Chapitre premier. Partie I Bis
Karoozis dévisagea Ragne. Son immense cape pourpre le recouvrait de la nuque aux pieds. Elle trainait sur le sol sans jamais se salir. C’était une étoffe rare, elle capturait la lumière, fuligine et dansante. Ses mains, fatiguées par le temps, s’agrippaient tant bien que mal à un bourdon noueux en bois foncé. Il semblait presque submergé par ce tissu et la tirade de son adversaire l’avait épuisé. Le Marcheur s’était recroquevillé encore plus sous son amas de tissu. Craignant pour son ami, le géant noir porta la main à son arme.
— Un seul ordre de ta part et les longues-vies sont sur lui.
— Non, préserve tes forces, on va en tuer beaucoup trop d’ici la fin.
— Alors tu peux compter sur la Secte pour continuer de sacrifier inutilement des vies.
En effet, piquée au vif par la tirade, une nouvelle escouade désorganisée avait chargé la citadelle. Les flèches fendirent l’air dans un sifflement strident et, dans des grognements sourds, les assaillants furent propulsés au sol, vaincus par les arcs. Mais dans ce magma de corps, deux hommes semblèrent avoir échappé à la mort. Ils continuèrent de courir, galvanisés par leur foi, ignorant leurs compagnons qui venaient de mordre la poussière. Le spectacle avait quelque chose de ridicule. Les deux hommes étaient encombrés de leur robe de bure trop large, armés d’épées trop frêles face à une citadelle immense et garnie de soldats désespérés. Karoozis ne savait pas s’il assistait là à un acte de courage ou à un suicide volontaire.
Une nouvelle volée de flèches transperça l’air et l’un des coureurs. L’autre échappa une nouvelle fois à l’appel de la mort, louvoyant sans grâce entre les attaques, titubant à plusieurs reprises. L’homme n’avait plus conscience de lui-même, il n’en avait probablement pas plus de sa solitude non plus. Il était dans une transe guerrière absolue. Son hurlement perforait la nuit. Il était glaçant, comme s’il provenait d’un autre âge.
Sa charge l’emmena finalement face aux remparts de la citadelle où il sembla alors comprendre la vacuité de son acte. Il n’avait ni échelle, ni grappin, ni compagnons, ni soutien. Il était désespérément seul face à des merlons hérissés d’arcs. Un archer encocha et l’exécuta en silence. Ils savaient d’ors et déjà qu’ils étaient vaincus. Ils étaient trop peu, avaient des ressources limitées. Et face à eux se tenaient une armée de fous menée par un presque-dieu.
Ragne soupira. Lentement, il amena ses mains sur sa cape. Dans la lumière vacillante des torches, il tâtonna jusqu’à en trouver le fermoir. Lorsqu’il l’eut enfin, ses mains noueuses, rongées par le temps, se débattirent avec. Le métal était de qualité supérieure et demandait une grande force pour être ouvert, or l’âge avait altéré les capacités physiques du Marcheur. Après de longues secondes, l’étoffe tomba à terre dans un froissement d’air presque imperceptible.
Karoozis fit trois pas en arrière. Il savait ce que cet acte solennel signifiait. Ragne était à présent presque nu, simplement couvert d’un pagne abîmé, et il avançait difficilement face à la citadelle. Son corps perclus de cicatrices semblait s’oblitérer à chaque mouvement, se disloquant sur lui-même. Mais il tenait.
Des remparts, les défenseurs avaient vu le presque-dieu se rapprocher. Ils encochèrent et tirèrent avec la frénésie du désespoir. Les flèches se désintégraient dans l’air. Sur le Marcheur, il n’arrivait qu’une fine poussière. Karoozis serra les mâchoires. Aujourd’hui était Jour de Colère. Le bâton de marche de Ragne croissait comme la menace qu’il était.
Le silence était assourdissant, les uns observaient la mort qui allait s’abattre, les autres l’attendaient. Il n’y avait plus de résistance sur la citadelle. Les pierres elles-mêmes semblaient implorer un sursis, les miliciens avaient laissé leurs armes pour joindre leurs mains. Dans l’attente du départ, ils confiaient leurs âmes au premier dieu qui en aurait pitié.
Ragne regarda la citadelle devant lui, elle avait été splendide autrefois. On pouvait deviner ci et là, entre les merlons, les gravures de victoires. La tradition voulait qu’on laisse une trace du nom de la bataille et du général qui en avait été victorieux sur les remparts, en protection symbolique pour porter chance. Jadis, Ragne avait combattu au côté d’Ishar, lors de la mort des dragons. Mais ce temps était révolu.
Et aujourd’hui, le Marcheur allait détruire cette ville.
