67. Le contre-coup de l'infirmière
Ysée
Lucky Luke ? Il doit y avoir une erreur, là. Et pourtant, j’ai bien un fusil entre les mains et je l’ai utilisé sans aucune hésitation. J’essaie de me repasser le film des événements dans ma tête, mais c’est un peu flou. Ce que je sais, c’est que j’ai entendu plein d’explosions et que je me suis approchée pour découvrir Mathias en train de tirer le corps de Jérémy. Et j’ai vu ce soldat qui le mettait en joue. Là, mon cerveau s’est arrêté de fonctionner et tout ce que j’ai pensé, c’est que c’était lui ou Mathias. Et j’ai armé mon fusil et tiré avant même d’avoir réalisé que je l’avais fait. En plein dans le mille. Je crois que je l’ai abattu de sang froid et que ça ne me fait rien. Je suis juste soulagée de voir que Mathias n’a rien et qu’il a repris le contrôle de la situation.
Il est d’ailleurs en train de me parler, là et je me reconnecte à la réalité pour comprendre ce qu’il veut. Il est en train d’ouvrir un kit de premiers secours et semble râler. Il me faut encore quelques instants pour voir que c’est à moi qu’il parle et je secoue la tête pour me remettre les idées au clair.
— Désolée, Mathias. Je… J’étais perdue dans mes pensées. Tu vas bien ? Tu n’as rien ? Et Jérémy ? Je peux faire quelque chose ? ajouté-je en m’agenouillant à côté d’eux.
— Je vais bien, Ysée. Jérémy a besoin de soins, mais il va s’en sortir si on nettoie proprement la plaie et qu’on suture. J’ai besoin que tu sois à cent pour cent avec moi. Donne-moi des compresses, s’il te plaît, me demande-t-il en enfilant des gants. Comment tu vas, toi ?
— Je crois que ça va. J’ai failli te tuer, mais tout va bien. Tiens, voilà les compresses.
Je regarde Mathias procéder avec dextérité et précision pour enlever le tissu autour de la blessure de Jérémy. Le gilet pare-balles a permis d’éviter le pire, mais il y a quand même un beau trou d’où s’écoule du sang. J’espère seulement que la balle n’est plus dans le corps et qu’il ne va pas y avoir d’infection. Quand son chef met du désinfectant sur la plaie, le soldat reprend conscience.
— Putain, Mat, je t’ai dit que j’aimais pas les chatouilles ! gueule-t-il à notre intention.
— Arrête de te plaindre. Je peux t’assurer que tu ferais moins le malin si t’étais cul nu avec un trou supplémentaire. Dis-toi qu’il y a toujours pire !
— Tu as de la chance, tu as un médecin et une jolie infirmière pour s’occuper de toi, lui dis-je en tendant de nouvelles compresses à Mathias ainsi qu’une petite aiguille pour la suture.
— Mat n’a rien d’un doc, grommelle Jérémy. Il fait des sutures dégueulasses avec ses grosses paluches.
— Mon pote, je peux t’assurer que j’ai des doigts de fée ! s’esclaffe l’intéressé. C’est toi qui gesticules tout le temps en appelant ta maman dès que tu vois une aiguille. Je réitère, prends-toi une balle dans le cul et tu comprendras ta douleur, chochotte !
— Je peux faire la suture, si vous préférez, dis-je, incertaine.
— Tu l’as déjà fait ? me demande Mat en se tournant vers moi. Tu sais, Jerem bougonne, mais il va s’en remettre, rien ne t’y oblige.
— Oui, je l’ai fait. C’est comme tu préfères, Jérémy. Je… Je m’en veux un peu. Si tu es blessé, c’est un peu à cause de moi.
— A cause de toi ? s’étonnent-il d’une seule et même voix.
— Ben oui, si je n’avais pas insisté pour qu’il y ait une opération pour sauver mon frère, on ne serait pas là aujourd’hui… Alors, cette suture ?
— Ysée, s’esclaffe Jérémy avant de grimacer, la seule connerie que tu as faite, c’est de venir ici en douce. Pour le reste, à l’instant où on a appris qu’il y avait des portés disparus, une opération de récupération était forcément envisagée, à voix haute ou pas. Tu n’y es pour rien. Mais vas-y, suture, j’ai hâte de sentir tes jolies petites mains sur moi.
