Mathias

Je suis toujours étonné de voir le matériel militaire du pays comparé aux effectifs. Il faut croire qu’en cinq ans, la Gitane a réussi à s’attirer la sympathie de suffisamment de monde pour pouvoir se défendre, quand les Silvaniens qui ont combattu pendant des années ont préféré reprendre une vie normale et lâcher les armes et les entraînements militaires.

Le Transall, avion de transport de troupes aussi familièrement appelé Pollux dans le milieu, un peu vieillot mais toujours aussi efficace, nous ramène à la base chargé d’hommes et de femmes fatigués, au mieux, blessés pour certains. Quelques cadavres sont malheureusement à ajouter au compteur, et chacun ici tente d’éviter de poser son regard sur les sacs mortuaires installés au fond de la carlingue. L’ambiance est particulière, comme pour chaque retour de mission en réalité. L’euphorie des retrouvailles avec les proches est présente, la fatigue physique et psychologique se voit sur les visages, mais le plus frappant, quand on a l’œil et l’expérience, ce sont les épaules voûtées, les regards détournés, les marques invisibles laissées par les combats. Des gamins qui ne verront plus jamais la vie de la même façon, des hommes et des femmes dont les yeux et les pensées seront parcourus par des ombres qu’ils peineront parfois à repousser… Les joies de la guerre.

Je me masse la nuque pour détendre mes muscles et baille à m’en décrocher la mâchoire. Je ne sais pas comment fait Ysée pour dormir dans ce joyeux bordel. Entre les hommes qui chuchotent bruyamment et le bruit de la carlingue, difficile de trouver le sommeil, mais il semblerait que l’épaule valide de son frangin soit suffisamment confortable pour la couper du monde extérieur. Ou alors, c’est sa petite mésaventure avec les rebelles ajoutée à notre nuit de folies. Elle était déchaînée, conséquence directe de la bouffée d’adrénaline qu’elle a subie, et je n’ai pas demandé mon reste, je l’avoue. Le sexe avec Ysée… Rien que d’y penser, les images affluent sous mes paupières et les effets sont immédiats, m’obligeant à me rajuster discrètement et à me calmer. Ouais, le sexe avec Ysée… a toujours un goût de reviens-y, et ça fait bien longtemps que ça ne m’était pas arrivé.

J’observe la responsable de mon état qui s’éveille alors que nous venons de nous poser, et m’oblige à la laisser tranquille avec Daryl en descendant avec les gars de l’équipe. Je suis content de voir Florent qui nous attend devant un SUV sur le tarmac, les retrouvailles sont chaleureuses et il semble ravi de ne pas avoir à ramener nos carcasses entre quatre planches en France. Tu m’étonnes.

— Vous voulez bien m’attendre deux minutes ? Ne partez pas sans moi !

Je laisse tomber mon paquetage à mes pieds en voyant Ysée lâcher son frère pour nous rejoindre, et file dans sa direction pour la retrouver à mi-chemin avant de l’attirer derrière un camion militaire. Je suis un peu paumé, ou mal à l’aise, je ne sais pas trop… Qu’est-ce qui va se passer maintenant, au juste, entre nous ? Tout ceci me dépasse et je suis trop crevé pour y penser.

— Tu rentres avec ton frangin ? Il va à l’hôpital ou le doc le laisse rentrer ?

— Il faut que je le ramène à la maison, oui. Mais après, je retourne au Palais. Tu y seras ?

— Je sais pas, j’ai pas encore le programme du jour, mais j’avoue que je ne serais pas contre deux jours de sommeil dans ma chambre d’hôtel, ris-je. Tu devrais te reposer un peu, toi aussi, et profiter de tes proches avant de rentrer au Palais.

— Oui, tu as sûrement raison. Ça fera plaisir à mes parents d’avoir leurs deux enfants à la maison. Et j’essaierai de ne pas me faire trop disputer pour toutes les bêtises que Daryl et toi m’avez fait faire !

— Ben voyons ! J’espère que ton frangin va tout balancer et que tes parents vont te passer la soufflante de ta vie, ouais, ricané-je. Essaie de ne pas être privée de sortie, quand même, si tu as le choix, prends la fessée, plutôt.

