Mathias

— Il se passe quoi avec la Ministre ?

Je me retiens de soupirer et vérifie que mon arme est chargée sans répondre. Sébastien n’est pas du genre curieux, en général, mais il faut convenir qu’on joue à découvert, elle et moi. Qu’il s’agisse de se disputer ou de se chauffer, d’ailleurs.

— Ce qu’il se passe ? Tu le vois bien, elle est insupportable et n’en fait qu’à sa tête, au point de nous suivre, seule, du campement jusqu’au village.

— Et donc, pour la punir, tu lui roules des patins ?

— Rouler des patins ? Seb, t’es sûr d’être de ma génération ? Tu parles comme un vieux !

— Mon prof de français parlait de se nettoyer les amygdales, tu trouves ça plus à la mode ?

— Heu… On peut peut-être changer de sujet, au pire ?

Mon ami ricane à mes côtés alors que nous approchons du camp, et je suis forcément de retour, mentalement au moins, dans cette maison au papier défraîchi et à la ministre chaude comme la braise. Elle m’a tellement agacé à me reprocher injustement de ne pas l’avoir emmenée avec moi ! Et puis… ma colère a fondu comme neige au soleil quand j’ai perçu la jalousie dans ses propos. C’était terriblement excitant et ça m’a donné envie de jouer, encore, avec elle. Elle part au quart de tour, et si ça finit systématiquement en roulage de patin, en nettoyage d’amygdales ou je ne sais quelle autre expression, ça en vaut largement la peine. Pour être honnête, j’ai hésité à le faire quand elle m’attaquait. Il n’y a vraiment que ça pour la faire taire, alors j’aurais pu user de ce stratagème. Surtout qu’elle réagit aussi vivement, dans ce contexte…

— Mec, arrête, t’es flippant.

— Quoi ?

— T’as le regard lubrique et un sourire débile sur le visage. C’est écœurant.

En même temps, les lèvres d’Ysée ont le pouvoir de m’enflammer, de m’assoiffer et de me rassasier à la fois. Rien que d’y repenser, mon sang s’échauffe, ma bouche s’assèche et j’ai envie de faire demi-tour.

— Va te faire foutre, Seb, marmonné-je en me faufilant entre les tentes. On remballe, les gars ! On a un toit pour la nuit. Comment tu te sens, Jérémy ?

— Mon infirmière me manque. Tu l’as laissée où ? Tu abuses, Chef. Entre la blonde qui vient te chercher et la belle Ministre qui disparaît, tu n’en laisses pas beaucoup aux copains ! Tu vois, ça va mieux si je peux parler de cul.

— La Ministre est restée là-bas, les lèvres rougies et gonflées à cause du Chef, ricane Seb à côté de moi.

— Bien, quand vous aurez fini de raconter des conneries, profite d’être en forme pour lever ton cul et lever le camp. On a du boulot une fois sur place. Les deux autres soldats Silvaniens se trouvent dans d’autres villages, il faut qu’on les récupère demain avant de rentrer.

— Ça veut dire que la petite jeune qui est venue tout à l’heure, elle est dispo ? demande Jérémy, toujours aussi prêt à se saisir d’une belle occasion.

— Stop ! grondé-je. On a autre chose à foutre que parler de ça, bon dieu ! Si t’es capable de baiser, t’es capable de porter ton sac de vingt kilos et de démonter les tentes. Au boulot !

C’est moi qui ai la réputation de queutard, et ce sont les gens autour de moi qui passent leur temps à parler de cul, c’est dingue. Oui, Dita est mignonne, mais je doute que se taper un bourru français la branche plus que ça. Quant à Ysée… Si elle joue la jalouse, je ne suis pas mieux. L’imaginer coucher avec l’un de mes collègues me file des envies de meurtre, voire même de torture avant d’arriver à l’assassinat.

Je m’éloigne pour démonter le camp et tâche de rester le plus loin possible de ces deux imbéciles. Je prends bien mon temps pour qu’ils s’occupent du maximum en compagnie des soldats silvaniens, et fais signe à Jérémy d’arrêter les frais lorsqu’il grimace et souffle comme un bœuf. Pas dit qu’il soit en état de tirer son coup ce soir et ce sera bien fait.

