je, toujours impressionné par sa façon de rebondir aussi habilement. Pourquoi je vous montre ceci ? Nous allons tenter de comprendre ce qui a incité Léonard De Vinci à reprendre cette théorie avec L'Homme de Vitruve. Alors dites-moi, qu'observez-vous ? »
Je remplace le dessin d'Agrippa Von Nettesheim par celui de Léonard De Vinci.
— Un homme nu encadré et encerclé. Un bras et une jambe touchant le carré et les deux autres membres restants plaqués contre le cercle. En tout, quatre membres sont représentés, ça n'est pas un pentagramme cette fois et il n'y a pas de symboles de planètes identifiés, décrit Camille Durand, en jetant son regard au croquis puis sur moi, comme dans un match de tennis.
— D'accord. En observant L'Homme de Vitruve, vous pouvez constater des lignes situées sur certaines parties du corps. Ces lignes représentent les différentes proportions que le corps possède. Le schéma indique les proportions du corps humain et son lien avec l'architecture - car ne l'oublions pas, c'est une esquisse du travail de l'architecte Vitruve que De Vinci a voulu réaliser.
Je m'approche du tableau pour leur montrer ce que je vais tenter de leur expliquer mathématiquement parlant.
— Quatre doigts forment une paume et six paumes constituent la distance entre le haut du doigt et le coude. Quatre fois la distance entre le doigt et le coude équivaut à la hauteur de l'homme. La tête mesurée du haut du front au bas du menton représente un dixième de la hauteur totale et la longueur des bras en extension correspond exactement à la hauteur du corps. Ces proportions sont parfaites, le corps humain est une architecture et pour De Vinci, c'est un concept de la proportion divine, le corps humain reflète la symétrie qui gouverne l'Univers.
— Est ce que ça revient à parler de la suite de Fibonacci et du nombre d'or ? demande Charlie, penchée sur sa table.
— Vous en avez parlé tout à l'heure du nombre d'or avec la théorie des pythagoriciens, vous aviez vu juste. De Vinci reproduit ainsi le nombre d'or.
— La suite de Fibonacci c'est bien cette suite 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21 etc ? questionne Jérôme à Charlie.
— Oui, lui répond-elle, sans ciller des yeux, d'une voix sûre d'elle.
— Mais qu'est-ce que vient faire le nombre d'or, je ne comprends pas ? lui demande-t-il.
Je deviens spectateur et je m'avance ver le diapo pour mieux entendre ce qu'elle a à dire.
— C'est 1, 61803 etc tu sais. Le nombre d'or est aussi appelé section dorée ou la divine proportion comme De Vinci l'indique ici. Chaque plante, chaque animal, chaque être humain, de l'immense vague au minuscule atome dans l'Univers, tous ont la même proportion parfaite : le nombre d'or. On l’utilise aussi dans la poésie, dans la musique, dans l'architecture, dans l’art… toute parfaite création est faite de cette proportion.
Sa définition est très explicite. Elle n'a pas une ombre d'arrogance dans sa façon de se comporter et sa voix reste des plus conciliantes.
— Merci. Donc que représente le carré ?
— Le monde matériel, disent-ils en cœur.
— Et le cercle ?
— Le monde spirituel.
— Vous êtes superbement formés, dis-je, ravi de mon groupe d'étudiants, tout en rallumant la lumière. Je vais vous distribuer le sommaire de ce semestre. Si vous avez des questions, si vous avez des propositions, j'ai noté mon e-mail sur la feuille et vous pouvez aussi venir me parler en fin de cours.
La sonnette retentit.
Le brouhaha qui s'ensuit me fait revenir à la réalité de la situation. Tandis que j'enlève mes croquis et que j'éteins mon diapo, Charlie range ses affaires. Je la regarde du coin de l'œil mais dès qu'elle met son sac sur l'épaule, je me concentre sur le rangement du matériel.
« À jeudi, monsieur ! » me disent certains étudiants. « Merci pour ce cours. » rajoutent d'autres.
C'est à ce moment-là que son regard s'attarde sur moi. Je l'observe un temps avant qu'elle poursuive son chemin sans dire un mot, me laissant, désormais, seul dans cette salle de classe, rongé par les remords.
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