Emprise
Son regard rivé sur le fond de la terrasse, j'aperçois Charlie à mon tour, paille en bouche et buvant son verre debout, face à une table haute.
Grand Dieu j'avais oublié qu'elle était si belle !
Jupe en daim beige, tee-shirt à manches longues noir et petit col roulé. Des bottes à talons foncés mi-cuisses et cheveux tirés en un chignon bas. De quoi détailler chaque partie de son corps... Je ferme les yeux.
Non. Enlève-toi ça de la tête !
Surtout que le type penché sur elle, accoudé à la même table, doit avoir plus de chance. Ce Bastien Ferroni dont les éloges sur son physique d'athlète et sa gentillesse m'ont été contés plusieurs fois depuis ma venue à la Sorbonne. Quand bien même, je remarque que les filles derrière Charlie se retournent quelques fois pour lui administrer des sourires. Quant à moi, je n’y vois qu’une simple assimilation avec un abruti.
Soudain, il parcourt la salle de ses yeux avant de s'arrêter sur nous et nous fait un signe de la main. Chose à laquelle ma merveilleuse nouvelle amie à mes côtés lui répond par un geste de salutation. Celui-ci se sentant invité, tape sur le coude de la belle blonde et lui annonce, sans nul doute, sa nouvelle et surprenante découverte. Enchevêtrement de circonstances qui emmène les deux tourtereaux à notre encontre. Je confirme : c'est vraiment un abruti.
Pour mettre plus d'entrain aux signes du destin qui m'aiment cruellement, la musique d'Alef Sol égaye la terrasse et quelques personnes se mettent à danser. Cette même musique qui m'a permis de découvrir la présence de ma bohème au beau milieu de cette piste du Carmen, il y a quelques mois en arrière.
— Madame Cigliano ! Comment allez-vous ?
— Mais, très bien ! Je suis ravie de vous voir Bastien.
— Bonsoir Mme Cigliano, salue Charlie. Monsieur Taylor.
— Bonsoir, répondons-nous en choeur, Nathalie et moi.
— Bastien, je te présente James Taylor. Il est professeur de symbologie cette année, me présente ma compagne.
— Enchanté, répond-il en me serrant la main d'une poigne sincère. Symbologie ? Ça doit être très intéressant, pas vrai Charlie ? Toi qui adores ça. Toujours fourrée à la bibliothèque, je présume ?
— Rien ne change, affirme Nathalie. En tout cas, je suis contente de vous voir ensemble.
Bastien sourit en prenant Charlie par le cou et lui administre un énorme baiser sur la joue :
— C'est à vie.
À cet instant, j'hésite à lui enlever gentiment son bras de son cou ou à lui crever les deux yeux. Ma mâchoire se serre.
Tandis que nos deux « conjoints » discutent de la toute nouvelle vie palpitante qu'ils mènent, Charlie et moi ne nous quittons pas des yeux. Elle a dû voir mon état d'anxiété, et moi, j'ai pu lire une forme de langueur ou de nostalgie sur son expression faciale. Je ferme les yeux pour éviter de l'interpréter. J'ai envie de crier sur cette esplanade. Non. Son image ne m'a pas quitté et quand j'ouvre à nouveau les yeux, son visage est triste, bien qu'elle étire ses lèvres en un sourire.
— Hey ! Vous êtes là ! Ça fait quinze plombes que l'on vous cherche ! hurle Iban derrière eux en les prenant par les épaules.
Toni et Clara s'ajoutent au groupe.
Super, manquerait plus que l'incruste de Gueule en Biais et on refait la soirée !
Iban m'aperçoit. Ses yeux s'écarquillent et sa bouche forme un "O" qu'il cache de sa main sous un geste très maniéré.
— Monsieur Taylor ! Je vois qu'on est toujours de bonne compagnie.
Charlie lui flanque un coup de coude dans les côtes. Le couple lesbien pouffe de rire. Seul le blondinet fronce les sourcils :
— Vous vous connaissez ?
— Ouais... On l'a rencontré à la piscine avec un pote à lui à monosourcil. Et croyez-moi les amis, mais là-dessous c'est un trésor de masculinité...hein Charlie ? s'amuse-t-il à caqueter avec sa voix lente.
Me rappeler qu'à l'occasion : étrangler Iban.
— Il n'y a que toi pour mater. Je ne regarde pas les hommes plus âgés, répond Charlie, certaine.
— C'est ce qu'elles disent toutes. Puis il suffit de flatter l'ego et elles en redemandent, répliqué-je, vexé.
— Les vieux, ça bande mou. C'est ennuyeux.
— Et les jeunes, ça n'a pas d'expérience. C'est lassant.
— Ok ! Il commence à y avoir du sang partout sur les murs. On se calme, lâche Iban, les mains levées en signe de paix.
Bastien regarde la scène, dubitatif. Quant à Nathalie, elle, n'a pas décroché un mot tandis que Charlie et moi réglons nos comptes. Soudain, l'étudiante éclate de rire :
— C'est un jeu entre nous. En cours, c'est insupportable. C'est à celui qui aura le dernier mot.
— Oui, ça crée un certain débat dont les élèves raffolent, continué-je.
— Ah ! Parce qu'on ne comprenait pas très bien, se soulage Nathalie.
Seul, Bastien reste incrédule.
— Nath' on va y aller, ils nous attendent, m'empressé-je de lui faire constater notre retard.
— Euh, oui. Bon et bien, bonne soirée les jeunes. Pas trop de bêtises !
— On y compte bien, rétorque le grand benêt.
— Bonne soirée, conclus-je fermement.
La soirée est un désastre. Arrivés chez Frank, je suis encore barbouillé de cette entrevue au Perchoir. Mon cœur s'est emballé à la vue de mon illustre Vénus et la jalousie qui émane de tous mes pores est nouveau pour moi. Mon corps, mon cœur et ma raison me font défauts les uns après les autres.
La nuit est plus que cauchemardesque. Impossible de dormir. Le rêve de l'incendie avec ma mère refait surface. Conséquences, je suis de très mauvais poil au matin, épuisé et d'une compagnie exécrable. Nathalie m'a par chance abandonné à ma solitude pour rejoindre sa fille et je me suis rendormi d'un sommeil sans rêves.
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