Chapitre III. Partie I

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 La passe s’étendait devant Karoozis et ses hommes. Il avait toujours détesté la traverser. Il se souvenait d’un temps ancien où il avait déjà dû porter la guerre en ces terres. Empli de ses souvenirs, il se laissa aller à ses pensées.

 Le soleil dardait alors son œil de plomb sur la terre battue. Voilà un mois qu’ils tenaient le défilé. Les troupes d’un énième seigneur de guerre les chargeait sans répit, abandonnant des centaines de soldats sur le sol, fauché par la mort. Leur nombre, qui paraissait illimité, leur était inutile dans la gorge. Et vague après vagues, ils se brisaient sur les boucliers.

 C’était ces combats qui avaient forgé son caractère, il lui semblait être devenu le golem des légendes anciennes, monstre impitoyable dénué de sentiments, immunisé à la fatigue et aux regrets. Et pourtant, chaque jour, juste après le réveil d’une nuit trop courte, il ensevelissait son chagrin sous le travail. Chaque passe d’armes était une bravade rageuse face à la mort, une danse sinistre où il défiait son ennemi avec l’espoir inavoué de succomber. Il n’en ressortait jamais que la lame nimbée de sang, l’armure poisseuse et l’âme perdue, cherchant nerveusement un réconfort dans l’humour sinistre et permanant.

 Hochant la tête pour se reprendre, Karoozis focalisa ses pensées sur sa tâche

 Le défilé se tenait au milieu de montagnes abruptes et infranchissables, comme une veine unique au milieu d’un corps trop dense. Si un homme seul et résolu pouvait arpenter les pics escarpés, une armée n’avait d’autre choix que ce chemin pour accéder au continent que se faufiler dans cette faille, hérissée de fortins et de tranchés, coupée ci et là par des venelles de pierres propices aux embuscades. C’était un coupe gorge, il l’avait gardé dans des guerres précédentes et aujourd’hui, il devait la passer vite.

 Si Ganz avait organisé ses défenses, une avant-garde devait déjà y être positionnée pour réceptionner leur avancée. Ce serait un massacre, complexe à suturer, même pour son génie militaire.

 D’un geste, Karoozis fit venir Ruhad et Nibungen, deux hommes en qui les siècles lui avait appris à poser une confiance absolue. La réussite de la mission était un impératif et il fallait s’assurer d’autres alternatives de réussite. Les deux hommes le regardaient en silence, attendant les instructions. La mine de leur meneur était grave, en soit, Karoozis n’avais jamais eu pour la mort organisé et daté une sympathie très grande.

— On est encore promis au sang ce soir mes amis…

 Ruhad hocha la tête, comme pour le colosse, il lui apparaissait de plus en plus que le fer, la fureur et le feu n’était qu’une perte de temps, triste divertissement pour ceux pour qui la mort n’avait pas de valeur. Tuer c’était se rappeler qu’ils vivaient, mais le poids de ces morts leur érodait paradoxalement l’envie de demeurer. En cet instant, il lui apparaissait que Karoozis et Nibungen étaient vieux, leurs visages étaient creusés de rides et de fatigues, abattu par la culpabilité des âmes qu’ils avaient détruites. Quelque part, malgré leur longue vie et leur succès chanté par milles légendes, ils n’avaient rien accompli sinon offert partout le désastre. Ils étaient compagnon de la mort, marchaient ensemble comme des prophètes du trépas.

 Karoozis reprit, comme conscient des pensées de son compagnon.

— La violence est un subside d’un autre temps. Peut-être que les hommes apprendront après cette guerre. Ils apprendront…, répéta-t-il avec une tristesse qui brisait sa voix.

— Elle est pourtant parfois nécessaire, se risqua Nibungen.

 Ruhad observa son ami. Lui, comme son chef, avait le visage fermé. Puis, il reprit.

— Mon chant s’arrête ce soir.

 Les deux hommes le regardèrent, pétrifiés. Il n’était pas rare qu’un des leurs connaisse le jour de son départ. Pourtant, le savoir avait toujours résonné comme une malédiction aux yeux de tous. Car la mort était chasseuse impitoyable qui frappait toujours sans se soucier de l’amour qu’on avait, et des efforts fait pour protéger l’âme promise au départ.

— C’est un bel endroit pour partir, continua-t-il, conscience de la gêne soudaine de ses amis.

— Il y a de l’herbe, approuva Karoozis, j’ai toujours voulu tomber dans l’herbe. Si possible près d’un talus battu par les vents.

 Il desserra ses mâchoires si souvent marqué par la réflexion, elles qui d’ordinaire réceptionnaient de plein fouet le choc des émotions, elles offraient soudain à Karoozis la saveur si amère de l’adieu. Il étreignit Ruhad de ces accolades qui ne s’embarrassent plus des convenances et du regard. La rencontre de leur chair, c’était la collision des millénaires d’amitié qui avaient été et qui étaient soudain condamner à ne plus exister que pour le temps d’un présent fugitif.

