J'avais une épée au-dessus de moi, comme Damoclès. Elle est tombée, le crin qui la tenait s'est rompu.
Mes tripes sont en place, tout va bien, mon cœur bat encore.
Mes poumons respirent comme ils peuvent, mais ils respirent.
Enfin, ils aspirent et expirent, c’est tout ce que je leur demande.
J’ai des petites douleurs par-ci par-là, supportables.
Le plus dur, c'est l’escalade de l’escalier…
Quinze marches seulement, mais ce n’est pas rien pour moi. Pourtant, j'y suis arrivé au sommet de cette foutue montagne !
Là-haut, j’ai ma chambre. Le lit où je peux me laisser choir, quand tout est trop dur.
Je m’endors quelques minutes, de quoi récupérer un peu de force.
Le réveil est pénible. A chaque fois, je crois sortir de la tombe. D'un trou profond et glissant dont j'ai du mal à m'extirper...
Et puis, je redescends dans la salle commune, accroché à la rampe. Il n’y a encore personne.
Ma compagne est à son travail, il ne faut pas que je la dérange.
Je ne souffre pas vraiment physiquement, ma vraie douleur, c’est sentir la fin s’approcher et de ne pas oser en parler, pour ne pas angoisser les autres avec ma petite agonie…
J’ai compris que ça n’ira pas mieux, j’ai lu les comptes-rendus de mes docteurs.
Mon cœur vit une vie qui lui est propre, il bat quand il veut comme il veut, ce con !
Il a ses élans à lui, il en a rien à fiche de mes amours, de mes passions géniales, de mes idées farfelues, de mes mots originaux, de mes beautés aveuglées, de ces femmes superbes, irréelles, étendues sur mes toiles oniriques, quand enfin la nuit, m’ouvre les yeux.
Mon cœur, cet être insensible et imbu de lui-même, capable de crever sans prévenir, de me laisser tout froid sur le bord d’une route, ou au milieu de nulle part ? Comment cet organe pourrait-il m’abandonner comme ça, à mon triste sort ? Sans la moindre émotion ?
Alors, je mets un vieux disque vinyle sur la platine, la chanson de Paul ou une chanson encore plus triste, je me sers un whisky et puis un autre et encore un autre.
Je caresse ma vieille guitare et je lui dis quelques mots à l’oreille, de ceux qu’on ne dit que quand il est très tard…
Un jour, on m’avait dit que le whisky ce n’était pas si mauvais pour le palpitant…
Alors pourquoi me priver ? Ce n’est pas lui qui ira se plaindre. Et à qui d’ailleurs ?
Je m’allonge au calme le temps qu’il reprenne un peu mes esprits.
Les images arrivent, sans efforts, je revois tout ce que j’ai aimé, tout ce qui s’était caché derrière la caillasse du temps.
Les éboulis des folles années de ma jeunesse. Le visage d’un père qui s’éloigne, les bras qui se tendent d'une mère que je ne peux retenir.
Le pire est à venir, c’est ce qu’on dit quand on ne sait plus quoi dire.
Ma plus grande terreur, ce serait de trépasser sans m’en rendre compte,
J’ai eu un petit aperçu de ce que ça pourrait être, quand j’ai eu mes premières vapeurs.
Les sons te parviennent étouffés comme si tu étais dans une autre pièce. L’antichambre mortuaire ? L’idée me fait rire... Et puis la lumière s’éteint. Progressivement... Le noir s’installe, avec précaution, comme s’installent les tentures des pompes funèbres.
Et puis le haut et le bas se mélangent pour que tu te sentes bien, comme un spationaute. Tu flottes entres le sol et le plafond, pas de douleurs, rien d’autre qu’une sorte de chaleur entre les yeux et le cerveau.
Un contact assez brutal avec le sol et puis là, le noir. Le vrai !
Normalement ce devait être la fin, mais voilà t’y pas que je me suis réveillé !
J’ai rampé comme un ver de terre en direction d’un canapé sur lequel je n’ai pas pu me hisser.
Je suis resté par terre assez longtemps. J’avais très froid, mais je n’étais pas mort. Pas tout à fait...
Depuis, souvent, je me dis : « Si c’est comme ça le grand départ, ce sera acceptable quand même. On se voit partir, mais on ne souffre pas. Ça pourrait être pire, vraiment. »
Ni fleur, ni couronne. Pourvu que ma dernière volonté soit respectée !