Chekanaka poussa la créature du bout de sa lance. C’était bien la première fois que la fourmi voyait une créature aussi étrange, même si les frontières pullulaient d’insectes aussi débiles qu’immangeables. Ceux-là – parce qu’ils avaient en plus le mauvais goût d’être plusieurs, moitié moins que le nombre de ses pattes– avaient la carapace ridiculement molle et ils étaient recouverts de feuilles de couleurs étranges que les mandibules peinaient à percer. Deux d’entre eux avaient également de longs poils grotesques sur ce qui semblait être leur tête. L’autre, celui que la fourmi tentait de secouer de son arme, en avait des courts. Ils ne devaient pas faire partie de la même caste. Vu la grandeur du premier, il était sûrement un guerrier. Les deux autres, bien plus petits ne devaient pas servir à grand-chose, à part peut être ventiler leur reine.

 La Fourmi émit des craquements étranges.

 — On embarque ! Sa Majesté et son incommensurable sagesse nous dira s’ils sont comestibles ou s’ils sont des espions des Assoifés !

 Avec des cliquetis inquiétants, les trois créatures furent chargées sur les dos larges et piquants des sentinelles.

 Il fallut une bonne heure à la colonne pour parvenir à la Souche. Elles étaient basées à l’extrémité occidentale de la Forêt, mais l’intrusion était trop importante pour qu’elles se contentent de tuer les indésirables et les repousser vers l’extérieur. Elles traversèrent les champs de champignons vénéneux, la plaine aux lucioles qui répandait une douce lumière verte sur les environs, passèrent loin de la colline aux cristaux, habitée par les Mantes, ces assoiffées de sang. Par précaution, les six fourmis tirèrent une salve de venin dans la direction des pics effilés du palais qui luisaient d’une lueur d’un blanc qui meurtrissait les hublots.

 Enfin, la Souche et ses longues processions de fourmis furent en vue. Elle était si énorme qu’un seul individu sur son écorce était indétectable. Le haut de l’arbre mort projetait au loin des éclats verts et bleus. Les facettes de quartz reflétaient les lumières des lucioles et des champignons luminescents qui pendaient du plafond de la grotte. Chekanaka était toujours émerveillée de voir la Chambre des Pupes. Toutes les Fourmis du monde y avaient séjourné. La fourmi de tête en gardait un souvenir doux et chaud, la chaleur de la pièce, la douceur des nourrices léchant son cocon avec application. Elle se souvenait également de ces larves énormes, destinées un jour à régner. Elle n’en avait vu que deux. Celles de la reine actuelle, Chelloka et de feu le roi, qui n’avait pas vécu assez longtemps pour avoir un nom.

 — Vous transportez quoi ? demanda le garde posté devant l’entrée de la fourmilière.

 Cette fourmi était énorme. Chekanaka, en tant que guerrière de haut rang était déjà impressionnante, mais elle faisait figure d’avorton devant le garde à la tête large et aplatie. Elle savait qu’en cas d’invasion, le mastodonte ferait barrage de son corps pour protéger la colonie.

 — Ce sont des intrus que nous avons trouvés près de la frontière ouest. J’ai jugé opportun de les amener à Sa Majesté avant de les découper en menus morceaux.

 — Ça aurait pourtant été plus sage.

 — Je ne sais pas ce que c’est. C’est peut-être venimeux. La reine ne me pardonnerait jamais si je mourais, emportant ainsi son meilleur élément à la guerre.

 — Mouais. Passez, mais faites en sorte de les maîtriser.

 La fourmi ne prêta pas attention aux dernières paroles de la sentinelle. Avec des craquements caractéristiques, les fourmis derrière elle lui signifiaient qu’ils s’agitaient sur leur dos.

 Les six fourmis empruntèrent maints couloirs tortueux, montèrent puis redescendirent dans les artères de la forteresse de bois, jusqu’à atteindre son cœur.

 La salle était gigantesque. Sur une estrade, la reine des Fourmis pondait, nonchalamment redressée sur une patte et soutenue par des coussins de pétale de fleurs mauves. Une colonne de nourrice récupérait les œufs qui sortaient après avoir fait ondoyer l’abdomen démesuré, et faisaient une chaîne ininterrompue jusqu’à la Chambre des Pupes.

 — Général Chekanaka, que me vaut le plaisir, grinça-t-elle.

