La Vénus endormie

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La Sorbonne réunit plusieurs universités : Université Panthéon-Sorbonne, spécialisée dans les domaines des sciences économiques et de la gestion, des arts et des sciences humaines, du droit et des sciences politiques. L'Université Sorbonne-Nouvelle, dispense dans les enseignements lettres, sciences du langage, langues, arts du spectacle, communication et études européennes. Puis, Sorbonne Université, qui se structure grâce aux facultés des Lettres, des Sciences et Ingénierie, puis de la Médecine. Pour finir, il y a l'Institut d'Art et d'Archéologie, dit aussi le Centre Michelet. Un bâtiment en béton armé, et revêtu de briques rouges de Gournay. Rares sont les architectures parisiennes telles que celle-ci, tirée du style historiciste. Une architecture de l'Entre Deux Guerres, mélange des influences siennoises, florentines et d'Afrique noire musulmane. L'entrée Michelet est décorée par une frise archéologique de moulages en terre cuite de sculptures grecques, romaines, médiévales et Renaissance. Quant à sa grille en fer forgé, elle se pose sous une arcade avec les lettres en or qui désigne l'édifice.

Je fais mes TD à Panthéon-Sorbonne ou dans cet Institut, où ce matin, je donne mon cours en commun à l'amphithéâtre.

Je reçois environ 100 étudiants le vendredi matin. Au début, faire régner le silence a été difficile. À force de persévérance, au cours des semaines, beaucoup d'entre eux écoutaient et participaient à mes analyses avec grand intérêt. Concentrés et moins bavards, dès même le début des cours, leur attention portait sur ce que j'avais à leur apprendre. Souvent, des exclamations d'émerveillements ou de surprises accentuaient mes propos ou mes diapos. Des rires, parfois, quand je décidais de mettre quelques notes d'humour.

J'attends devant la salle que tout le monde soit entré. Je salue, je serre les mains des jeunes hommes, envoie quelques boutades et quand tous sont installés, je monte sur mon estrade.

— Un peu de silence s'il vous plaît ! Sinon, je vais devoir encore siffler dans ce micro ! Et vous savez que ce n'est pas une finesse auditive.

Les affaires des élèves sortis, je déroule mon écran blanc pour pouvoir afficher, via mon ordinateur, notre premier tableau à interpréter au cours de cette matinée : La Vénus Endormie de Giorgione.

— Monsieur, ce n'est pas possible, vous êtes fascinés par Vénus ! dit Liam, un étudiant de mon TD4, qui déclenche plusieurs rires.

— Aucun homme ne peut résister à la représentation de Vénus/Aphrodite. Vous-même, vous tourniez encore autour de deux jeunes femmes, ce matin, rétorqué-je avec le sourire.

Des rires éclatent suivis de plusieurs huées pour pousser Liam à répondre. Celui-ci ajoute en ricanant :

— De magnifiques Vénus, Monsieur !

— Alors, vous allez pouvoir m'aider à analyser ce tableau à travers les symboles et les messages faits par le peintre, Monsieur Rocha.

— Ce que je sais m'sieur, c'est que cette femme a été un modèle pour plusieurs artistes dans les années et les siècles qui ont suivi, notamment Titien. Pour le reste, je vous laisse le soin de m'en apprendre davantage.

— Merci. C'est déjà bien. Effectivement, comme l'a fait remarquer votre camarade, la représentation et surtout l'attitude qu'elle adopte va être reprise. Mais tout d'abord, où Giorgione a-t-il pris son inspiration ?

— Je crois savoir que cela vient de la sculpture l'Aphrodite de Cnide de Praxitèle, non ? entendis-je au fond de l'amphithéâtre.

— C'est ça.

— Ah oui j'en ai entendu parler ! On raconte qu'un mec se serait laissé enfermer, dans la chapelle où elle résidait, pour copuler avec elle. Faut le faire pour ken avec une statue ! » rajoute Liam.

Des éclats de rire retentissent à nouveau. Marchant sur mon estrade, je lève les yeux vers mon étudiant. Tortillant mes doigts, je ris aussi de son inconvenance.

— Au moins, vous connaissez l'Aphrodite de Cnide ! Rien ne vous laisse de marbre.

— Ni en marbre, ni en bronze, je vous assure, Monsieur Taylor.

De mes mains, je fais signe de calmer l'euphorie qui commence à s'accroître grâce au petit malin du cours.

