Il suffit d'un homme - Partie 2

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J'avais peut-être quatorze ans. Je persistais à m'habiller comme un garçon, car braies et tuniques courtes étaient tellement plus pratiques pour grimper aux arbres, ramper dans les buissons, et se chamailler avec les autres enfants. J'avais refusé de voir les signes avant-coureurs de l'adolescence. Les filles de mon âge cessèrent petit à petit de vêtir leurs poupées de jolies robes pour s'orner les cheveux de fleurs aux couleurs vives. Elles se tenaient par les bras et se murmuraient des choses au creux de l'oreille. Elles rectifiaient sans cesse le plissé de leurs jupes et remettaient en place une boucle de cheveux. Elles rougissaient face aux garçons qui leur faisaient des compliments. Elles pouffaient.

Et elles me regardaient d'un air méprisant.

Pour le coup, je me mis à les regarder de travers, et j'avoue avoir parfois pris un malin plaisir à les éclabousser « par mégarde » si je marchais dans une flaque de boue. Elles chuchotaient de plus belle lorsque je passais devant elles, vêtue d'un pantalon retroussé sur les chevilles, brindilles dans les cheveux et traînée de terre sur la joue, puis elles se taisaient brusquement en laissant une petite moue de dérision jouer sur leurs lèvres.

J'ignorais sciemment tout cela, me sentant supérieure à toutes ces poules de basse-cour cherchant à attirer les jeunes coqs par leurs yeux mouillés et leurs attitudes presque langoureuses. Les adultes observaient tout cela en souriant, bien sûr, et ne me firent aucune remarque sur ma tenue et mon comportement.

Mes amies, sur l'injonction de leur famille – quel prétexte ! — furent contaminées à leur tour et mirent des robes et une fleur à la boutonnière. Cela me choqua profondément. Mes derniers compagnons de jeu passèrent de plus en plus de temps à les observer du coin de l'œil, surtout aux endroits qui poussaient plus à l'horizontale qu'à la verticale et s'arrondissaient nettement ; quand à nos jeux, ils devinrent moins drôles, à présents que mes amies ne pouvaient plus risquer leur élégante tenue dans des lieux salissants... Finalement, un seul me resta.

Du moins, je le croyais.

Jervis était un garçon aux cheveux bruns en bataille, calme, un peu timide. Il rougissait facilement – ce que j'ai toujours trouvé étrange, pour un garçon. Je l'aimais bien. Il avait les meilleures idées, et une imagination fertile. Peut-être parce qu'il était capable de rêver tout éveillé... Un jour, lui et moi étions assis sur une branche basse d'un pommier en fleurs. L'air embaumait, la température était douce, et Jervis soupira. Je lui lançai un regard torve. Jervis avait les yeux dans le vague, et il jouait machinalement avec un petit bout de ruban rose. Soudain, je me penchais et lui arrachait le ruban des mains. Il poussa un cri plaintif, et tendit le bras pour le saisir, mais je mis mon butin hors de sa portée. Je le retournai dans tous les sens, ce morceau de tissu, je le portai à mes narines et éternuai un grand coup. Il sentait la fille à plein nez !

— Où as-tu eu ça, Jervis ? le questionnai-je, outrée.

— Rends-moi ça ! répondit-il.

— Réponds-moi d'abord ! rétorquai-je.

Il ronchonna un peu, et ses joues rosirent.

— J'attends ! fis-je.

— Bon, puisque tu veux le savoir... C'est Lannilis qui me l'a donné.

Je bondis sur ma branche, et faillit en tomber. Quoi, cette... pimbêche ! Elle était la pire de toutes ces dindes qui se pavanaient !

— Donné ? glapis-je. Mais pourquoi ?

Il devint encore plus rouge et marmonna quelque chose.

— Répète ? ordonnai-je d'une voix glaciale.

— Elle a dit qu'elle m'aimait bien, et l'autre soir elle m'avait donné rendez-vous, c'est pour ça que je ne suis pas venu avec toi à notre planque, et on s'est donné la main.

Trahie !

Jervis, Jervis le Timide, avait osé tenir la main de la fille la plus cruche et la plus évaporée que j'ai rencontrée de ma vie !

Je lui jetai son stupide ruban rose au visage, dégringolai de ma branche et me précipitai ventre à terre à ma planque. Oui, MA planque, puisque j'étais seule désormais. Je passai la première heure à fulminer. Puis la suivante à ruminer sur l'inconstance des garçons et la perversité des filles. Au début de la troisième, je me souvins que, de fait, moi aussi j'étais une fille...

Jervis était mon premier ami. Il avait également été le dernier de notre bande à succomber à l'adolescence, sauf moi. Et à cause d'une fille complètement idiote ! Je pris ma décision et rentrai chez moi d'un pas déterminé. La chance voulut que cet après-midi là, ma mère ait décidé de me forcer à me comporter enfin comme il sied à une jeune villageoise ayant bientôt l'âge de se marier. Elle venait juste de ranger mes pantalons lorsque je passais la porte. L'homme que je détestais tant était parti pour quelques jours dans un village voisin, nous étions donc tranquilles. Ma mère me lança d'une voix autoritaire :

— Aujourd'hui, tu vas quitter tes pantalons et revêtir des jupes. Je t'ai trop longtemps laissée en faire à ta tête, car tu es plus têtue qu'une mule ! mais tu es une grande fille, à présent ; et presque une femme. Malgré ton attitude de garçon manqué, je suis parvenue à t'apprendre à faire le ménage et la cuisine, mais ce n'est pas suffisant ! Tu vas cesser de courir la campagne et apprendre des choses utiles, comme la couture et les bonnes manières...

Et elle continua comme cela encore quelques temps. J'attendis patiemment qu'elle finisse, puis je lui répondis, tout naturellement :

— D'accord.

Elle en resta bouche bée.

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