Je pousse Mathias qui ne se fait pas prier pour me laisser la place. Je désinfecte mes mains et attrape l’aiguille. Au moins, je vais me concentrer sur une tâche précise qui va me faire oublier cette culpabilité que je commence de plus en plus à ressentir.
— Je suis désolée, mais ça risque de piquer et de tirer, Jérémy. Tu es prêt ?
— Si tu me fais trop mal, j’aurais droit à un baiser ? me lance-t-il d’une petite voix, le sourire aux lèvres.
— S’il n’y a que ça pour te faire plaisir…
Je me penche et lui fais un petit bisou sur le bout de son nez avant de reprendre mes soins. Ce n’est pas la première fois que je m’occupe d’une blessure et je m’attaque directement à la plaie. Sous la douleur, Jérémy perd à nouveau connaissance et j’en profite pour terminer rapidement la petite ligne de suture.
— C’est bon, Mathias. Tu vois que je peux être utile ? lui dis-je en montrant le résultat final. Cela va lui faire une jolie cicatrice, une de plus.
— Je crois que j’ai mal… au dos… Je peux avoir un bisou, moi aussi ?
— J’en reviens pas, tu essaies de profiter de la situation ? Il ne faudrait pas qu’on réveille Jérémy et qu’on l’aide à se mettre un peu plus à l’abri, plutôt ?
— J’ai failli y passer et je lui ai possiblement sauvé la vie, soupire-t-il théâtralement, il peut bien attendre quelques secondes de plus, non ? Et au moins, tant qu’il pionce, on a la paix. Mais ok, pas de bisou, j’ai compris, Madame la Ministre. Quel égoïsme !
— Tu abandonnes vite, Chef, rétorqué-je en souriant. Et tout à l’heure, tu n’as pas demandé pour m’en faire un. Je crois que c’est toi qui n’en as pas vraiment envie.
— J’avais besoin de me donner du courage pour la suite. Tu devrais être honorée que mes lèvres se soient posées sur les tiennes, jolie infirmière ! Bref… Tu restes avec lui ? Je vais voir où nous en sommes. Il faut qu’on s’éloigne de ce coin rapidement, me dit-il en se levant avant de me voler un baiser. J’en avais envie, tu vois ?
— Je vois, mais il va falloir que je t’apprenne quelques petits trucs.
Je l’attrape derrière la nuque et l’attire contre moi avant de poser mes lèvres sur les siennes. Ma langue vient immédiatement s’insérer et jouer avec la sienne alors que je l’embrasse avec une énergie bien loin des petits bécots qu’il m’a donnés. Quand je le relâche enfin, je souris malicieusement.
— Tu vois, c’est ça un baiser. Allez, au boulot, Beau Blond. L’équipe a besoin de son chef concentré !
— Hum… Ça, c’était plus qu’un baiser, t’en as conscience ? Je reviens, me répond-il, le regard perdu au loin, avant de s’éloigner.
— Ne te fais pas d’illusions, je suis juste un peu chamboulée ! Tu imagines, pour une fois que je vise juste ! lui lancé-je alors qu’il disparaît dans les bois.
Je profite de l’état d'inconscience de Jérémy pour couvrir la plaie, me nettoyer les mains et surtout réfléchir à ce qu’il vient de se produire. Je n’en reviens toujours pas des événements qui se sont déroulés depuis le début de l’assaut des ennemis. Et je ne pense pas au coup de feu que j’ai tiré là, même si c’est en soi déjà bien exceptionnel. Non, je pense à ce que j’ai vécu avec Mathias. C’est quoi tous ces baisers ? Je crois qu’on se cherche tous les deux et qu’aucun de nous ne veut l’admettre. Mais qu’est-ce que c’est bon ! J’en reviens pas à quel point chacun de ces baisers m’a donné envie de plus. A chaque fois qu’on se touche, à chaque fois que nous nous embrassons, j’ai l’impression de m’envoler et de décoller vers les étoiles. C’est fou à quel point tout ça me donne du plaisir.
