Chapitre second. Partie IV
Karoozis lâcha la poignée de terre qu’il avait saisie. La nuit commençait à venir lécher les collines sur lesquels ses hommes avaient arrêté le campement. Des nuages recouvraient en masse la lune, les ténèbres allaient être charriées par la tempête. Comme s’il lisait dans ses pensées, un de ses hommes brisa le silence en s’approchant.
« Sale nuit pour dormir dehors. »
Le colosse dévisagea un instant son interlocuteur, le voyage avait accumulé sur son visage une couche de crasse qui empêchait presque de le reconnaitre. L’hygiène malheureusement dans ces marches était une option de luxe et souvent la fin du périple était annoncée par une puanteur absolue. C’était au final son physique qui le renseigna. L’homme était trapu, une de ces mains avait été raboté jadis, l’autre arboré une cicatrice béante, signe d’une lame. Ses cheveux étaient longs, argentés, signe non de vieillesses, mais d’une curiosité de la nature. Ses jambes étaient étonnamment longues vu sa taille réduite, courtaude, on les pensait capable de facilement enfoncer un mur vu leur puissance. Tout en lui respirait le vétéran, l’homme rompu au combat trop sanglant pour être remémorés. D’un hochement, le colosse salua son ami.
— Bonsoir Ruhad.
— Vous voulez que je demande à Donik d’opérer un de ces charmes ?
Le clan de Karoozis était originaire d’une de ces terres du sud, pleine de superstitions et d’un monde indompté, sans doute inapprivoisable à jamais. Pour ne pas sombrer dans la folie face à leur impuissance, là-bas, comme ailleurs, les hommes avaient imaginé pouvoir forcer le monde à s’adapter à leur besoin. Donik était donc le chaman de la troupe, chaman bien inutile s’il en était, mais il avait l’avantage de de rassurer les troupes. Ses danses grotesques offraient un spectacle risible, mais tant empli de traditions, de cérémonial, de précautions, qu’on ne pouvait l’observer sans se sentir au final terriblement petit face à la nature. Au final, songeait Karoozis, peut-être que les fanatiques avaient raison, que le monde était en proie à ses deux seuls entités, l’Ordre et le Chaos et qu’on ne pouvait qu’observer cet équilibre précaire qui en résultait.
« Pas tout de suite, se ressaisit le chef des longues-vies, plus tard, tu sembles avoir à dire, alors parle vieil ami.
— Les hommes ont appris… pour la prophétie de Ragne, Dozercan est mort ?
— Apparemment son heure était venue, répondit Karoozis remerciant l’obscurité de cacher ses yeux mouillés.
— Mais… il peut se tromper n’est-ce-pas ? Il n’a pas don de vue, il ne peut pas dire quand la faucheuse viendra pour nous.
Le colosse observa un instant encore Ruhad, le soldat était aguerri, il avait tenu à ses côtés les plus longs sièges, chargé sans faiblir des éléphants, guerroyé avec courage. Pourtant, l’homme avait les épaules basses, les yeux anxieux. Tout en lui sonnait comme un signal d’angoisse. D’un geste, Karoozis l’étreignit, il se souvenait
— Dozercan est mort… Tué par celle que nous allons récupérer. Et s’il est mort, alors ta fille l’est également. J’en suis navré…
Des pleurs inondèrent le visage de son ami, l’eau traçaient des sillons boueux sur ce visage ravageait par le chagrin. C’était le lot de chacun ici, la guerre était cruelle et rare étaient les enfants qui avaient survécu à leur parent. Les lames trouvaient toujours le chemin des larmes.
— Comment il le sait, sanglota Ruhad ?
Ce n’était probablement pas le moment d’un cours, mais quelque chose s’était aussi brisé au fond de Karoozis, il n’avait pas d’autres mots pour chasser la peine que ceux réclamer par ce père soudain trop seul.
— Lorsque les immortels ont été traqués… les humains n’ont pas su les tuer… ils les ont… transformés. Seuls quelques-uns ont perdu leur enveloppe physique, comme Kelde. Certains se sont eux-mêmes plongé dans l’absence, pour que le monde ne sache pas qui ils étaient, ils l’ont oublié eux-mêmes.