— Tu aurais voulu autre chose ? demanda Nibungen.

 Ruhad sourit en se tournant vers un de ces anciens amants.

— J’aurais bien revécu certaines nuits, plaisanta-t-il, mais sans te le dire, j’aurais eu l’amertume du secret, et en te le confiant, j’aurais eu la douleur de la dernière fois. Je meurs en guerrier, armes à la main et violence en tête, je n’ai vécu que de ça, c’est normal que je parte ainsi.

— Pourtant, tu as rêvé d’autres chemins… il y a quelques nuits, je t’ai entendu en parler avec Karoozis.

 C’est le colosse qui répondit ici, comme conscient du poids porté par Ruhad.

— Lorsque l’âme est trop lourde, on cherche à la soulager autrement. Demain le monde le fera par religion, en trouvant dans une philosophie imposé une réponse qui ne sera peut-être pas adaptée, mais si coutumière qu’elle pourra ôter la culpabilité. Ruhad… comme nous tous, se raccroche au rêve.

— Le choix est permanent, sourit lentement ce dernier. Je pouvais hier acheter une ferme et mourir dans mon étable ce soir. Le cœur soudain trop dur pour battre une fois de plus. Je pourrais encore faire demi-tour et galoper jusqu’à un bordel pour sombrer d’excès à minuit. Je suis ici avec vous pour tomber avec mes frères. Nous ne sommes pas humains, nous ne sommes pas non plus des dieux. C’est un bel endroit pour partir, répéta-t-il.

 Les yeux des trois hommes étaient luisants de larmes qui ne coulaient pas. Nibungen coupa alors.

— Tu allais envoyer Ruhad par mer et moi dans les cimes pour contourner.

— Oui, opina Karoozis, il faut récupérer Olirne de tous les moyens possibles. Alors comme la secte sera ici dans quelques jours à peine, nous devons trouver d’autres solutions au-cas-où.

— Le plus sûr c’est la mer, arrêta Ruhad.

— Oui…

— Je refuse de mourir noyé.

— Le plan a changé, concéda Karoozis. J’irais par la mer. Conduit les troupes dans la passe.

 Ruhad ferma lentement les yeux. Sa main se serra sur la hampe de son hallebarde, l’autre dévissa son pavois de son dos. Il mourrait ce soir non seulement en guerrier, mais surtout en capitaine. Il se sentit fier. Fier de mourir ainsi pour sauver les hommes, fier de commander le corps d’armée le plus puissant qui ait foulé cette terre, fier tout simplement d’avoir vécu. Il commença à s’éloigner en direction de la passe.

— Lorsque le jour des étoiles noires arrivera. Quand elles seront, dites-leur que Ruhad est mort pour que le soleil brille encore.

— Ce sera fait. On donnera ton nom aux ballades même, affirma Nibungen.

 Une partie de l’armée emboita le pas à Ruhad, comme un seul homme. Ceux-là étaient condamnés au combat, mais ils couraient au-devant sans peur. Ruhad ne mourrait pas seul cette nuit comprit Karoozis. Alors, il se souvint de ses vers anciens qui autrefois ornait de leurs couleurs le départ des siens. Il l’entonna à pleine voix, bientôt suivi par l’armée entière pleurant la guerre toute puissante.

Après sept années de guerre

Sept années de bâtiment.

Je reviens de Grande Terre

Je reviens si seul, si souvent

Je reviens de Grande Terre

Guerre guerre, vent devant.


J'ai passé des nuits entières

Debout au gaillard d'avant.

Sous bon vent sous vent contraire

Sous la brise et les brisants.

Sous bon vent souvent contraire

Guerre guerre, vent devant.


Voyez mon sac de misère

Lourd de poux, vide d'argent.

Allez dire au capitaine

J'ai obéi trop souvent.

Allez dire au capitaine

Guerre guerre, vent devant.


Mes amis, plus que naguère

Vous me verrez bien souvent.

Après tant d'années de guerre

J'aurai tant et tant de temps.

Après tant d'années de guerre

Guerre guerre, vent devant.


Je laisse la plage et la mer

Où j’en ai enterré tant

Je laisse derrière moi la guerre

Pas ton souvenir brûlant

Je t’ai perdu toi mon frère

Guerre guerre, vent devant


De là-bas à Grande Terre

Vent arrière, vent avant.

Les fleurs d'hiver étaient belles

Elles annonçaient le printemps.

Les fleurs d'hiver étaient belles

Guerre guerre, vent devant.


 Le chant s’arrêta et Karoozis prit la direction de la mer qui bordait la passe de chaque côtés, mâchoire implacable qui bordait l’accès au continent de ces récifs et faux fonds comme une gardienne impitoyable.

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