Quand il revient avec une bonne partie de l’équipe, je suis en train d’échanger avec Jérémy qui semble aller beaucoup mieux vu le nombre de bisous qu’il me réclame. Nous organisons notre repli et nous sommes occupés à notre nouvelle installation jusqu’à la fin de la journée. Je suis crevée, je crois que j’ai eu assez d’émotions pour ma journée. Et surtout, maintenant que l’agitation est retombée, je suis à nouveau plongée face à ma responsabilité dans toute cette histoire. Jérémy et Mathias ont failli y passer comme nous tous, d’ailleurs. Et tout ça, juste parce que je les ai poussés à monter cette expédition. Je rumine ces pensées en boucle dans mon coin quand je sens une présence à mes côtés. C’est Mathias qui vient s’asseoir et qui me lance un drôle de regard.
— J’ai encore fait une bêtise, Chef ? demandé-je un peu brusquement.
— Oui. On ne s’est pas engueulés depuis des heures et tu ne m’as pas lancé de piques, ça me fait flipper. Plus sérieusement… Qu’est-ce qui t’arrive, Ysée ?
— Rien, Mathias. C’est juste qu’on ne devrait pas être ici. Ce serait sûrement plus efficace de faire jouer la diplomatie pour retrouver mon frère, non ? Tu imagines si Jérémy était mort ? Ou si c’était toi qui t’étais pris une balle ? Je ne me le pardonnerais jamais…
— Ysée, chaque personne ici est présente parce qu’elle le voulait, pas par obligation. Jérémy a raison, entre militaires, il y a un lien particulier, un côté très familial et protecteur. Quand l’un des nôtres est en mauvaise posture, on va l’en sortir. Peu importe le bataillon, peu importe quelle armée, quel pays. C’est comme ça, on n’abandonne pas les nôtres, tu comprends ? Et on s’est engagés, la mort est une option, c’est comme ça. Quant à la diplomatie… En Silvanie, vous ne connaissez pas, je crois, sourit-il tristement avant de m’attirer contre lui. Tu ne dois pas te sentir coupable. On en a vu d’autres, tu sais ?
— J’ai failli te mettre une balle dans la tête, Mathias. Je suis un danger public avec une arme. Comment ça se fait que tu ne sois pas en train de m’engueuler ? Je… je m’attendais à ce que tu me renvoies tout de suite après un tel épisode.
— Tu viens juste de découvrir que je suis l’homme parfait, ricane-t-il. Et puis, je me suis rendu compte qu’au final, tu ne me détestais pas tant que ça puisque tu m’as sauvé la vie.
— En essayant de te la prendre ! Je vise tellement mal que c’est le mafieux que j’ai descendu. Le pauvre, ricané-je. Je crois que c’est vraiment comme ça que j’ai fait pour le toucher. Tu vois, ce n’est pas rassurant.
— Merde, j’avais pas pensé à ça... Tu viens de briser tous mes espoirs ! pouffe-t-il. Je peux te poser une question plus sérieusement ?
— Oui, bien sûr.
Je me love plus près de lui et profite de ces instants où j’arrive à mettre de côté les sentiments un peu sombres qui m’agitent depuis le début des événements du jour.
— C’était la première fois ? me demande-t-il doucement en resserrant sa prise.
Je n’ai même pas besoin de lui demander de quoi il parle et je frissonne avant de finalement lui répondre.
— Malheureusement non… Mais ça ne rend pas les choses plus faciles pour autant. Je n’ai pas ton expérience, Mat…
— Crois-moi, peu importe le nombre, il arrive toujours un moment où ils reviennent te hanter, soupire-t-il. C’est fou comme le cerveau peut enregistrer un nombre incroyable de détails, même dans l’urgence et le danger… N’hésite pas à venir m’en parler, si tu en ressens le besoin. Vraiment, Ysée, pas la peine de faire la forte, ok ? Personne ne l’est face à la mort, je crois.
Je ne sais pas quoi répondre à tant de gentillesse et je me contente dans un premier temps de profiter des caresses qu’il me prodigue et de la chaleur de son corps contre le mien. Je suis bien, là, dans ses bras et j’aimerais que ce moment ne cesse jamais.
— Dis, je sais que ça ne se fait pas, mais tu veux bien rester près de moi jusqu’à ton tour de garde ? Je… Je ne dormirais pas, sinon, alors que là, comme ça, je crois que cela ne me posera aucun problème de partir au pays des rêves…
— Je ne bouge pas de là. Repose-toi, je suis là…
Et effectivement, je me sens m’endormir alors que ses bras m’entourent et m’emprisonnent. Moi, la femme forte, je suis comme un bébé ou un objet fragile dans ses mains. Et le pire, c’est que j’adore ça.
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