35. La danse des chaperons
Ysée
Lorsque nous redescendons de notre petite promenade, les filles sont aux anges. Je crois que c’est la première fois qu’elles ont pu s’approcher autant de moutons et, comme le beau blond a choisi ce moment pour plaider sa cause, elles ont eu tout le temps qu’elles souhaitaient pour s’occuper des animaux. Je le précède dans la descente et n’ose pas me retourner pour le dévisager car je ne veux pas qu’il se fasse de fausses idées, mais quand même. Oser mettre à plat les choses comme ça alors que j’étais en mode guerrière, il n’a pas peur. Et il m’a presque convaincue, même si je reste sur ma réserve. Il a certes un beau discours et quelques arguments convaincants, ça n’excuse pas son paternalisme vis-à-vis de moi.
En arrivant près de la maison, nous croisons Yvon. Sophia se réfugie derrière moi quand le vieil homme nous lance en silvanien un puissant bonjour de sa voix grave et forte. Il faut dire que sa grosse barbe grise et ses yeux d’un bleu clair et perçant peuvent intimider ceux qui ne le connaîtraient pas. Mais ce gros bourru est un ange et c’est lui qui s’occupe de la datcha et en garde les clés quand nous ne sommes pas présents. Un véritable ange gardien.
— Yvon, que fais-tu là ? Tu t’es perdu ? lui demandé-je en souriant après lui avoir fait une bise sur sa joue barbue.
— Je file au village, voyons, Ysée. Il faut que j’aide à préparer la soirée. Tu viens, j’espère ?
— Quelle soirée ? demande Lila, pas timide du tout. On peut y aller, Ysée ?
— Euh, je ne sais pas, c’est quoi, cette soirée ? demandé-je.
— Mais enfin, la fête du village, s’esclaffe Yvon. Tu ne te souviens pas comme tu aimais ça, gamine ?
Des tas de souvenirs me reviennent immédiatement en tête. Mon premier baiser, ma première danse. La première fois aussi où je me suis vivement faite disputer par mon père suite à la nuit passée loin de la maison sans prévenir. Que de bons moments. Je suis prête à accepter tout de suite, mais je repense à ce que Mathias a dit plus tôt. Sécurité d’abord !
— On va y réfléchir, Yvon. A tout à l’heure, peut-être.
Snow qui n’a rien compris à nos échanges nous regarde, méfiant, et je laisse les filles rentrer en courant dans la maison pour lui expliquer et traduire ce qu’il vient de se dire.
— Tu vas être fier, conclus-je alors qu’il m’a écoutée avec attention, je n’ai pas tout de suite dit oui pour y aller, je te demande d’abord. Et je crois que ça serait bien pour les filles et j’ai vraiment envie d’y aller. Tu en penses quoi ?
— Hum… Tu es sûre de pouvoir faire confiance à ces gens, Ysée ? Ils te connaissent, savent que tu es ministre, j’imagine. Il suffirait d’une petite fuite pour que de mauvaises personnes sachent que les filles sont là.
— On est dans un petit village, tout le monde sait déjà qu’on est là. Qu’on aille ou pas à la fête, ça ne changera rien. Mais même au milieu du règne de l’ancien Président, tout le monde était uni et soudé dans la révolte. Je crois qu’on peut leur faire confiance, ce sont tous des gens loyaux et fidèles à la Gitane.
— Très bien, soupire-t-il, vaincu. Mais je viens avec vous.
— Encore ? Tu ne nous fais pas confiance ? Ou alors, c’est parce que tu cherches une petite paysanne avec qui passer du bon temps ? le titillé-je en souriant.
— Ça pourrait être tentant, qui sait… Je proposerai peut-être qu’on alterne des jours de congés pour pouvoir profiter de la vie ici, me lance-t-il en arquant un sourcil. Par contre, je suis parisien, tu sais… Alors les fêtes paysannes… Hormis celles que j’ai vues pendant mes missions, de loin ou en surveillance, je suis novice.
— Eh bien, tu découvriras ça en même temps que les filles alors. Lila va être trop contente, mais je compte sur toi pour faire son chaperon en même temps que son protecteur.
