46. La fin des vacances
Mathias
Je me laisse tomber sur mon lit en soufflant comme un bœuf. Seule la pleine lune éclaire la pièce et je grogne en me tortillant pour déloger mon arme de l’arrière de mon pantalon. Mon cerveau a définitivement grillé, pas possible autrement. C’est vrai, y a forcément un truc qui cloche chez moi, sinon, à quel moment rouler une pelle à Ysée a pu me sembler être une bonne idée ?
D’un autre côté, c’est elle, aussi, merde ! Entre son petit regard triste après l’appel à ses parents, ses lèvres toutes douces sur ma joue, sa poitrine pressée contre mon torse… Je ne suis qu’un homme, moi, sage depuis trop longtemps ! Et puis, elle avait l’air d’apprécier les choses, c’est elle qui m’a chauffé. Réaction normale de répondre à son baiser, non ? Fait chier… J’ai dépassé les bornes, et le pire dans tout ça, c’est que je ne regrette pas vraiment. Ou pas du tout. C’était beaucoup trop agréable pour que ce soit le cas !
Résultat, je crois que nous avons passé la journée à éviter le regard de l’autre autant qu’à nous bouffer des yeux. Je ne sais pas combien de fois j’ai surpris les siens posés sur moi, sans doute au moins autant qu’inversement. Je ne sais même pas comment j’ai fait pour venir dans cette piaule alors qu’en arrivant sur le palier, je me suis retrouvé devant la porte de sa chambre sans même m’en rendre compte. J’avais juste envie de continuer ce que Flo a interrompu. Bordel, j’aurais pu le décapiter autant que lui lécher les pieds quand il a débarqué dans la cuisine. Je crevais d’envie d’embarquer Ysée sur le vieux canapé pour poursuivre ce que nous avions commencé, voire même de la charger sur mon épaule comme un Cro-Magnon pour la séquestrer dans sa chambre et la faire jouir jusqu’à épuisement. Ouais, Florent a bien fait de débarquer, sinon j’aurais fait une connerie pas possible. Une dinguerie assurément bien agréable, mais une belle connerie quand même. Pas dans ce contexte, pas maintenant.
Je tends l’oreille en entendant du bruit dans l’escalier et me redresse quand la porte s’ouvre. Mes pensées se recentrent immédiatement sur la mission quand je vois la tronche de Florent qui me fait signe de regarder par la fenêtre.
— Y a du mouvement dans la forêt, des lampes de poche. J’ai fait le tour de la maison, j’ai peur qu’on soit encerclés.
— Quoi ? Mais… T’es sûr de toi ? marmonné-je avant de grimacer en voyant effectivement de petits faisceaux lumineux au loin. Putain, c’est pas possible ! Va réveiller Ysée et redescends surveiller, dis-lui de s’habiller et de me rejoindre dans la chambre des filles. Je m’occupe d’elles et je te rejoins. Essaie de voir combien ils sont et… Flo… Fais gaffe à ton cul, il va falloir la jouer fine et j’ai pas envie que ta femme me bute.
Je n’attends pas sa réponse et tire la malle sous le lit pour récupérer du matos. C’est la poisse à grande échelle. Je le laisse se servir et file dans la chambre des filles sans tarder. Pas trop le temps de réfléchir, mais il faut quand même que je pèse mes mots. Ça me tue de leur faire encore vivre une galère et j’ai envie de ruer dans les brancards. Pendant une seconde, je m’imagine les laisser ici et aller déloger tous ces enfoirés moi-même au beau milieu de la forêt. Ce serait un carnage, clairement… Mais j’ai peu de chance d’en réchapper. Avec Florent, on a étudié les alentours, mais pas au point de pouvoir assurer à deux contre je ne sais combien de mafieux ou je ne sais quels gars suffisamment tarés pour vouloir s’en prendre à deux gamines.
— Lila, debout ma belle, chuchoté-je en la secouant jusqu’à ce qu’elle sursaute. Désolé, ma jolie, mais il va falloir qu’on parte d’ici très vite.
— Partir ? Les méchants sont là ? dit-elle dans un demi-sommeil dont elle émerge pourtant rapidement, retrouvant certainement des réflexes de la dernière guerre.
— Oui. Ils sont encore loin, ça va aller, mais on ne doit pas tarder, soufflé-je en lui caressant la joue. Ça va aller, Lila, je te promets qu’on va vous sortir de là, ok ? Habille-toi.
— Je m’occupe de Sophia, ne t’inquiète pas, me répond la courageuse jeune fille. Tu dois avoir autre chose à faire que t’occuper de nous.
