Chapitre deuxième. Partie I

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 Olirne fit tourner le manche de sa hache dans sa paume. Sa main était poisseuse, moite de l’effort continu qu’elle exerçait depuis le début de la soirée. Les cadavres s’amoncelaient dans le sable de l’arène. A sa droite se tenait Tildus, son frère de lait, compagnon de galère. Ils étaient gladiateurs depuis cinq années désormais, l’odeur du sang s’était incrustée sur tous les pores de leur peau. Nés esclaves les deux, on les avait ballotés de maitre en maitre et après avoir tué le dernier, ils avaient échoué dans le Colysée.

 Olirne avait un don inné pour la hache, elle tranchait les membres avec une aisance gracieuse, sa petite taille et son corps menu par tout aspect lui permettant d’esquiver les coups alors que son bras achevait en un coup son malheureux adversaire. Tildus était le contraire d’elle, un géant si fin qu’il pouvait de cacher derrière les colonnes des arcades. Mais sa mesure lui offrait une allonge qu’il couplait à un trident redoutable.

 Les deux ne s’étaient jamais quittés depuis l’enfance, offrant au temps leur complicité en pâture. Même sur le sable gorgé de mort, ils ne s’étaient jamais trahis, Tildus maintenant les fauves à distance avec son arme alors qu’Olirne sautait sur les adversaires qui tentait de les surprendre.

 Les combats de la journée avaient été particulièrement âpre, les ennemies n’étaient autre que des éclaireurs de la secte que les soldats avaient capturés. Jamais le couple n’avait affronté des hommes comme ça. Ils ne semblaient pas connaitre la peur, chargeant sans crainte, acceptant les coups sans douleur. Tildus avait même le visage rouge du sang d’un des cadavres près de lui. La main coupée, ce dernier avait essayé de se servir du jet de l’artère pour l’éblouir et dépasser sa garde. Sans Olirne, le jeune garçon aurait trépassé. Les deux étaient exténués, mais ils repoussaient la fatigue au fond d’eux. Les vagues allaient continuer encore quelques heures.

 La nuit venait à peine de tomber et les deux amis profitaient du court répit durant lequel des pages courraient allumer les immenses braseros parsemant le haut des arcades. Les flammes naissantes projetaient alors leurs ombres sur le cirque. La foule était dense ce soir remarqua Olirne devant les gradins combles. D’autres pages venaient enlever les corps sans vie des fauves et des hommes. Le cliquetis métallique déclencha quelques hourras de l’assemblée qui trompait son ennui par une impatience affichée.

— Les salauds sont venus en nombre, bredouilla Tildus.

— Il leur faut leur violence hebdomadaire…

— La guerre va vite leur apporter…

— Pense pas à ça Tildus, pense à l’instant… ça va être le retour des animaux… J’ai entendu ses grognements tout à l’heure, ils nous ont préparé une abomination.

— C’est vrai que c’est beaucoup plus réjouissant, maugréa l’intéressé.

— Alors penses à Diké, minauda la jeune femme.

— Pourquoi diable veux-tu que je pense à une servante ?

— Oh allez, joue pas au con, j’ai bien vu comment vous vous regardez.

 Le jeune homme allait protester lorsque le grincement rouillé des chaines se fit entendre. La dizaine de combattant restant se tendit soudain, crispant leur poigne sur le manche de leurs armes. Les règles des combats étaient simples. Deux types de manches s’alternaient, trente humains s’affrontaient tout d’abord et, lorsqu’il en restait onze, on libérait des fauves. Et une nouvelle vague de gladiateurs surgissaient dans l’arène une fois les animaux défaits. Ceux pendant de longues heures. Et alors que la nuit tombait, pour fêter le moment, un monstre était libéré, souvent, une des dernières chimères peuplant ce monde. C’était un moment clef pour les gladiateurs qui savaient une fois le monstre vaincu que la fin des combats était proche.

 Olirne examina le reste des combattants à ses côtés. Elle n’en reconnu que deux et s’attrista de la perte de vieux compagnons. Coca avait dû tomber, tout comme Vidry et Ela. En face d’elle, Helio lui adressa un signe rapide de tête, c’était l’un des seuls résidents du lieu plus âgé qu’elle. Hartsen aussi était encore là. Il était accroupi, les paupières closes, son bâton de combat abandonné devant lui. Pas un sur eux quatre ne tremblait. Elle ne pouvait en dire autant du reste des infortunés.