Il observa un peu plus longuement le visage des hommes qu’il allait tuer. Derrière lui, l’armée de la Secte trépignait comme un troupeau de hyènes. Il leva son bâton, figeant dans cette seconde l’attention du monde sur lui. Dans son muscle résidait tout le cynisme de la guerre. Ceux-là étaient innocents et ils mourraient. Ceux-là ne connaissaient ni humanité, ni bonté, et il les menait à la victoire. Des morts nécessaires, pendant une fraction de seconde, le fardeau lui sembla trop grand, la responsabilité trop immense. Il ne pouvait pas, il n’avait pas le droit…
Il abattit le bourdon. L’extrémité frappa le sol dans un tintement sonore. Alors, il ne se passa rien.
Puis une fissure apparu, fine et fragile, elle rampa, organique et poisseuse en direction de la citadelle. Chaque mètre la faisait plus béante, elle grandissait. Puissante et immense, goulue, elle était assoiffée de ce que Ragne lui avait offert.
Il lui fallut cinq secondes pour atteindre la citadelle, le craquement de la pierre et de la terre avait conquis la nuit. Il n’y avait que ce son. Pourtant, Ragne lui n’entendait que les murmures inquiets des condamnés.
L’onde de choc s’abattit comme le courroux d’un dieu, c’était un séisme contrôlé qui fractionna la citadelle, cent brèches apparurent dans ses murs, les épées se brisèrent, les dents se morcelèrent, les heaumes se fendirent. Rien ne résistait face à la puissance incommensurable du Marcheur.
Dans un ballet grotesque, les malheureux qui se tenaient sur le chemin de ronde furent propulsé dans les airs, ils mourraient en tombant au sol. Ceux qui tenaient les portes furent empalés par des éclats de pierres qui les parsemèrent d’alvéoles sanguinolentes.
Ragne n’avait jamais été que la mort.
Il était las, certains avaient survécus et il ne voulait plus. Le fardeau était trop immense, la tâche trop affreuse.
D’un geste à Friedel, il invita la secte à charger.
Alors, le mutisme des troupes se brisa. Ils déferlèrent sur les malheureux comme la gangrène sur une plaie. Les fanatiques se bousculaient pour entrer les premiers dans les décombres du bastion. Les défenseurs étaient hagards, désarmés, sans défenses. Parfois, par égard, peut-être par jeu, certains assaillants se rangeaient à leur niveau et c’était sans armes qu’ils les tuaient. Leurs mâchoires se refermaient sur la jugulaire de leur victimes, d’autres les étranglaient, l’un même –celui qui avait attrapé le prince- s’ingénu à le monter en haut des ruines du donjon et à le pousser dans le vide à chaque étage, et à le remonter un étage plus haut, et à le pousser encore… Mais la civilisation rattrapa vite l’armée qui abrégea les vaincus avec honneur. Les épées tranchaient, les masses broyaient, les haches disloquaient. Car la Secte était pitié.
Ragne se détourna du massacre. Ramassant sa cape, il s’escrima à nouveau contre le fermoir avant de se blottir sous la chaleur réconfortante du tissu. Pourtant, nul textile ne serait assez agréable ni aucun feu assez brûlant pour réchauffer son âme.
Karoozis le rattrapa alors qu’il titubait.
— Demain, tout le monde saura que la ville est tombée. Kelde la première.
— Leudel s’en occupe.
— Je te raccompagne à tes quartiers.
— Tu as encore à faire. Les rouages sont lancés. Il faut désormais créer les autres armes.
— Elwant puis la Passe ?
— Evite de séduire sa femme, on la dit vraiment belle. J’ai besoin de lui. Sans son savoir et son intelligence, Leudel m’a assurée que les probabilités de réussir diminuait de moitié.
— Moitié ce n’est pas non plus indispensable, mais donc je ne coucherais avec elle que si elle est vraiment belle, j’en fais le serment.
Il tourna les talons, suivi de près par son équipe. Ragne les observa partir dans la nuit, les longues-vies étaient ses plus vieil alliés. Voilà deux milles ans qu’ils combattaient ensemble. Leur plan aujourd’hui avait mis des siècles à se penser. Les rouages avaient été longs à poser et ils en connaissaient les conséquences.
Le Marcheur posa le regard sur Karoozis. Le géant noir disparaissait dans la nuit, son armure de cuir teinté le rendait difficilement perceptible si son arc d’os, d’une blancheur nacré, forgé dans les reste d’un dragon, ne luisait pas dans l’obscurité. Ragne savait quelque part qu’il observait pour l’une des dernières fois un ami. Puisque bientôt, l’un ou l’autre tombera au combat. C’était inévitable, la mort réclamait toujours son dû. Lui était presque dieu, derniers des siens. Karoozis était le fils de Gorath, Celui Qui Combattait. Voilà trop longtemps qu’ensemble ils marchaient. Trop longtemps qu’ils tuaient pour sauver les hommes d’eux-mêmes.
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