— Compte là-dessus, Arthur va me castrer si je laisse sa fille se laisser approcher par un garçon. Mon Dieu, c’est bien la seule situation où il me ferait vraiment flipper, d’ailleurs, rit-il.
— Bien, on va inviter Florent aussi, alors. Il faudra bien que quelqu’un ait les yeux sur moi aussi. Sinon, qui sait ce qui pourrait m’arriver, n’est-ce pas, Monsieur le control freak ?
— Non, il faut que l’un de nous reste à la maison pour surveiller. On ne sait jamais. Je n’ai que deux yeux et deux bras, mais je suis largement capable de m’occuper de la sécurité de trois personnes, promis. Il faut que j’empêche les garçons de te toucher, toi aussi ?
— Ah non, au contraire, ça me changerait de mon jouet ! répliqué-je du tac-au-tac.
— Ben voyons, et donc, il n’y a que les militaires qui doivent se priver de tout ça parce qu’ils sont en mission ? La vie est tellement injuste, soupire-t-il théâtralement.
Peut-être que s’il se décoinçait un peu, c’est lui qui pourrait remplacer mon jouet… Rien que de penser à ses bras musclés autour de moi et ses doigts et ses lèvres sur mon corps, je pourrais être trempée et pleine de folles envies. Mais pour l’instant, il me faut annoncer la bonne nouvelle aux filles qui me sautent dans les bras. Lila est aux anges et nous passons le reste de l’après-midi à arranger une de mes anciennes robes pour qu’elle puisse la porter. Il faut la raccourcir mais surtout corriger les tailles. L’ado commence à avoir de jolies formes, mais elle n’a pas encore mon tour de poitrine. Pendant ce temps-là, Mathias est allé se reposer et c’est Florent qui joue au Tonton avec Sophia qui s’est levée de sa sieste en pleine forme. Quelle énergie elle a, cette enfant !
Avant de partir, Lila me rejoint dans ma chambre alors que je viens tout juste d’enfiler une petite robe blanche que j’ai retrouvée dans les armoires de ma chambre. Je me tourne vers elle et me demande ce qu’elle désire me demander.
— Ça va, Lila ? Tu as besoin de quelque chose ?
— Ysée… commence-t-elle avant d’hésiter. Tu pourrais m’aider à me maquiller ? Je ne sais pas le faire et toi, tu es trop jolie quand tu le fais…
Mon cœur fond en la voyant aussi timide et je suis heureuse de son compliment.
— Tu sais, je ne suis pas sûre que tes parents approuveraient… Mais bon, ils ne sont pas là et il faut bien que tu grandisses. Tu penses quoi d’un truc discret mais qui change tout ?
Elle approuve en hochant la tête, ravie de mon accord, et elle récolte les compliments des deux militaires quand ils la voient. C’est donc dans une ambiance très gaie que nous nous rendons à la fête du village où la musique bat déjà son plein. Je retrouve tout de suite l’ambiance de ma jeunesse, comme si le village n’avait pas changé, comme si les musiciens étaient toujours les mêmes. Je m’attends presque à voir ma mère dans un coin, avec son regard de chaperon aux aguets, mais ce soir, je suis libre comme l’air. Lila, toujours aussi intrépide, ne tarde pas à s’éloigner et à aller s’intégrer au petit groupe de jeunes tandis que Sophia reste à nos côtés. Elle est trop mignonne à se trémousser comme elle le fait sur la musique traditionnelle que nous écoutons.
— Oh, Ysée ! m’interpelle Yvon. Tu es revenue avec ton amoureux et ta petite ?
Il ne me laisse pas le temps de rétablir la vérité quant à la réalité de la relation que j’entretiens avec le Français qu’il lui met une bonne tape dans le dos et nous sert deux verres d’un petit alcool fabriqué dans le coin.
— Tu as réussi à nous tenter, me contenté-je de répondre en me collant un peu plus à mon soi-disant amoureux.
Je me tourne vers lui et lui explique ce que le villageois vient de dire.
— Ils sont mignons, les habitants du coin, n’est-ce pas, Chéri ? demandé-je à Mathias en lui prenant le bras.
— Bien sûr, adorables, affirme Snow en passant son bras autour de mes épaules avec un sourire tendre sur les lèvres.