— Tu es le seul qui peut me la donner, tu sais ? Et c’est quand tu veux, me tente-t-elle avant de m’embrasser.

J’ai une seconde d’hésitation, une foutue seconde où je me demande ce que je fiche avec Ysée, mais je l’enlace et lui rends son baiser, conscient que les gars, et surtout Florent, vont me charrier comme pas possible s’ils nous voient.

— Repose-toi bien, jolie Ysée, et rappelle-toi que tu n’as pas besoin de faire des bêtises pour que je te colle la fessée, compris ?

— Oui, Chef. Et de toute façon, je ne fais jamais de bêtise, c’est bien connu !

— C’est ça, on y croit tous ! A bientôt, Madame la Ministre.

Je dépose un baiser sur son front et file rejoindre les gars au trot, pressé de regagner l’hôtel pour prendre une bonne douche et faire une longue sieste. Malheureusement pour moi, Florent brise mon rêve en nous informant que Julia nous attend au Palais.

— Bon sang, c’est de l’esclavagisme à ce niveau-là, non ? marmonné-je en laissant ma tête retomber contre l’appui-tête. Comment elle va ?

— Elle s’est fait un sang d’encre suite au peu d’infos que tu nous as communiquées mais sinon, ça va plutôt bien, au Palais. Et toi, je ne t’ai pas trop manqué ?

— Bon Dieu, c’étaient les meilleures vacances de ma vie, ricané-je. Après t’avoir supporté en mission, franchement, j’ai savouré ! C’est pas parce que tu ne peux pas te passer de moi que l’inverse est valable, tu sais ?

— N’importe quoi ! rigole-t-il. Maintenant que tu es rentré, on va retourner en France ? Julia ne va plus avoir besoin de nous, si ?

— Ça, on le découvrira quand elle nous le dira… Mais selon les infos des gradés qui étaient sur place avec nous, pas mal de rebelles sont parvenus à fuir, donc… Ils vont devoir être vigilants et surveiller tout ça. Pressé de retrouver ta petite femme ?

— Oui, j’avoue. Et ma fille. Sinon, il faudrait que je les fasse venir ici. Ce serait un peu fou, mais… Bref… Pour en revenir aux infos plus officielles, je crois qu’on a coincé la taupe qui nous avait dénoncée. J’ai bien bossé de mon côté, tu vois !

— C’est vrai ? Je le connais ? Il a été arrêté ? Bravo, en tous cas, si tu ne t’appropries pas le boulot des autres, la charrié-je alors qu’il franchit la grille du Palais.

— C’était l’aide de camp du Commandant, un proche du compagnon de la Gitane. Tu l’as peut-être croisé. J’ai fait en sorte de diffuser des informations traçables et il n’a pas fallu longtemps pour le repérer. Même Marina m’a remercié et félicité !

— Je savais que j’avais bien fait de t’embarquer avec moi. D’ici à ce que Marina veuille nous embaucher définitivement, tiens, ris-je.

Je ne me fais pas prier pour descendre de voiture à peine est-elle garé, et m’étire comme un chat. Le soleil est en train de descendre à l’horizon et la fatigue me tombe dessus. J’en viens même à penser zapper la douche en rentrant afin de m’effondrer sur mon lit. Je constate pourtant que mon programme de rêve est sur le point d’être balayé en voyant Julia descendre les marches, devancée par deux petites têtes aux sourires ravageurs qui me sautent littéralement dessus. Un soupir de bien-être m’échappe, et j’ai la sensation de rentrer à la maison alors que je suis encore en Silvanie. Je serre Sophia et Lila dans mes bras en observant mon amie approcher.

— J’espère que vous avez pris soin de votre mère, les filles, sinon ça va barder pour vous, chuchoté-je avant de les chatouiller, les faisant éclater de rire. Salut, Lieutenant Sexy !

— Oui, Tonton ! On lui a même fait des gâteaux. Tu nous a ramené des souvenirs ou des cadeaux ?

