44. Une conversation sans détours
Mathias
Je jette un œil à aux filles à travers le rétroviseur et constate qu’elles commencent à s’impatienter à l’arrière. Sophia baragouine dans son siège auto et Lila doit lui rendre son doudou toutes les trente secondes. Le pauvre a sans doute vécu le plus grand nombre de chutes de sa vie aujourd’hui.
Florent, à mes côtés, passe son temps à regarder dans le rétroviseur droit, tandis qu’Ysée demeure silencieuse depuis que nous sommes montés en voiture. Et moi, je prends des détours depuis une demi-heure, sans parvenir à voir une voiture particulière qui nous suivrait. Je pense que c’est bon, mais je ralentis encore une fois et me gare sur le bas-côté d’une longue ligne droite.
— Restez dans la voiture. Promis, on arrive bientôt. Flo ?
Je n’attends pas de réponse et sors du véhicule, suivi par mon collègue.
— T’en penses quoi ? lui demandé-je en m’adossant contre le coffre, les yeux rivés sur la route. Ça a l’air d’être bon…
— Ça a l’air, oui… Mais je reste inquiet quand même. Tu sais qu’avec les techniques modernes, ils peuvent nous suivre même sans qu’on les voie… Je le sens pas trop, là.
— Je sais, soupiré-je. Pour qu’Ysée s’inquiète, c’est que c’est sérieux. Même si elle a des doutes. On va tourner encore un peu. Peut-être qu’on ne devrait pas rentrer tout de suite… Ou… J’en sais rien, ça me gonfle ! J’aurais jamais dû proposer cette sortie, putain.
— Je crois qu’on peut rentrer. Pas sûr que ça serve à quelque chose de tourner encore. Ça va juste inquiéter les filles.
— T’as sans doute raison, marmonné-je en lui lançant les clés. En route.
Je file m’installer sur le siège passager, m’attache et me tourne en direction des petites gonzesses, trop silencieuses pour que ce soit signe d’un réel calme.
— C’est bon, tout va bien, on rentre, mesdemoiselles. Hé, Lila, l’interpelé-je en attrapant son bras pour qu’elle arrête de regarder derrière elle. Tout va bien, on n’est pas suivis, respire. Ysée, ça va ?
— Oui, ça va. J’ai dû imaginer ce regard du policier, c’est tout. Et puis, même s’il m’a reconnue, rien ne dit que c’est un problème. Il est censé être du côté de la Présidence, non ?
— Oui, c’est sûr, mens-je en lui faisant un clin d’œil. Mais tu as eu raison de nous prévenir, il vaut mieux être prudents. Bien joué, Madame la Ministre, il faut croire que les emmerdeurs de militaires français déteignent sur vous.
— Tonton, glousse Sophia, t’as dit un gros mot.
— Promets-moi que tu ne le diras pas à tes parents quand on les verra, sinon je kidnappe ton doudou, souris-je en chatouillant sa petite jambe qui dépasse du siège, la faisant se tortiller.
Florent a déjà redémarré et j’essaie de détendre l’atmosphère en les faisant rire, puis en montant le son de la radio pour chanter, ou plutôt massacrer, les sons qui passent. Evidemment, la petite dernière est hilare la plupart du temps, Lila parvient à se détendre, même si je vois dans ses yeux qu’elle n’est pas dupe. Ysée, quant à elle, me regarde différemment… Du moins, de ce regard plus doux et moins méfiant qu’elle me réserve lorsqu’elle me voit avec les filles. Ce regard qui me donne envie de bomber le torse de fierté, et qui, je l’avoue, me fait bander.
Comme si nous pouvions communiquer par la pensée, Florent gare la voiture tout près de la porte d’entrée et en position de départ, puis il sort en demandant aux filles un coup de main pour préparer le déjeuner. J’observe Ysée récupérer Sophia dans ses bras et constate qu’elle prend la décision de mettre cet incident de côté. Son fort caractère l’aide à faire la part des choses, c’est parfait. Espérons que tout se termine bien et sans trop de galères, je ne voudrais pas qu’elle craque à un moment donné.
De mon côté, je sors le téléphone prépayé que j’ai activé en quittant la boutique et récupère le numéro de Julia dans la boîte à gants avant de m’éloigner de la maison. Je ne peux pas donner l’habitude aux filles d’appeler leurs parents pour le moment, mais il faut tout de même que je l’informe de ce qu’il s’est passé, juste par précaution, alors je ne tarde pas à l’appeler et soupire en entendant son ton à la fois sec et las, lorsqu’elle s’annonce.