Nous reprenons la route en direction du village dans une ambiance plutôt joviale. Retrouver des portés disparus, c’est quand même le pied, il faut le dire. Je me demande pourquoi je n’ai pas appelé Julia moi-même pour lui annoncer la nouvelle, d’ailleurs. Pourquoi est-ce que je voulais à tout prix voir Ysée retrouver son frangin ? C’est ridicule… Je suis ridicule. Et en train de m’attacher plus que de raison, même si je refuse d’y réfléchir plus que ça. Il y a bien d’autres choses à gérer pour le moment.

Le manège se rejoue une fois arrivés à la maison qui nous accueille, sauf qu’on ne monte pas les tentes, ce soir. La jolie Dita prépare le repas pour tout le monde et je profite d’un moment de calme pour m’enfermer dans la salle de bain et faire un brin de toilette. J’ai abandonné l’entretien de la barbe depuis un petit moment, Julia dirait que je ressemble à un yéti alors qu’elle ne se plaint jamais de son Bûcheron, mais je crois qu’Ysée aime bien, en tout cas, je n’ai jamais eu de réflexion de sa part à ce sujet. C’est bien l’une des seules choses qui a échappé à son courroux, d’ailleurs.

Ysée est redescendue avec son frère, Jérémy drague Dita dans la cuisine et je découvre qu’il sait manier un couteau pour autre chose que se défendre. Ça me fait sourire de voir cette armoire à glace jouer le cuistot avec un air doux sur le visage, c’est presque flippant, d’ailleurs, mais ça semble plaire à la jeune Silvanienne.

Je fais signe à Sébastien de me rejoindre dehors, où nos collègues sont installés sur un vieux salon de jardin, masqués par une haute haie, une bière à la main. L’ambiance est chaleureuse et détendue, c’est soir de fête, semble-t-il.

— J’ai vu avec Dita la localisation des deux autres villages, demain matin, on se sépare et on y va. J’ai hâte de rentrer au Palais.

— Oui, ça, c’est une mission rondement menée, on est efficaces, Chef !

— Il reste encore deux hommes à récupérer, il va falloir rester sur nos gardes… Il suffit d’une mauvaise rencontre pour que cette mission devienne un drame.

— Vu comment ils sont organisés, ça devrait aller, non ? Moi, je ne suis pas vraiment inquiet.

— Le relâchement est l’ennemi de la réussite. Je sais que ça paraît facile, mais j’aimerais vraiment que tout le monde reste concentré et sur ses gardes. On a déjà quatre blessés à rapatrier, j’aimerais autant qu’on en reste là sur le comptage.

— Tu es un vrai Chef, toi. Toujours à réfléchir et à rester sérieux. Tu ne veux pas te détendre un peu ? Ce soir, on ne risque pas grand-chose.

Julia va bien se marrer quand je vais lui raconter ça, tiens. Toujours à réfléchir et à rester sérieux ? J’ai dû prendre un sacré coup de vieux…

— C’est grâce aux chefs que vos petits culs rentrent sans dommages, souris-je, et que vous ne foncez pas tête baissée n’importe où, n’importe comment, tels la Ministre de la culture.

Séb se marre en m’entendant parler d’Ysée.

— Ouais, elle met de l’animation quand même, ça fait plaisir à voir. Littéralement, d’ailleurs, hein, Chef ? finit-il, narquois.

Je lui tends mon majeur sans pouvoir empêcher un léger sourire de fleurir sur mes lèvres, ce qui fait rire à peu près tout le monde ici. On est d’accord, tant sur l’animation, pas toujours agréable cela dit, que d’un point de vue simplement visuel. Penser le contraire serait sacrément difficile.

Je les laisse à leurs discussions pour rentrer dans la maison et ricane en passant devant la cuisine. Jérémy se retrouve affublé d’un tablier rose à carreaux, absolument dégueulasse, et il arrose un poulet comme l’aurait fait ma grand-mère.

