L'arbre du parc
J’en ai vu des gens passer au-dessus de cette racine. Ils faisaient tous le même grand pas, faisant bien attention de ne pas laisser trainer le bout de leur pied. Ils enjambaient l’obstacle, indifférent. Les uns absorbés dans leurs pensées, les autres suivant un chemin tout tracé, imperturbables. Les moins scrupuleux prenaient lourdement appui dessus pour passer de l’autre côté, si ce n’est qu’avec le temps, mon bois s’est creusé. Je n’étais qu’un arbre après tout. L’arbre du parc. J’étais déjà là bien avant leur naissance et je serai encore là bien après leur mort. Je faisais partie du paysage. Ils ne me voyaient plus, ne me considéraient même plus.
Puis il y eut ce petit garçon. Petit garçon que je vis grandir au coeur de mes racines. Petit homme qui entremêla nos destins malgré lui.
Je l’ai connu alors qu’il n’était pas plus haut que ma racine. Lui ne pouvait pas l’enjamber. Une fois, en tentant de se hisser, il bascula par dessus, tête la première. Le choc avec le sol fut rude, je sentis la vibration, mais pas un son ne sortit de sa bouche. Il se releva et courut se blottir contre ses parents.
Il se passa quasiment un an avant que je ne le revoie. Je le reconnus à la fine cicatrice qu’il avait sur le front. Cette fois-ci il était accompagné d’un autre garçon et les deux s’amusèrent à sauter par-dessus ma racine. Aucun ne se prit les pieds dedans et personne n’écopa d’une nouvelle balafre.
Les années passaient et tous les ans il revenait. Toujours plus grand, toujours plus silencieux. Lorsqu’il fut en âge de tenir un crayon correctement, il arrêta de sauter par dessus mes racines et vint se caler entre deux plis de mon tronc, un calepin à la main. Il restait là, assis sans bouger et gribouillait des dessins malhabiles là où il avait de la place. C’était devenu un rituel pour lui, chaque année il venait s’installer à la même place. Petit à petit, il ne gribouillait plus, il griffonnait rapidement, de courts traits secs et précis. J’étirais mes feuilles vers lui pour apercevoir les univers qui prenaient vie sur ses feuilles. Des paysages imaginaires, des chevaliers, des dragons, des créatures sans noms… Plus il grandissait plus les tracés devenaient complexes, mais jamais il ne mit une seule goutte de couleur. C’était simplement lui, son crayon et ses rêves.
J’attendais avec impatience le moment où il revenait. Je me faisais beau, bien droit et les feuilles bien vertes. J’aimais cette sensation d’être son havre de paix, sa bouffée d’oxygène. Où diable s’envolait-il durant toute l’année ? A chaque fois qu’il se rasseyait une nouvelle fois, je ressentais les mauvaises ondes de tension, de stress. Puis progressivement il redevenait cette force tranquille qu’il avait toujours été. Il était comme un arbre, immobile et paisible. Il ne le savait pas, mais il était capable de faire circuler son énergie corporelle dans la terre, comme s’il s’enracinait. Je n’avais jamais vu ça chez un homme, un tel niveau de sérénité.
Une année il ne vint pas. Celle d’après non plus. J’attendis longtemps, mais il ne montra pas un seul de ses cheveux hirsutes. Il n’y avait que les passants habituels qui faisaient leur grand pas au dessus de ma racine. Que lui était-il arrivé ? N’avait-il plus d’idées à dessiner ? Le stress l’avait-il consumé ? Avait-il trop grandi pour flâner au creux d’un arbre ?
Cela faisait maintenant six ans que je n’avais plus vu mon artiste muet. J’étais devenu un arbre triste. Quel ennui. Je n’arrivais plus à distraire mes vielles feuilles. Ça ne m’était pas encore arrivé en 150 ans !
Un matin, un homme tout de orange vêtu colla un rectangle orange lui aussi sur mon tronc. Quel effronté ! M’enlaidir ainsi ! Je tentais de le griffer d’une de mes branches, mais rien n’y fit, le coupon adhérait fermement à mon écorce.
Pour mon plus grand malheur, mon artiste choisit de revenir à ce moment précis. Pour la première fois il était accompagné. Une fillette pas plus haute que mes racines lui tenait la main et sautillait joyeusement. Elle parlait beaucoup et lui posait plein de questions. Sa voix fluette s’élevait et raisonnait entre mes feuilles. Lui, égal à lui même, restait muet. Il lui souriait en faisant quelques signes des mains. Je le vis montrer ma racine puis son front où la fine cicatrice se voyait encore. L’enfant éclata de rire et s’empressa de venir sauter par dessus ma racine. En s’approchant, une ride soucieuse creusa le front de mon artiste. Il arrêta son nez à quelques centimètres de l’encart orange. J’étais contrarié qu’il me voit ainsi, mais son expression déconfite me fit vite oublier ma laideur momentanée. J’étais ébahi qu’autant d’émotions puissent s’enchaîner sur un seul visage. Finalement, la colère eut le dernier mot et il frappa du poing le coupon orange. Je sentis l’énergie de la rage et de la détermination dans ce coup. Il pressa sa fille et tous deux s’éloignèrent d’un pas rapide. Il est revenu peu de temps après, suivi d’un autre homme, tenant toujours sa fille par la main. Elle semblait traduire pour lui ses gestes secs et énervés. Ils sont repartis tous les trois et quelques jours plus tard, le même homme orange que la première fois est venu m’enlever le coupon.
Lorsque les tronçonneuses ont commencé à débiter sauvagement mes voisins, j’ai compris ce que voulait dire le coupon orange collé sur mon écorce. Je ne sais pas ce que mon artiste a fait, ce qu’il a « dit », mais je suis certain que sans lui, j’aurais moi aussi fini en tronçons et personne n’aurait plus jamais levé le pied au dessus de mes racines.
Si mon artiste n’était pas revenu ce jour là, s’il n’avait pas voulu me partager avec sa fille, l’inviter dans ses souvenirs, je ne serais qu’un tas de copeaux de bois dans une chaudière. Ou peut-être des feuilles blanches… J’aurais continué d’une toute autre manière à participer à la vie d’artiste.
Aujourd’hui, je n’ai plus un, mais deux rêveurs adossés contre mon tronc. Chacun perdu dans son univers, l’un le dessinant, l’autre l’écrivant. Deux forces tranquilles vibrant de la même énergie. Je ne suis plus l’arbre du parc, je suis « l’Arbre aux Artistes ».
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