Pourquoi m'a-t-elle dit cela ? Souhaite-t-elle me voir fuir ? Où est-ce encore une de ses ruses pour noyer le poisson et éviter que je la perce à jour ?

Une œuvre d'art. Bien sûr, les plus grands chefs-d’œuvre ne dévoilent pas leurs secrets au premier coup d'œil. Mais, je me sens près du but. Elle se détend un peu plus quand nous sommes seuls. Même si elle essaye de le cacher, cette histoire avec Camille l'irrite. C'est pourquoi, je prendrai toutes les précautions possibles pour ne jamais me retrouver seul avec elle.

C'est certain. Charlie dissimule un mystère personnel. Une part cachée qu'elle refuse de mettre en avant. Souvent même, il m'arrive de la surprendre figée telle une statue. Plongée dans un mutisme inquiétant. Son esprit est ailleurs, mélancoliquement absent. Et sa beauté n'en devient que plus frappante. Son sourire ne revient que lorsqu'elle sent ma présence.

Je comptais bien l'inviter à dîner la semaine prochaine pour la St-Valentin. Non pas que je sois friand de cette « fête », mais c'est l'occasion rêvée de partager autre chose qu'une modique heure de baise tous les deux jours. Parce qu'il est évident qu'il va falloir que je discute d'un « nous », quitte à me faire balancer. Mais il faut que ce soit certifié.

Le jeudi après-midi, j'entre dans ma salle de cours. Le bruit assourdissant de la pluie contre les carreaux des fenêtres m'oblige à élever la voix. Les têtes se tournent brusquement. On a encore une bonne semaine de déluge. Que signifie février déjà ?

— Bonjour !

— Bonjour, professeur, s'exclament mes étudiants avec leurs visages pâles sans vitamine D.

Je me défais de ma parka trempée et m'approche de mon diapo – nul besoin d'éteindre la lumière, nous en manquons déjà - pour y positionner l'œuvre du jour :

— Biographie du peintre. Description. Interprétation. Je vous écoute, annoncé-je en m'asseyant sur une chaise au fond de la classe, les bras croisés, cheville sur le genou.

— Est-ce Vénus et Mars surpris par Vulcain par Le Tintoret ? 1551-1552 ? demande Laurianne.

— Lui-même.

— Alors, Jacopo Robusti Tintoret fait partie des peintres de la Renaissance vénitienne. Il apprend du Maître Titien, s'inspirant des dessins de Michel-Ange et des croquis de son modèle. Il réalise notamment, si mes souvenirs sont bons, L'Adoration du Veau d'Or, le Miracle de l'Esclave, Le Paradis ou la Cène, continue-t-elle.

— C'est suffisant et très bien expliqué Mademoiselle Kaisin. Oui Baptiste ?

— Pour la description.

— Oui, allez-y.

— La femme est Vénus. L'homme qui lui enlève sa toge est Vulcain, dieu romain du feu, des volcans, et le patron des forgerons. Héphaïstos en nom grec. Nous pouvons voir Mars sous la table comme un amant qui se cacherait dans un placard, s'amuse-t-il à dire. Derrière ce meuble, nous constatons un miroir reflétant la scène de Vénus et Vulcain en premier plan. Le bébé dans le couffin n'est autre que Cupidon tel que le représente Tintoret. Le chien au pied du lit a remarqué la présence de Mars, car nous le voyons aboyer dans sa direction.

— La description est très bien aussi, remercié-je mon étudiant, fier. Connaissez-vous l'histoire de cette scène ? Oui ? Mr Lazare ?

— Mars et Vénus sont nus dans le lit de l'adultère et se font surprendre par le mari de Vénus, Vulcain. Ce dernier a été averti par Apollon. Là, Tintoret nous offre une scène hilarante contrairement aux autres tableaux représentant cette scène, où Vulcain traîne Mars devant les dieux pour qu'il soit jugé coupable d'infidélité.

— Exactement. Je vais finir par vous laisser faire mon cours, plaisanté-je.

Quelques sourires se dessinent sur leurs trognes, ravis. Maintenant, l'analyse symbolique : Charlie à ton tour, sweety.

— Daniel Arasse, historien de l'art français, spécialiste de la Renaissance et de l'art italien, remet en cause plusieurs aspects du tableau, intervient-elle.