— Bordel, mon gars, si seulement j’avais un appareil photo, me moqué-je. Je ferais tirer ce cliché pour l’accrocher au bureau !

— Il est très mignon, intervient Dita en souriant alors que son fort accent silvanien est vraiment charmant.

— Bon, ça va, hein, grommelle-t-il en continuant néanmoins sa tâche.

— Bougonne pas, mon bichon, Dita est sous le charme et je suis carrément jaloux, lui lancé-je alors qu’Ysée entre dans la cuisine.

— N’embêtez pas cette pauvre jeune fille, voyons. A deux, ça va faire beaucoup pour elle ! bougonne-t-elle immédiatement.

— Tu m’étonnes, ris-je. Personne ne survit à deux étalons comme nous. Comment va ton frère ?

— Il s’est endormi, il est encore fatigué. Et j’ai l’impression que tu te surestimes un peu.

Elle s’adresse ensuite en silvanien à Dita qui éclate de rire avant de lui répondre aussi dans leur si jolie langue.

— Elle dit que vous ne lui faites pas peur et qu’elle est prête à se soumettre au test. Et que si elle survit, vous devez devenir ses esclaves pendant les cinq prochaines années, traduit Ysée en souriant, mutine. A votre place, je relèverais ce challenge !

Je souris et lance un regard appuyé à Dita qui rougit alors que je la détaille de la tête aux pieds. Et puis, je me tourne à nouveau vers Ysée et hausse un sourcil, interrogateur.

— C’est… une autorisation de ta part, ça ? Finie, la jalousie ? lui demandé-je en approchant.

— Parce que tu attends mon autorisation, maintenant ? Mais dis donc, les choses se réchauffent entre nous ! rétorque-t-elle en faisant elle aussi un pas vers moi.

— Non, je suis un grand garçon, je n’ai besoin de l’autorisation de personne. Ça m’étonne juste que tu me pousses dans les bras d’une autre alors que tout ton corps crie à la jalousie, chuchoté-je en attrapant sa main pour l’entraîner hors de la cuisine.

— Je crois que tu as compris ce que j’attendais, finit-elle par me dire. Parce que je te préviens, il n’y a pas que mon corps qui est jaloux.

— Je te signale que c’est toi qui as commencé à jouer, Ysée, souris-je en enroulant une mèche de ses cheveux autour de mon doigt, l’air de rien.

— Je te signale que si tu te permets encore de draguer Dita, ou une autre d’ailleurs, alors que j’essaie de te faire une petite place dans ma vie, je n’aurai aucune pitié : c’est soit je te tue, soit je te torture et je te tue. Tu es prévenu, Beau Blond.

— Serais-tu un brin possessive, jolie Ysée ? Je n’aurais jamais cru trouver ça excitant, pourtant… J’avoue que ça me plaît.

— Non, je ne suis pas un brin possessive. Je ne partage pas du tout. Et si ça t’excite, tant mieux parce que c’est ça que j’aime. Quand j’arrive à rendre fou un homme, même quand il peut être odieux ou impossible à vivre, je suis aux anges.

— Oh, Ysée… Ysée, Ysée, Ysée. Je n’ai jamais été odieux avec toi, et c’est toi qui es impossible à vivre, tu n’as même pas idée !

Je pose ma main sur sa bouche pour la faire taire et lui lance un regard entendu. Certes, c’est moins excitant que de la faire taire d’un baiser, mais j’entends les hommes entrer et ils nous ont déjà assez grillés comme ça. Un sourire provocateur plus tard à l’encontre de la jolie jalouse et je l’abandonne pour rejoindre la salle à manger. Ysée jalouse... Ça devrait me faire flipper, parce que ça veut dire qu’elle s’attache. Et puis, on joue trop avec le feu, tous les deux, mais j’aime ça. Je ne sais pas où tout ceci va nous mener, mais elle aura au moins eu le mérite de maintenir mon intérêt plus d’une nuit.