Je soupire et dépose un baiser sur son front. Comment ne pas admirer cette gosse ? Je crois que je vais la vénérer jusqu’à la fin de mes jours. Je lui lance un sourire que j’espère rassurant et sors de la chambre, me cognant contre Ysée que je stabilise en posant mes mains sur ses épaules.
— Ça va ? lui demandé-je en essayant de lire en elle dans la pénombre.
— Oui, tu sais combien ils sont ? Il faut qu’on sorte avant d’être encerclés, non ?
— Je descends rejoindre Florent pour voir tout ça. Je… Lila est debout, elle réveille Sophia. Quand vous êtes prêtes, descendez et attendez-nous dans la cuisine, assises au sol, ok ? Si… Si tu le sens, essaie de prendre de la nourriture dans les placards, charge-la dans le gros sac noir de l’entrée. C’est bon pour toi ?
— Oui, ça va aller. Ce ne sera pas ma première évacuation en urgence…
— Je me doute, soupiré-je en lui tendant une arme de poing. Au cas où. Essaie de ne pas me plomber les fesses, ok ?
Je n’attends pas sa réponse, dépose un baiser sur son front et descends les marches quatre par quatre en me traitant d’abruti. Depuis quand je fais ça, moi ? N’importe quoi, Mat… C’est vraiment n’importe quoi. Focus !
— Alors, ça donne quoi ? demandé-je à Florent en me postant à ses côtés. Y a du monde partout ou pas ?
— Non, ils ne connaissent pas le terrain et il y a toujours le chemin derrière la grange. C’est notre seule chance, je pense.
— Ok… Une petite promenade de nuit avec une gamine de même pas quatre ans, ça va être génial… Il faut pas traîner, on récupère les filles et on se tire d’ici avant que ça dégénère.
Flo et moi regagnons l’intérieur au moment où Ysée descend avec les petites. Sophia semble encore à moitié endormie dans les bras de la Ministre, et j’ai presque envie d’embrasser cette dernière quand elle se dirige vers la cuisine sans tarder et dépose le petit Koala dans les bras de sa sœur. Je ne m’attarde pas et fais le tour du rez-de-chaussée pour récupérer les armes que mon collègue a planquées un peu partout alors qu’il s’occupe de remplir le sac de nourriture avec Ysée.
— Enfilez ça, ordonné-je en leur tendant des gilets pare-balles. C’est juste une précaution parce qu’on n’a pas d’infirmière sous la main. Florent va porter Sophia sur le trajet.
J’aimerais revenir quelques heures en arrière, retrouver la poussière des fées. Ok, c’était nul, j’ai vraiment des idées en carton, mais au moins, tout le monde riait, on était bien loin des visages fermés et des regards hantés, du silence assourdissant de cette vieille baraque qui pourrait devenir notre tombe.
Je charge le sac de provisions sur le dos d’Ysée sans qu’elle bronche et prends celui des armes avant de me planter devant elle.
— Ça va, c’est pas trop lourd ? Dis-le si c’est le cas, mieux vaut éviter de te ralentir, on va marcher un moment, ils viennent de l’avant de la maison, on ne peut pas risquer de prendre la voiture, on ne sait pas ce qui nous attendrait sur la route.
— Non, ça va. Je n’ai plus l’état de forme de quand j’étais dans la rébellion, mais je n’ai pas non plus tout perdu.
— Bien. Je passe devant, on sort par l’arrière et on rejoint la grange. On va prendre le petit chemin qui mène dans la vallée. Levez bien les pieds, il est un peu encombré, mais la lune devrait nous permettre d’y voir quelque chose. Flo, t’es prêt ?
Un signe de tête me suffit pour aider Lila à se relever, récupérer Sophia et la déposer dans les bras de mon collègue. La tension est bien présente dans la pièce, mais nous n’avons pas le choix et pas le temps non plus d’hésiter. Je traverse le salon et guette les alentours une fois devant la baie vitrée. Il ne semble y avoir personne et je me surprends à prier pour que ce soit vraiment le cas alors que je fais signe à la troupe de me suivre. Cette cour que je trouvais trop petite lorsque je m’y sentais enfermé me semble cette nuit beaucoup trop grande alors que nous devons la traverser à découvert une fois que nous avons longé la maison. C’est calme, presque trop d’ailleurs, et ça ne me dit rien qui vaille.