Une adrénaline folle s'empare de moi. J'aime l'entendre débattre et abattre les cartes de son savoir. Que le débat commence !

— Comme ?

— Certains historiens pensaient que cette scène était autobiographique. Or, Arasse précise qu'il n'en est rien, car nous n'avons aucune preuve. Libre à chacun d'interpréter à sa façon. Mais voyons-nous, symboliquement je parle, quelque chose qui pourrait nous faire penser que Mars ou Vulcain est assimilé au peintre ? Non.

— Je suis d'accord avec vous, Mademoiselle Mahé. Alors qu'en est-il de l'adultère de Vénus ?

— Une simple intention de faire peur aux jeunes mariés.

— Faut dire que Mars est tellement ridicule ! s'exclame Camille en gloussant. Non mais regardez-le se cachant du mari !

— Et Vulcain à quoi ressemble-t-il ? l'agresse Charlie. À soulever le tissu de sa femme pour mater son sexe, à peine entré dans la pièce ! N'est-il pas pathétique ? Qu'est-ce qu'il cherche entre les cuisses de sa femme ? Une preuve peut-être ? Excité comme un satyre découvrant une nymphe ! L'appartenance est tout aussi dramatique.

Charmé, je ferme les yeux, le sourire aux lèvres. Tu as tout compris, Charlène.

— Pathétique ? lâche Camille, surprise.

— Oui, il ne vaut pas mieux que Mars. Il est tellement absorbé par ce qui se passe dans l'entrejambe de Vénus, qu'il en oublie de regarder les détails autour qui pourraient lui être révélés : le chien par exemple qui aboie, lui signale le danger. Mais, il ne voit rien...

Pourquoi cette analyse me renvoie-t-elle à ma propre expérience ? Ai-je omis des détails importants d'elle et de ce qui nous entourent aussi ? Trop distrait par sa beauté et son éloquence ? De son corps nu s'offrant à moi ?

— Professeur ? entendis-je au loin.

— Oui ? bafouillé-je reprenant mes esprits.

— Qu'en est-il de ce miroir au fond ?

La voix de Fanny ne m'est pas familière.

— Ah ! Un miroir révélateur ou le reflet de la scène à votre avis ? questionné-je alors.

— Je vote pour le premier, déclare Baptiste.

— Et vous avez bien raison. Nous observons une scène différente dans le miroir que celle que nous constatons en premier plan, entre Vénus et son époux.

— Arasse dit qu'il serait un miroir-révélateur comme celui d'Enée. Et serait la clé de la morale de la fable, explique Charlie.

Je lui réponds :

— Dans le dessin préparatoire conservé à Berlin, nous pouvons voir qu'en l'absence de Mars, Cupidon et du chien, Vénus tente de fuir son époux qui lui semble passer à l'acte du viol.

Charlie pousse un long soupir, fixant le tableau sans ciller avant de reprendre, le visage changeant soudain en un sourire :

— Cela dit, le tableau est assez comique ! Ce qui donne le paradoxe du miroir et de la réalité. Mars terrifié de la situation à se faire surprendre. Vulcain qui ne capte rien plutôt captivé par la fente de Vénus. Le chien qui aboie avec rage pour se faire comprendre. Même Cupidon a abandonné son statut.

— Je suis assez d'accord - un léger sourire aux lèvres- que voit-on d'autre ?

— Le vase posé sur le rebord de la fenêtre représente la transparence du vase virginal de Marie, tombée enceinte sans avoir été touchée, tente-t-elle d'interpréter. Mais, encore une fois, celle qui ne fait pas sourire, c'est bien Vénus, humiliée...

— Moralité alors, Mademoiselle Mahé ?

Celle-ci, absorbée par la toile, ne réagit à peine, perdue dans ses pensées.

— Selon Tintoret, les femmes sont toutes les mêmes : des séductrices qui exploitent l'aveuglement des hommes grâce à leurs formes et leurs entrecuisses. Se jouant d'eux par le désir et le sexe. Les amenant au rang de pauvres types de l'ombre qui attendent leur tour pour être dans la lumière. Ou de celui du cocu content, incapable de voir autre chose que la personne convoitée. C'est bien cela la morale de l'histoire, professeur ?

Un sourcil levé, elle me torture en se tournant vers moi.