J’hésite un instant à le repousser, mais c’est moi qui ai lancé le jeu et ce ne serait pas correct de jouer ma Sainte Nitouche après l’avoir initié. Je n’aime pas trop qu’il se mette à nouveau à jouer au protecteur avec moi, mais si je veux être honnête, je suis bien, là, comme ça, près de lui. J’ai une envie folle de glisser mes doigts entre les boutons de sa chemise pour accéder à son torse, mais je me retiens et nous observons les jeunes qui sont en train de danser sur une musique plus moderne.
— Lila a l’air de bien s’amuser. Et Sophia n’est pas en reste, dis-donc ! m’exclamé-je en pointant mon doigt vers un groupe de petits enfants à qui elle donne une leçon si j’en crois son positionnement à côté du tableau noir sur lequel elle écrit.
— Ces gamines sont géniales, sourit-il en resserrant sa prise sur mes épaules. Pleines de vie, toujours souriantes, c’est dingue. Surtout pour Lila, d’ailleurs… Cette soirée n’était semble-t-il pas une mauvaise idée, ma Chérie.
Alors que j’essaie de me dégager de son étreinte qui me trouble plus que ce que je ne veux bien l’admettre, il m’entraîne à sa suite dans une petite danse en ligne où il semble trouver naturellement sa place. Je me demande comment il connaît l'enchaînement des pas, mais je comprends vite qu’il ne fait qu’observer et reproduire ce qu’il voit. Ce type a une capacité d’adaptation impressionnante et nous évoluons côte à côte jusqu’à ce que la musique s’arrête. Je suis un peu essoufflée et cherche à voir ce que font Lila et Sophia quand tout à coup, je sens se poser sur mes hanches les mains de Mathias.
— Pas de panique, Sophia est avec Lila et elles sont en train de boire près du bar, Ysée, rit-il en me tournant légèrement en direction des filles.
Je suis la direction qu’il m’indique et suis rassurée de les voir s’amuser avec les enfants du village. Mais j’ai énormément de mal à me concentrer car Mathias s’est collé contre moi.
— Tu fais quoi, là ? chuchoté-je en essayant de lui faire comprendre qu’il me met mal à l’aise par mon intonation.
— On ne doit plus jouer au petit couple ? me demande-t-il doucement. C’était plutôt agréable, pourtant…
Ses lèvres sont dangereusement proches des miennes alors qu’il me surplombe et ne relâche pas du tout la pression qu’il exerce pour me serrer contre lui. Une part de moi a envie de jouer et de le provoquer tandis que l’autre, plus sage, me fait comprendre que si je commence un truc comme ça, je ne sais pas si je pourrais l’arrêter.
— C’est un jeu trop dangereux, Mathias, et pas du tout convenable. On est en mission, là, insisté-je en attrapant ses bras pour les écarter de mon corps et faire un pas en arrière pour m’éloigner de sa présence trop tentante à mon goût. Et puis, je n’ai aucune envie d’être la prochaine au tableau de chasse. Surtout que ça te déconcentre, beau blond. Regarde, tu oublies tous tes devoirs de chaperon !
En effet, un jeune adolescent s’est approché de Lila et discute avec elle. Je trouve que lui aussi s’est beaucoup approché de sa potentielle proie et la similarité avec l’attitude du Français refroidit aussitôt mes ardeurs.
— Mieux vaut pour lui qu’il n’approche pas plus pendant que je les rejoins, grogne-t-il en faisant quelques pas avant de se stopper. C’est toi qui as commencé, pour info, mais je comprends, pas de problème. Je te laisse te trouver un mâle, mais sois discrète, je n’ai aucune envie d’avoir la réputation de laisser ma nana dans les bras d’un autre.
Sa nana ? Non mais, pour qui il se prend, lui ? Tout de suite, l’atmosphère s’est refroidie et son départ pour aller rejoindre Lila m’empêche de réagir comme je l’aurais souhaité. Je ne serai jamais la nana de ce type qui ne fait que jouer sur son charme naturel pour m’attirer dans ses filets. S’il me prend pour une fille facile, il va vite déchanter. En tout cas, cela m’apprendra à jouer avec le feu. Quelle idée stupide de ne pas démentir les propos d’Yvon par simple esprit de provocation !
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