 — Navrée de vous déranger Votre Altesse, mais nous avons trouvé ces créatures près de la frontière et nous voulions votre avis. Pensez-vous que ce sont des espions des Assoifés ? Sont-ils dangereux pour la colonie ?

 Chelloka replia les antennes. Aussitôt, les trois fourmis qui portaient les prisonniers s’avancèrent. Elles secouèrent thorax et abdomen jusqu’à ce que les trois corps chutent mollement sur le sol. D’un bout de patte experte, la reine enfonça leurs joues, tira leurs cheveux, ouvrit leurs yeux. Elle posa sa langue sur une des créatures, celle dont les poils crâniens étaient courts. Elle avait un goût salé peu agréable.

 — Pas comestible, lâcha-t-elle.

 Un cri déchira soudain le calme qui régnait dans la grande salle, se heurtant aux murs de bois calcifié, rebondissant et refusant de mourir. Une des créatures était assise sur le sol, balayant la salle du trône de ses yeux roulant dans leurs orbites telles deux énormes billes ahuries. Elle secoua la petite bestiole près d’elle, tandis que celle près de la reine ouvrait doucement les paupières.

 Aussitôt, tous les abdomens basculèrent, menaçant de tirer leur acide sur les intrus au moindre signe d’agressivité.

 — Zélie, s’il te plait, ferme-là, lança Hugo qui recula vers ses sœurs avec prudence.

 — Mais… commença-t-elle.

 — La ferme, intima sa sœur, en lui saisissant la main. Je sais. J’ai envie aussi. Mais crois-moi, tu n’as pas envie que leur cul te crache au visage !

 — Pourquoi ?

 — Acide.

 Les trois adolescents sentirent un frisson les parcourir et Hugo saisit la main de Zélie à son tour. À trois, ils étaient plus forts. Ils l’avaient toujours été.

 — Alors comme ça, ça parle, nota la reine dans un chuintement. Et si vous n’êtes pas Fourmi, alors vous êtes ennemis ! Parlez ! Xilori vous envoie, c’est bien cela ? Toi, aux longs poils et qui ne crie pas. Avance.

 Maha lâcha la main de sa sœur à regret. Son frère l’encouragea d’un regard.

 — Nous ne sommes pas des espions, commença la jeune fille.

 — Silence ! ordonna Chekanaka en donnant un coup de mandibule dans le dos de l’humaine qui tomba à genoux. Tu parles si la reine l’ordonne !

 — Bien. Merci, Chekanaka. Alors tu es Fourmi ?

 — Non… Votre Majesté, répondit prudemment Maha. Nous sommes humains.

 — Hu-quoi ? fit la reine. Quelle sorte d’insecte est-ce là ? Nous connaissons les Mantes, que le Vaisseau les raisonne, les lucioles, les scarabées, les vers et les pucerons. D’entre toutes ces espèces, seules les Mantes et les Fourmis sont des espèces évoluées dotées de paroles. Si vous ne faites pas partie de la colonie, alors…

 — Je ne comprends pas ce qui se passe, Ô reine. Nous faisions les courses et mon frère s’est fait aspirer sous le rayon. Ma sœur et moi avons essayé de le tirer, mais d’un coup, plus rien et nous nous réveillons ici, face à des fourmis ! Chez nous, elles sont à peine plus grandes qu’une miette de pain !

 La reine l’étudia un instant. Sa tête, ornée de deux gros yeux à hublots finit par se tourner vers Chekanaka, au plus grand soulagement de la jeune fille qui peinait à soutenir ce multiple regard.

 — Je n’ai rien compris. Mais la frontière occidentale est trop loin du Palais Étincelant pour qu’ils aient été envoyés par les Mantes. De plus, je sens la peur, mais pas le défi ni la haine. Quant à savoir d’où ils viennent et ce qu’ils sont, je n’en sais rien. Quoiqu’il en soi, je vais les garder près de moi. Qu’on apporte de quoi les nourrir et les coucher près de moi.

 — Vous êtes sûre que c’est une bonne idée ? demanda Chekanaka, dubitative.

 — Vous n’aurez qu’à les surveiller vous-même, fit la reine en bougeant les antennes dans un geste que Maha trouva parfaitement condescendant.

 Avec lenteur, la jeune femme rejoignit son frère et sa sœur. Elle saisit la main de Zélie.

 — Au moins, tu vois, ils ne vont pas nous dévorer, murmura-t-elle à son oreille.