— Salut, Ju. T’as deux minutes à m’accorder ?
— Oh Mat ! C’est toi ! commence-t-elle tout d’abord d’un ton joyeux du fait de m’entendre. Il se passe quelque chose ? Il y a un problème ? continue-t-elle plus inquiète.
— Les filles vont bien, respire. Disons qu’on commence à tourner en rond et qu’il fallait qu’on trouve un moyen de contacter nos proches. Bref, nous sommes allés en ville ce matin, et… Malgré la tenue plutôt bien trouvée pour planquer Ysée, possible qu’un flic l’ait reconnu. Je voulais juste t’avertir, mais on va être vigilants.
— Mais pourquoi vous êtes tous allés en ville ? Vous croyez que vous êtes en vacances ou quoi ? s’agace-t-elle. Et si c’est un flic, c’est pas très grave, il n’y a pas beaucoup de rebelles dans votre coin, ça devrait aller, non ?
— Oui, bien sûr… Je… Tu me connais, je préfère prévoir, c’est tout. C’est sûrement rien. Et… Pour ton info, tout le monde commence à tourner en rond ici, ça devient long. Les filles ont besoin de se sentir un peu en vacances. On fait gaffe, Julia, tu le sais.
— Oui, je sais que je peux te faire confiance, Mat. Espérons que vous puissiez bientôt rentrer. Marina va mieux, ça devrait permettre de pacifier un peu le contexte général.
— Et toi, comment tu vas ?
— Mes filles me manquent… Vu que tu as un téléphone, on pourrait leur parler, non ?
— Achète-toi un prépayé, on va essayer de limiter les risques, quand même. Je te laisse, Ju. Fais attention à ton joli petit cul, hein ? Si tu savais comme j’aimerais être avec toi… J’en peux plus de tourner en rond, c’est bien pour tes filles que je supporte tout ça.
— Attention au tien aussi, Mon Chou. Et merci pour tout. Je t’appelle dès que j’ai un téléphone.
Je raccroche rapidement en soupirant comme un damné. Cette situation commence à m’étouffer… Mais je sais que je ne peux rien faire, que tout ce qui compte pour Julia, pour le moment, c’est que ses filles soient en sécurité. Mais si ça me touche d’être la personne à qui elle confie ses bébés, j’avoue que je serais presque vexé qu’elle ne veuille pas de moi à ses côtés.
— Tiens, Flo, marmonné-je en tendant le téléphone une fois dans la cuisine. Va appeler ta femme, et dis-lui que je me ferai pardonner de t’avoir embarqué là-dedans. Profite.
— Ouais, je crois qu’elle était contente quand j’ai quitté l’armée pour te rejoindre, mais là, elle doit être en train de déchanter. Je te ramène le téléphone dès que j’ai terminé.
J’acquiesce avec un sourire compréhensif. Sa famille en a déjà bien bavé avec l’armée, mais aussi et surtout avec la Silvanie. Je ne sais pas ce qui m’a pris de l’embarquer avec moi. Peut-être que c’était égoïste, que j’avais besoin de voir quelqu’un d’autre souffrir de ce retour ici, en fait. Ouais, vraiment très égoïste ; que vaut un cœur brisé par rapport à la vie d’une enfant en danger ? J’ai fait n’importe quoi.
Le reste de la journée passe d’une façon un peu étrange. Les filles sont assez mutiques et nous nous acharnons à leur changer les idées à coups de jardinage, de jeux extérieurs et de blagues vraiment bancales. En vérité, je crois que nous avons encore tous la tête à ce matin et, pour ma part, je ne peux m’empêcher de réfléchir à une façon d’améliorer la sécurité. Seulement, à deux, difficile de faire mieux que ce que nous proposons avec Flo. Quand enfin, les nénettes sont endormies, je me sers une grande tasse de café et vais prendre mon tour de garde pendant que mon collègue se repose. Je suis surpris de trouver Ysée sur la terrasse, il me semblait l’avoir entendue s’enfermer dans sa chambre après avoir embrassé les petites.
— Tout va bien ? lui demandé-je en m’installant à côté d’elle sur les marches de la terrasse.
— Un peu stressée, avoue-t-elle. Je me demande pourquoi le regard de ce policier m’a mise si mal à l’aise et si je suis en train de devenir folle.