— Arrêtons-nous deux petites minutes sur la sculpture de Praxitèle. Aphrodite est une déesse sacrée et aussi l'incarnation du désir physique. Cette ambivalence se traduit dans sa posture, son léger sourire, ses lèvres entrouvertes, ses gestes ambigus. Son modèle aurait été la maîtresse du sculpteur, la courtisane Phryné, dont on pouvait admirer les formes grâce à une autre statue en bronze doré. Maintenant, revenons à Giorgione, qui lui avait peint sa femme nue endormie. Elle semble rêver, complètement détachée du paysage villageois qui se tient derrière elle. C'est évidemment, pour le Maître, une nymphe ou la déesse Vénus. Elle offre au spectateur un corps parfait qui se confond entre réalité et rêve.

— Entre l'aube et le crépuscule. D'après le contraste des couleurs, entendis-je une voix familière.

— Oui ? cherché-je du regard mon intrépide étudiante.

Charlie reprend la parole.

— Cette Vénus est tout à fait céleste bien qu'elle soit ancrée dans un paysage terrestre. Elle reste inaccessible.

— C'est exactement ça. Comment le sait-on ?

— Le paysage ne contraste pas avec le corps de la déesse. On trouve une certaine harmonie dans les couleurs. Rien ne « saute » véritablement aux yeux. La lumière qui émane de sa peau est de la même intensité que celle des nuages, comme pour rappeler son caractère divin ? Ou simplement naturel ? On découvre cette femme allongée là, au détour d'une petite colline comme un animal endormi qui appartient tout à fait à ce qui l'entoure. Une présence qui ne déteint pas et ne choque pas non plus. On note d'ailleurs que le paysage, tout en lignes courbes - avec la succession de collines, le chemin sinueux, puis avec les nuages dans le ciel - participe aussi de cette façon à mettre en valeur le corps de Vénus.

— Mais comment pourrait-elle être inaccessible en étant nue ? Qu'est-ce qui amène à cette inaccessibilité Mademoiselle Mahé ?

— Professeur, si elle avait été accessible, elle n'aurait pas les yeux fermés. Elle n'attend personne. Elle croise légèrement ses jambes. Un signe de protection. Et sa main cache son sexe. Elle n'est pas si détachée de sa nudité. Ou en tout cas, elle peut être un peu pudique.

— Être entièrement nue est pudique alors ? lui demandé-je en la titillant.

Il y a quelques petits rires. Charlie me répond du tac au tac, d'une voix sensuelle, se penchant sur sa table, sans se laisser désorienter.

— Monsieur Taylor, admettons que je puisse mettre mes jambes à nu, vous laissant découvrir chaque partie de mes cuisses à mes chevilles. Cela n'est pas une invitation à aller plus loin, voyez-vous ? ajoute-t-elle tandis que l'amphithéâtre siffle, surpris de son culot à séduire le professeur.

— Vous manipulez l'opinion publique pour avancer vos propres conclusions. Vos jambes nues nous montrent votre envie de plaire. Personne ne prend cela comme une invitation à aller plus loin, mais plutôt un renforcement à séduire quiconque voudrait vous regarder. Et cela reste une forme de séduction, Mademoiselle. Un langage corporel bien étudié.

L'écho d'exaltation qui se créé dans la salle, bourdonne à mes oreilles. Je ne peux détacher mon regard de celui de Charlie, le sourire en coin.

Jeu, échec...

— Alors, peut-être que Vénus aussi a envie de plaire par son corps nu, sans pour autant inviter qui que ce soit. La séduction et la pudeur peuvent aller de pair, non ? avance-t-elle.

— Cela dépend de la définition que vous employez. La pudeur est une forme de gêne que ressent une personne face à des choses de nature sexuelle. La séduction est un jeu pour attirer le partenaire choisi et ça peut être dans une alternative de nature sexuelle.

Échec et mat

— Nous n'avons pas la même définition du mot « pudeur ».

— De toute façon, Mademoiselle Mahé, en 1510, grâce à Giorgione, il existe depuis longtemps à Venise une tradition de « femme nue ». Ici, c'est un tableau de mariage. Plus pudique n'est-ce pas ?

— Plus chaste, rectifie-t-elle, incapable de me donner raison. Et savez-vous aussi que ces tableaux de « femme nue » devaient servir durant l'acte sexuel à être regardé par la femme pendant la fécondation pour que l'enfant soit beau ?

— Ça en dit long sur ce qui se passait dans les lits de la Renaissance, dis-je en échangeant un sourire complice avec Charlie, comme si nous étions seuls, lançant coup par coup en attendant le ko d'un des deux.

— Mais, Monsieur, il y avait aussi la masturbation ? coupe Liam sérieusement.

— Ma parole, vous connaissez même les détails pornographiques du XVIème siècle, Monsieur Rocha ? m'exclamé-je en riant.

— C'est grâce à ces précieux renseignements historiques que je suis ici, ricane-t-il.

— D'accord, dites-m’en plus.

— Apparemment, au XVIème siècle, les femmes avant le mariage devaient savoir se masturber.