— C’est eux que Ragne nous envoie chercher. De Moïra à Olirne, tous sont amnésiques…
— Oui, c’est ça. Mais tu ne t’es jamais demandé comment il les trouvait ? Comme chaque immortel, Ragne sent la présence des siens, et il sait également dans quel état ils sont. Lorsque la colère gronde dans l’âme de celui qu’on traque. Le sang de ceux qui sont proches pulse et il sait alors qui est là, qui est blessé et qui va être tué.
— Mais il ne t’a rien dit pour ma fille, Dozercan a peut-être été capturé sans elle, se raccrocha Ruhad, plein d’espoir.
— Ruhad… elle ne l’aurait pas permis.
— Sans doute pas, admit-il.
Il y eut un silence, un de ceux qu’on ne veut pas briser, alloué à la mémoire des morts, offert à leur souvenir, comme le tribut honteux de ceux qui leur ont survécu. Chacun d’entre eux revoyait le fruit de leurs entrailles naitre et grandir. Dans leurs oreilles résonnait le plus beau des sons humains, le rire de celui qu’on aime. Ils restèrent ainsi de longues minutes, battus par les vents sur cette colline aride, perdu dans leur souvenir.
— C’est un drôle de soir, dit enfin Ruhad.
— C’est un soir d’adieu.
— Les prochains le seront aussi. Demain nous prendront les armes et d’autres tomberont. Ceux-là, nous les connaissions depuis des siècles, ceux-là mourront pour la vie de ceux qui les tueront.
Karoozis ne dit rien, son ami vomissait une bile amère qu’il charriait depuis trop longtemps. Il ne pouvait ni le blâmer ni l’empêcher de vociférer ainsi.
— C’est ironique, sinistrement ironique. Nous sauvons ceux qui nous tuent et condamnons ceux qui nous empêchent de les sauver.
— On le savait depuis longtemps que ce jour arriverait, répondit doucement Karoozis.
— Le trépas ne nous a jamais effrayé même tu veux dire. On l’a même cherché cette putain de mort, on lui a chié dessus partout où on a pu. On a plus tué chacun qu’un volcan en colère.
— Tu deviens religieux soudain ? Tu crois à ce besoin d’équilibre ?
— A quoi bon… si tu veux mon avis c’est cette question qui empêchera ces cinglés de s’implanter durablement, a quoi bon. Si on tente d’agir pour l’équilibre, il n’y a pas de récompense, pas d’apaisement, pas de repos. Il n’y a que le monde qui demeure. Elle est morte Karoozis ! Morte ! Pourtant regarde, la lune est toujours là, et demain le soleil brillera encore. Elle n’a pas eu de sens, pas eu d’impact. Qui ici à part Ragne aujourd’hui peur se permettre de dire que sa mort empêchera le soleil de briller à nouveau ? Nous sommes inutiles : Des jouets perdus entre des mains mathématiques.
— Sans nous, Ragne ne pourra pas permettre au soleil de nous éclairer encore.
— Oui… Nous, pas je. Il a besoin de soldats, il a besoin d’un peuple pour agir, pas de moi, pas d’elle. Que Dozercan meurt ou ne meurt pas, tant que nous subsistons, ça n’a pas d’importance. S’il n’en reste que dix à la fin, que notre peuple en est mort, ça n’a pas d’importance.
— Il n’y survivra pas non plus tu le sais.
— Bien sûr que je le sais, j’étais là ! J’étais là lorsqu’on est allé à cent dans la forteresse Kelde, j’étais là lorsqu’on lui brûlé l’essence, j’étais aussi là quand j’ai vu nos amis ! Nos frères mourir dans ce château. Quand sur cent, seul dix ont su courir dehors. Nous tuons le monde pour lui Karoozis ! Nous épuisons les dernières forces vives de sagesses que nous avons amoncelées
— Beaucoup le pense n’est-ce pas ?
— Probablement tous…, concéda Ruhad.
— Mais ils comprennent ?
— Mais ils ont confiance en toi. Ils te suivraient encore une fois au cœur de la forteresse Kelde.
— On a cherché d’autres moyens… Mais on ne peut pas ignorer Kelde, son armée nous balaierait, son …
— Je sais Karoozis. Je ne me tiendrais pas là si je t’avais pensé fou…
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