— Je comprends. Tu as bien fait d’en parler, Ysée, je crois qu’il vaut mieux prévenir que guérir, tu sais ? Maintenant… Est-ce que tu as vu à quoi tu ressemblais avec ta vieille robe et ton chapeau ? me moqué-je pour tenter de la rassurer. Il n’y a pas que le flic qui t’a dévisagée, tu sais…
— C’est bien ça qui m’angoisse. Lui, ce n’était pas naturel… Mais bon, il faut penser à autre chose, ce n’est pas bon de toujours ressasser les mêmes choses
Nous gardons tous les deux le silence un moment, le regard perdu vers l’horizon où le soleil se couche sur cette journée folle. Elle a raison, à quoi bon ressasser ?
— Ton frère est militaire, Ysée ? lui demandé-je finalement. Je l’ai vu au concert, avec tes parents. Il a la tête pour. Enfin, le regard, surtout…
— Oui, Daryl est dans l’armée. Il doit être parti sur le front de l’Est avec tout ce qu’il s’y passe…
— Des enfants au service de leur pays, vos parents doivent être fiers de vous.
— Si mon père s’en souvient, oui, sûrement, répond-elle, un peu amère.
— Ton… ton père est malade ? soufflé-je en me tournant vers elle. Je suis désolé…
— Disons qu’il a des hauts et des bas. Et toi, tes parents vont bien ?
— J’ai eu ma mère au téléphone tout à l’heure, elle m’a remonté les bretelles comme si j’avais huit ans parce que je ne lui ai pas donné de nouvelles, ris-je, mais… Elle sait pourquoi je suis là et elle approuve, forcément. Mon père, lui, est mort quand j’étais gosse. Il faudra que je te donne le téléphone, demain, si tu veux appeler tes parents. Et on demandera des nouvelles de ton frangin à Julia.
— Cela me fait un peu peur de les appeler. Tu imagines si c’est mon père qui décroche et qu’il ne me reconnait pas ?
— Il en est à ce stade-là ? Je veux dire… Il a été diagnostiqué ? Tu parles de hauts et de bas, mais… C’est quand même un stade avancé, s’il en arrive là, non ?
— Non, il n’y a pas de diagnostic. Mon père ne veut pas se soigner, c’est une vraie tête de mule !
— Les chiens ne font pas des chats, plaisanté-je. Tu connais cette expression ?
— En silvanien, on dit que la Mer ne produit pas la Terre. C’est facile à comprendre, oui.
— Je vois… Et toi, comment tu vas ? Je veux dire… Une fois que le masque de la nana insupportable et revêche est tombé. Tu fais encore des cauchemars ?
— Je me sens inutile comme tout, ici, mais à part ça, ça va. Et ce que je fais la nuit ou pas, ça me concerne, me répond-elle sur la défensive.
— Ok, soupiré-je, excuse-moi de m’inquiéter pour toi, Madame la Ministre. Tu sais que mordre ne sert à rien ?
— Excuse-moi, mais j’ai du mal à faire confiance aux hommes, Monsieur le Garde du Corps. Et puis, si je te disais qu’entre deux cauchemars, je pensais à un beau blond qui s’occupe de moi, ça ne changerait rien vu que je ne t’intéresse pas. Tu vois, inutile de me confier sur mes nuits.
Je ferme les yeux et déglutis péniblement. Pourquoi est-ce que nos conversations virent toujours sur ce genre de choses ? Elle ne m’aide pas, putain.
— J’ai du mal à faire confiance aux femmes, Madame la Ministre. Quant au reste… On m’a appris à ne pas mélanger le boulot et le plaisir, et je l’ai aussi expérimenté à mes dépens... Sinon, je peux t’assurer qu’il y a un moment que je t’aurais chargée sur mon épaule et fait jouir jusqu’à épuisement, soupiré-je en me levant pour m’éloigner de quelques pas.
— Je crois que tu prends tes désirs pour la réalité, Mathias ! Et en plus, tu fais ça de manière prétentieuse, sourit-elle.
— C’est ça. Allez, va te reposer, Ysée, la journée a été chargée…
— Bonne nuit, Mathias. Et désolée d’avoir causé tout ce stress aujourd’hui.
— Ne sois pas désolée, c’est moi qui ai voulu cette sortie et ce foutu téléphone… Je te le répète, tu as fait ce qu’il fallait. Bonne nuit, Ysée.
Je l’observe se lever et monter les quelques marches avant de disparaître à l’intérieur de la maison sans plus m’accorder un regard. J’ai encore bien du mal à cerner cette femme, ou du moins à percer la carapace, parce qu’il s’agit de ça. Se cacher derrière cette virulence permanente ou presque, c’est comme moi et mes provocations, se montrer aussi franche dès qu’il s’agit de sexe, je sais ce que c’est aussi. Je crois bien que nous nous ressemblons bien plus que nous ne voulons bien l’avouer, en fait…
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