Je ne devrais pas y penser, mais je m’en veux d’avoir voulu sortir acheter un putain de téléphone qui nous aura servi en tout et pour tout une heure. Quelques minutes chacun pour rassurer nos proches, pour nous rassurer nous-mêmes. Mais à quel prix ? Surtout que le calme apparent est brisé brusquement. Beaucoup trop brusquement, même, parce que tout le monde sursaute au bruit caractéristique d’un fusil d’assaut. Je remercie les années d’entraînement, les nombreuses missions et mon besoin de rester réactif en toutes circonstances alors que j’attire Ysée dans mon dos, non sans remarquer que Florent, un peu plus loin, se glisse derrière le vieux chêne, la main de Lila dans la sienne. Lui au moins est à couvert, et je n’ai d’autre choix que balancer la sauce à l’aveugle pour nous couvrir.
— Cours jusqu’à la grange, t’arrête pas, je te couvre !
Beaucoup resteraient pétrifiés dans ces circonstances, mais évidemment, grandir dans un pays en guerre, ça forge le caractère autant que l’armure invisible. Ysée ne se fait pas prier et allonge ses foulées tandis que je tente de la suivre sans relâcher mon attention de l’endroit d’où les tirs proviennent. J’entends au loin Sophia pleurer et mon cœur se serre dans ma poitrine, mais j’essaie de rester focus jusqu’à ce que mon chargeur soit vide. La grange est tout près, je dégaine mon arme de poing pour continuer à tirer et attrape la main d’Ysée pour les derniers mètres une fois que je suis totalement à vide.
— Ça va, t’es pas blessée ? lui demandé-je en la collant contre le mur pour la palper un peu partout et m’assurer que ce n’est pas le cas.
— Non, ne t’inquiète pas. Pas besoin de cette excuse pour me peloter, tu sais ? me répond-elle avec un sourire aussi surprenant que bienvenu.
— Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, Bébé, ris-je en me débarrassant de mon sac pour l’ouvrir et recharger. Je vais avoir besoin de toi. Flo est coincé et il faut que je l’aide. Tu peux tirer n’importe où sauf sur nous ?
— Quand il faut tirer un coup, tu peux compter sur moi, oui.
— Fais gaffe que je ne te prenne pas au mot, Miss pas si coincée que ça.
Je charge un fusil d’assaut et le dépose entre ses mains alors qu’elle l’observe sans laisser paraître une quelconque émotion, puis recharge mes armes.
— Couche-toi là, vise l’avant de la cour, tu tires par petites rafales pour économiser les balles et tu fais gaffe au recul de l’arme. Je me dépêche de récupérer les filles et on se tire d’ici. T’es prête ?
— Oui, je suis prête. Fais attention à toi, Mat. Je tiens encore un peu à ton joli petit cul.
J’acquiesce et lui donne le feu vert, m’élançant en direction de Florent dès qu’elle commence à tirer. Foutue pleine lune, j’aurais pu y aller discrètement, mais en étant à découvert, je suis forcément visible et je tire à l’aveugle jusqu’à ce que je me retrouve avec les trois autres. Une rapide inspection me rassure, tout le monde va bien. Je fais signe à Lila de grimper sur mon dos et constate qu’Ysée a cessé de tirer. Est-ce qu’elle est déjà à court de munitions ou elle a eu le réflexe de ne pas gaspiller les balles ? Putain, je crois que la savoir avec un fusil à la main m’excite, dans tous les cas. Je suis un vrai détraqué, comme si c’était le moment de penser à ça ! Merci l’adrénaline, j’ai l’impression d’être un boxeur surexcité après un match et qui a besoin de décharger. Magnifique.
Flo et moi nous élançons à nouveau à travers la cour en tirant, et je souris comme un con en voyant Ysée faire de même. Sacrée gonzesse, surprenante ! Comment peut-elle être aussi emmerdante au quotidien et aussi futée dans ces conditions ? Cette fille est un mystère.
Je dépose Lila lorsque nous sommes protégés par la grange et remets mon sac sur mon dos après avoir rechargé pour relayer Ysée.
— C’est bon, debout, Madame la Rebelle, on se tire d’ici. Récupère ton sac et garde l’arme en bandoulière pour le moment, je te décharge après.
Rebelle docile, Ysée se lève et s’exécute, plus bandante que jamais. Ouais, j’ai un vrai problème avec les femmes armées, c’est sûr. Ou avec elle… Et si c’est les deux, je suis mal. Je pourrais redescendre sur terre alors qu’elle perd l’équilibre sous le poids du sac, parce que c’est maladroit, mais je n’ai pas vraiment le temps d’y penser puisqu’elle se retrouve à découvert. Je me relève et l’attire contre moi pour la ramener derrière la grange alors qu’une balle siffle à mon oreille, me faisant grimacer. Putain, c’était moins une !
— Allez, on se tire d’ici, maintenant !
Espérons qu’on ne croisera pas de méchants sur le trajet et que Flo a raison en prétendant qu’ils ne connaissent pas suffisamment le coin pour nous attendre dans la vallée…
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