— Sophia ! la réprimande sa mère. Mathias n’était pas en vacances, voyons ! Bonjour, Lieutenant Canon !

— Vous me laissez faire un câlin à votre mère ? soufflé-je en redéposant Sophia au sol alors qu’elle acquiesce et que Lila s’écarte.

Bon sang, que j’aime ces gosses, c’est dingue. Si j’ai peu de liens de sang, je me suis rapidement rendu compte que les liens du cœur peuvent être tout aussi puissants. C’est ça, l’armée, une grande famille et des relations fortes. Et si j’adore Flo, Seb et Jerem, rien ne vaut ce qui s’est tissé entre Julia et moi. Merde, elle m’a carrément manqué et je ne traîne pas à profiter d’un bon câlin aussi de sa part.

— T’avais l’air d’en avoir besoin autant que moi, souris-je en la serrant contre moi. Je te manquais tant que ça ?

— Oui, je n’aurais pas dû t’envoyer en mission loin de moi. Et… Surtout pas avec La Ministre. Encore désolée pour ce petit imprévu ajouté à ton expédition.

— Un vrai calvaire, soupiré-je théâtralement en gardant mon sérieux. Tu vas me le payer cher, je te le garantis. C’était totalement inconscient de ta part, espèce de folle.

— Ça va, vous ne vous êtes pas trop étripés ? Et tu ne lui as pas sauté dessus, au moins ?

— Pourquoi, tu serais jalouse ? la provoqué-je en lui sortant mon sourire séducteur. Avoue… Tu sais bien que c’est quand tu veux, hein ?

— Mais non, je ne suis pas jalouse, c’est juste que je te connais. Si elle n’était pas aussi chiante, je suis sûre que tu ne dirais pas non à une petite nuit en sa compagnie.

Si seulement tu savais… Une pointe de culpabilité m’assaille, mais je la balaie. Ma vie sexuelle ne la regarde pas, si ?

— Hum… Bon, c’est quoi la suite ? Je peux rentrer hiberner à l’hôtel ? Je suis mort, moi.

— Oui, bien sûr ! Il faut te reposer ! Et dès que tu es plus en forme, tu viens tout nous raconter à la maison. Et tu n’oublieras pas non plus le prochain comité de Sureté où tu es attendu pour évoquer la suite des hostilités contre les rebelles, d’accord ?

Je soupire et acquiesce. Pas de retour en France prévu dans les jours à venir, et je n’arrive pas à savoir si ça me réjouit ou si ça m’attriste. Il faut que j’appelle ma mère pour prendre des nouvelles, et que je jette un œil sur les affaires de ma boîte aussi, parce que je l’ai un peu délaissée depuis mon arrivée ici. Ouais, finalement, je ne vais pas dormir tout de suite.

— Bien, Cheffe. Tu m’envoies les détails de ta petite sauterie, et demande à Zrinkak de me préparer un bon repas pour demain soir. Et interdiction de coller les filles ailleurs, j’ai besoin de ma dose, souris-je en les observant jouer toutes les deux un peu plus loin.

— Oui, mon Chou. Et si tu veux jouer à la babysitter, tu n’hésites surtout pas !

— Je ne suis pas ton esclave, Ju, n’abuse pas non plus ! Tout ça pour t’envoyer en l’air tranquille avec Zrinkak, beurk ! A demain.

Je dépose une bise sur sa joue et file faire de même aux filles avant de rejoindre les gars, déjà prêts à rentrer. La tête de Florent me fait de la peine quand je leur annonce qu’on reste encore un peu, et je me demande si je ne devrais pas lui proposer de rentrer retrouver sa femme et sa fille. Trois ou quatre, ça ne changera pas grand-chose, surtout maintenant que les troupes rebelles ont été réduites et dispersées. On arrive au bout, je crois, je ne vois pas trop à quoi on pourrait encore servir, de toute façon. Le retour en France ne devrait pas tarder et j’ai hâte de retrouver ma mère et mon petit quotidien. Même si, au final, ça me fait grimacer… La Silvanie, c’est pas mal aussi, si on omet la guerre, non ?