 L’immense porte en bois trembla sous la première charge du monstre. Le sable sauta en cadence avec les coups contre la dernière protection entre eux et l’abomination. Les deux survivants de la secte murmurèrent une prière à leurs dieux impies. Olirne se remémora le visage de sa mère, c’était son talisman. Un de ces nombreuses intuitions lui murmura de s’éloigna. D’un signe de la tête, elle indiqua à Tildus de la suivre. Ils se replièrent vers l’est. Son frère de lait ne posait plus de questions depuis longtemps, le sixième sens de la jeune femme avait fait ses preuves depuis longtemps. Il les avait sauvés de milles attaque sournoise, de cents monstres pernicieux.

 Soudain, le monstre fut lâché. Les lueurs orange des flammes lui offraient un aspect démoniaque. C’était un ursidé de trois mètre de long. Ses griffes paraissaient aussi longues que des dagues, cuivrées d’un sang incrusté dans leur ivoire. Ses articulations s’achevaient toute par une excroissance semblable à un croc si effilé qu’il paraissait pouvoir couper le temps. Et deux cornes de boucs protégeaient son crâne. Son poil noir captait la lumière, l’emprisonnant dans son pelage impitoyable. Olirne fut pétrifié à la vue de ce grizzly, c’était une chimère ! Une putain de chimère qui allait tous les massacrer.

 L’ours chargea les hommes, grondant de rage, son cri rauque résonnant sur la terre. Brave, les gladiateurs hurlèrent également pour se donner du courage. Hartsen en leste acrobate, bondit le premier, esquivant les griffes du monstre. Son bâton de combat frappa le cou de la bête qui ne broncha pas. De l’autre côté, Helio tenta d’enfoncer son épieu dans le poitrail de l’aberration. Il ne parvint jamais à destination, sa tête roulant sur ce sable qui l’avait vu mille fois triompher. Tildus eut un hoquet de stupeur en voyant le décès de ce vieil ami.

 Les deux fanatiques chargèrent à leur tour, ils s’embrochèrent chacun sur les crocs des coudes du grizzly. Profitant de leurs derniers instants pour fracasser les os de la bête avec leur masse. Ce début de combat était particulièrement violent. Seul Hartsen paraissait tenir tête à la chimère, il sautait hors de portée ou contrait les pattes puissantes avec son arme ferrée. Une intense concentration était inscrite sur son visage. Olirne retint de son bras son frère de lait, son instinct l’invitant à attendre encore un peu.

 Deux autres gladiateurs tombèrent. Malgré ses nombreuses blessures, la bête ne montrait pas de signe de faiblesse. Soudain, alors que Hartsen continuait de bondir par-delà les attaques du monstre. Olirne se mit à courir en direction de l’ours. Elle cria à Tildus qui maintenait le sprint :

« Frappe les pattes arrière, dans les tendons de l’articulation »

 Tildus acquiesça, il avait compris le plan. Les lames de son trident étant taillées en harpon, embrocher revenait à arracher le muscle. La force de l’abomination dépendait de sa vitesse, l’immobiliser, c’était la vaincre.

 Le contact fut d’une violence rare, Hartsen qui avait remarqué la charge des deux compères continuait d’occuper l’attention du monstre en bondissant hors de portée de ces griffes. Mais les réflexes de la bête prirent le dessus et elle se retourna sur Olirne, la balayant d’un revers. Les monstres étaient affamés et piqués d’adrénaline avant les combats, ce qui les rendait encore plus redoutable. L’impact au sol l’a laissa sonné. Une odeur de sueur rance, animal lui restait en nez, son esprit l’interprétait comme un danger si intense que durant un seconde, la panique la pris. Reprenant peu à peu le contrôle, elle remarqua n’avoir pas repris sa respiration et se força à inspira. La douleur lui vrilla les poumons à mesure que l’air froissait ses côtes cassées. Olirne serra les dents, ignorant la souffrance, elle se redressa comme elle pouvait, elle chancela un peu et reporta son attention sur le combat.