Certains pouffent de rire quand d'autres secouent la tête d'indignation.

— C'est vrai, confirmé-je.

Le silence tombe dû à l'ahurissement des étudiants. Liam tire sur son t-shirt par fierté.

— Vous avez vu juste. Elle était recommandée. La science disait que les femmes ne pouvaient être fertilisées que quand elles jouissaient. Ainsi, les médecins suggéraient que les femmes mariées devaient se préparer pour l'union sexuelle afin d'avoir un enfant.

— Donc, on enlève la pudeur, professeur. Cette femme se masturbe ? lance Charlie.

Des exclamations de surprise parcourent la salle. Des rires à nouveau. Puis tout le monde me regarde attendant ma réplique.

— C'est ce qui se passe dans l'un des tableaux, reprenant l'aspect vénusienne de Giorgione, La Vénus d'Urbin que Titien peint. La jeune mariée se touche, effectivement.

— Il me faut ce tableau dans ma chambre ! crie Liam.

Certains s'exclament de « aaarrgghh » et d'autres lui envoient des boules de gomme ou de papiers, le traitant, avec humour, d'obsédé.

— Ou... Charlie ? Tu poserais nue pour moi à la façon Vénus de Dresde ?

— Je ne tolérerai ni n’être photographiée ni être peinte par un artiste de bas étage. Mon corps m'est trop précieux. Donc merci, mais non, Rocha.

— Tu ne sais pas ce que tu rates...

— Ça suffit, Monsieur Rocha ! Un peu de sérieux s'il vous plaît.

— Professeur, là, on s'attarde sur l'histoire du tableau mais qu’en est-il du regard ? insiste Charlie en passant au-dessus des avances de Liam et de mon intervention fâcheuse. Parce que, ce tableau a été repris des tonnes de fois. Pensez-vous que Manet ou Titien se sont dit « tiens, si je mettais cette femme dans cette position pour que les mariés se secouent le poireau devant ? »

— C'est ce que je vous répète depuis le début de ce semestre : le symbole et l'interprétation sont propres à celui qui le voit. Et il est important de connaître l'histoire du tableau étudié, du courant artistique et la personnalité du peintre pour authentifier l'analyse de l'œuvre. Titien, en a fait une courtisane, car c'est comme cela qu'il a interprété la Vénus. Pourquoi donc Manet avec Olympia nous la représente comme une prostituée ? Parce que c'est exactement ce qu'il perçoit. Le regard d'autres peintres a certifié ce que nous voyons ici. Une femme, en accord avec son corps, qui laisse au spectateur la pulsion d'un désir sexuel. Je ne dis pas que votre interprétation est fausse. Je persiste à vous dire qu'il y a des décryptages faussés.

Je fais une pause pour laisser le temps aux étudiants de prendre notes de ce que nous venons d'assimiler grâce à l'intervention de Charlie et de Liam. Tous deux épris par le contexte historique et l'analyse érotique qui s'en dégage.

— Poursuivons. Titien finit le travail de Giorgione, qui meurt avant de pouvoir achever l'œuvre. Les habits rouges de la passion se tenant vers la gauche, attrait symbolique de la Vénus, le Yin, le féminin. Le village -monde matériel- se tenant à droite, symboliquement abstrait, le Yang qui est la force, représenté par la montagne imposante. La lumière chaleureuse qui unit les éléments célestes et terrestres, du féminin sacré et du masculin réel, de la douceur et de la force. Cette union soulignée par la présence d'une forme humaine interagit sur l'ordre cosmique, grâce à la sagesse représentée par la déesse en train de rêver ou méditer. C'est une union parfaite.

Les étudiants se lèvent dans un brouhaha lorsque la sonnerie signale la fin de cette heure-ci. Je dois user de mon micro pour leur rappeler qu'ils doivent me rendre une dissertation analytique et symbolique précise sur la Vénus d'Urbin de Titien.

En descendant de l'estrade, je remarque que la dernière personne qui reste est Charlie. Son sourire satisfait, aussi captivant qu'envoûtant, m'attire et me déstabilise. Celui-ci a sur moi un effet mille fois plus plaisant que toutes les caresses reçues au cours de mon existence. Puis, il se dissipe en même temps qu'elle dans le chahut du couloir.

Quel plaisir ce jeu de dominance qui s'installe entre nous. Le délice de savoir qui prendra le dernier mot. Flirtant aux yeux de tous. Nous, aussi dénoués de pudeur, nus et désarmés devant nos spectateurs. L'espoir d'atteindre mon but palpite dans ma poitrine. Étouffant mes moindres frustrations depuis maintenant plus d'un mois.

Je ferme les yeux, prends une grande inspiration avant de m'engouffrer à mon tour dans ce vacarme infernal.

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