 La bête était immobilisée, ses pattes arrières étaient ouvertes, le muscle pendaient mollement, arraché par les harpons de Tildus. Mais le grizzly ne s’avouait pas vaincu pour autant. Il continuait à lancer de puissant coup de griffes qui fendaient l’air. Ricanant, Hartsen louvoyait entre ses coups, jouant avec le monstre terrassé. Voyant sa sœur de lait approcer, Tildus immobilisa une autre patte. L’abomination hurla de douleur. Ignorant son instinct qui l’implorait de laisser la vie à cet être poussé à bout par la cruauté de ses maitres, Olirne escalada la montagne de muscle du prédateur. La foule retenait son souffle. La lame de sa hache scintilla sous la lune, l’acier jouant avec le reflet des flammes. Le bruit poisseux de la décapitation déchaina les cris de joie des spectateurs. Le combat avait été grandiose. Une lutte impitoyable entre l’homme et la nature. Et la victoire de la civilisation résonnait dans l’âme des tristes sires qui se repaissait de ce macabre jeu.

 Tildus vint épauler Olirne qui chancelait. Hilare, Hartsen les rejoint, le trio n’eut pas un regard vers les deux derniers survivants.

— C’était un beau combat.

— Une boucherie, grommela Olirne.

— Chaque coup était écrit… ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre vieille-vie

— Arrête de m’appeler comme ça, protesta la jeune femme.

— C’est pourtant ce que tu es, rit le moine.

— Comment tu as fait pour esquiver autant, coupa Tildus, soucieux d’éviter une dispute.

— C’est de l’art du combat des longues-vies.

— Encore des légendes, grogna Olirne.

— Non, c’est une science martiale extrêmement intelligente. L’idée est de bouger ton centre d’équilibre, tu peux ainsi toujours bondir pour surprendre tes adversaires.

— Ce n’est que de l’esbroufe, soupira Olirne, une lame finit toujours par t’avoir. Ou une flèche…

— La légende veut que le chef des longues-vies soit capable d’arrêter une flèche à mains nue.

— Les légendes parlent même d’un temps où il n’y avait pas d’esclavage, railla la jeune femme.

 Leur conversation mourut tandis que des pages entraient dans le cirque pour nettoyer la place, le corps du monstre et de ses victimes fut ainsi engloutit par les portes. Soudain, un flot de gladiateur arriva dans l’arène. C’était tous les vétérans du Colysée, les gladiateurs endurcis. Ils étaient en armes, prévenu que les choses n’étaient pas normales. Alors, le prince de Dinane se leva et marcha lentement jusqu’au promontoire qui dominait les lieux. Une fois en haut, il prit une voix forte pour déclarer.

« Comme vous le savez… la guerre embrase nos terres !

Des fous assoiffés de sang ont levé les armes contre nous ! De notre pacifisme, ils n’ont cure ! De notre civilisation, ils n’ont cure ! Alors… notre armée les attend, là-bas, dans les montagnes. Et ils ne pourront passer !

Gladiateurs, écoutez-moi bien. Derrières ces portes se trouvent dix longues-vies que nous avons capturé ! Dont Dozercan, le fils de Karoozis. Vous êtes les meilleurs combattants que cette ville connait, même si vous n’êtes qu’une bande de brigands. Voilà une chance de vous racheter ! Tuez-les et les survivants pourront constituer une armée clandestine. Et à l’issue de la guerre… vous serez libres.

Voilà, ce qu’on appelle la noblesse.

Notre mansuétude est grande.

Soyez-en digne ! »

 La foule applaudit promptement le discours du prince qui regagnait sa place. Olirne elle darda son regard sur la porte d’où sortiraient les combattants. Elle n’avait qu’un mot dans la tête. « Libre », peut lui importait l’escroquerie du contrat, il en valait la peine. A ses côtés, Tildus et Hartsen avait ressenti la même poussée d’espoir. Alors la porte s’ouvrit et les longues vies apparurent. Ils étaient immenses. Dix guerriers d’un noir intense, armée d’épée longue et d’épieu venaient de faire leur apparition. Ils avaient une mince armure de cuire qui dévoilaient leurs muscles sculptés par mille ans de combats et d’entrainement.

 Sans un instant de respect pour leurs mythiques ennemis, les gladiateurs chargèrent. Ce fut un tonnerre de sons, d’éclats, d’étincelles et de sangs. Maelström magnifique où la rage humaine s’exprimait sans contrôle. Les os craquaient comme des calebasses séchées au soleil, le sable accueillait les cadavres dans une funeste étreinte. La hargne était splendide de colère bestiale et primitive.

 Le flux des choses avait conduit Olirne en face de Dozercan. Elle avait beau chercher, chaque mouvement semblait la rapprocher de la mort, aussi, se cantonnait d’elle à une défense furieuse, cédant du terrain pas à pas, espérant trouver une brèche dans l’escrime de son adversaire qui menait à mal deux ennemis sans férir. Tildus à ses côtés n’arrivait pas plus à profiter de son allonge pour terrasser cet ennemi.

 Soudain Hartsen apparut à leur côté, esquissant une révérence devant Dozercan. Ce dernier lui rendit, démarrant un duel avec l’énervant acrobate. Au début, il sembla à Olirne que les adversaires étaient de force semblable. Puis, elle remarqua le dessus que prenait peu à peu l’homme à la peau d’ébène. Malgré tous les efforts d’Hartsen, il ne pouvait pas dominer. Il avait beau cabrioler, jouer du bâton dans les côtes de son opposant, sauter, parer, feinter, le fils de Karoozis ne perdait pas de terrain. Et, d’un coup d’épée, Dozercan passa sa garde, la lame taillada le diaphragme de l’acrobate qui resta un instant incrédule, observant son ventre perdre ses viscères. Et il s’écroula… mort.

 Dozercan reporta son attention sur la fratrie de lait. D’un saut, il franchit les quelques mètres qui les séparait. Son épée tranchant l’air à l’endroit où était la tête de Tildus une seconde auparavant. Les passes d’armes furent frénétiques, Olirne récolta une entaille qui lui mordit la nuque, Tildus boitait sévèrement, le muscle de sa cuisse avait été sectionné partiellement. Mais Olirne avait eu la satisfaction de savoir que du sang coulait aussi dans les veines de son ennemi. Sa hache avait mordu l’épaule du grand noir, allant jusqu’à trouver l’os.

 Désormais, les combattants se tenaient à distance respectueuse. Chacun jaugeait l’autre en silence et avec respect pour ses talents de guerriers. C’était tout un jeu de danse qui se déroulait. Les mouvements, nécessaire pour dresser sa défense, pouvaient être la porte du tombeau. Le sang, l’adrénaline et la fatigue parasitaient les esprits. C’était probablement l’un des combats les plus ardus qu’ils n’avaient jamais eu à réaliser.

 Le sable était glissant, gorgé d’un vermeil bien trop humain. Les armes paraissaient lourdes dans les bras des combattants épuisés de ces combats interminables. Et dans cette chaleur poisseuse, troublée par les ombres dansantes des braseros, Olirne vit la faille. Dozercan se déplaçait en pas croisé, mais régulièrement, il faisait un pas chassé qui rehaussait sa garde. Tildus l’avait également vu, puisqu’elle l’entendait compter les pas de son adversaire.

 Il se fendit alors, son trident plongeant vers l’aine de son ennemi. Surpris, celui-ci sauta en arrière, abatant dans le même geste son épée sur Tildus. Olirne sauta sur le géant, hache brandit et lui coupa le bras. Dozercan entraina alors la jeune femme au sol, ignorant la douleur de l’amputation, son poing martelant le visage d’Olirne. Cette dernière s’extirpa de ce pugilat en rampant, donnant des coups de pied frénétique vers son adversaire. Une fois un répit obtenu, elle dégaina le couteau qui restait dans sa botte et sauta sur le géant qui lui balança un coup dans les côtes. Le sable volait autour d’eux, couplé à de grandes giclées de sang. Sans lâcher prise, malgré la douleur due à ses os déjà broyés, Olirne mordit l’oreille du colosse noir qui hurla de douleur, abandonnant pendant une seconde sa résistance. Ce fut suffisant pour la jeune femme qui planta sa lame dans l’œil de son adversaire, l’enfonçant jusqu’à la garde. Libérant la violence du combat, elle lacéra à de nombreuses reprises le visage du défunt, le réduisant à l’état de bouilli.

 Alors, elle se jeta sur le dos, le souffle court, les cheveux collés par la sueur sur son visage. Après quelques secondes, elle chercha au son son frère de lait, sans l’entendre. Alors, de plus en plus inquiète, elle se releva, scrutant la masse des combattants qui continuait leurs tourbillons d’acier. Et elle le vit. A deux mètre d’elle, un sourire immense sur son visage, heureux d’avoir triomphé. C’était un rictus glacé et éternel, figé par l’immense épée batarde de Dozercan qui l’avait coupé en deux au niveau de la taille.

 Murmurant des « non » frénétiques, Olirne se traina jusqu’au corps de son frère. Lui agrippant les mains, cherchant un sursaut de vie, un miracle qui lui rendrait Tildus. Mais ce dernier était déjà mort et elle n’avait que des larmes à lui offrir en adieux, qu’une accolade comme messe, que sa tendresse déjà bien trop tardive.

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