88. Jugement à charge

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Mathias

Le silence à l’aller était déjà de rigueur, celui du retour est d’autant plus lourd. Si Davit n’a pas manqué l’expression choquée d’Ysée et la fureur sur mes traits, il n’a pas pipé mot en nous voyant débarquer si rapidement et n’a pas non plus demandé son reste quand je lui ai demandé de nous ramener au Palais. Depuis, pas un mot échangé. Quelques regards lancés dans le rétroviseur, rien de plus. Et Ysée silencieuse, c’est plus flippant que de la voir débarquer dans une forêt en pleine attaque sur des rebelles. Bon dieu, je ne sais pas quoi faire. Je n’ose pas la toucher, pas la regarder, pas lui parler. Le seul lien qui subsiste, à cet instant, c’est sa main nichée dans la mienne, posée sur le siège entre nous deux.

Je retiens de peu le soupir de soulagement qui menace de passer mes lèvres lorsque la voiture s’arrête finalement devant l’entrée du bâtiment. J’ai besoin d’air, je crois que j’ai rarement été aussi énervé que ce soir. Découvrir Ysée en position de faiblesse face à ce pervers… J’ai été envahi d’une rage sourde et j’aurais littéralement pu le tuer de mes mains, je crois.

Je sors rapidement de la voiture, inspire un grand bol d’air et vais ouvrir la portière d’Ysée, prenant de court le chauffeur de cette dernière qui me lance malgré tout un sourire.

— Allez, viens, je te raccompagne dans ta chambre. Enfin… dans ta grande suite, annoncé-je à la Ministre de ma voix la plus douce en lui tendant la main.

— Je peux y aller toute seule, répond-elle d’une toute petite voix en se saisissant néanmoins de ma main.

— Je sais, Ysée… Je crois que c’est moi qui en ai besoin, en vérité.

Partiellement vrai. Je ne veux pas la froisser, je commence à la connaître et elle a besoin de reprendre le contrôle, de se montrer forte. Alors… je lui avoue à demi-mots que c’est moi qui ai besoin de la voir retourner dans ses quartiers. Un petit syndrome du sauveur ? Peut-être…

Elle ne rechigne pas et nous montons les marches qui mènent dans ce hall ostentatoire sans qu’elle cherche à récupérer sa main. Toujours ce silence qui met mal à l’aise, mais si c’est ce dont elle a besoin, je ferai avec. Merde, j’ai l’impression qu’on vient d’atterrir dans une dimension parallèle, l’ambiance est vraiment étrange. Elle comme moi saluons d’un signe de tête les gens que nous croisons, et je me retrouve rapidement comme un con devant sa porte. Est-ce que j’entre ? Est-ce que je la laisse tranquille ? Est-ce que… Merde, je suis totalement paumé, en vérité.

Finalement, Ysée me facilite la tâche. Après quelques secondes d’une apparente hésitation, elle m’entraîne à l’intérieur avant de se laisser tomber sur le canapé sans m’accorder un regard. Nouvelle hésitation de ma part, mais je me secoue. Si je ne fais rien, je vais péter un câble. Je file lui servir un verre d’eau, lui tends en m’asseyant sur la table basse, face à elle, et soupire lourdement.

— Comment tu te sens ?

— Ça va. Mais heureusement que tu es arrivé. Tu sais que tu n’es pas censé écouter aux portes ? ajoute-t-elle en souriant.

— Ysée… Tu as crié tellement fort au viol que je suis quasi certain que même Matiz t’a entendue… Même si je plaide coupable, j’étais juste à côté de la porte. Comment voulais-tu que je te protège sans avoir un œil sur toi ?

— Quel con, ce type. J’ai… C’était horrible de me sentir aussi impuissante… Merci, Mathias. Sans toi, il abusait de moi…

— C’est moi qui te remercie. Si tu n’étais pas intervenue, je pense que… Je crois que je l’aurais tué. Ce genre de type me débecte littéralement, et j’ai vraiment l’impression que la Silvanie en regorge, grimacé-je. Si… Enfin, si tu veux en parler, tu peux compter sur moi, même si j’imagine que tu veux oublier. Sinon, Julia a vécu ça il y a quelques années avec le Président, alors, elle aura l’oreille attentive, j’imagine.

— Ça va aller, ne t’inquiète pas. Je vais me prendre une petite douche et ça ira mieux. Désolée de t’avoir mis dans cette situation.

— Crois-moi, ce n’est pas à toi que j’en veux ! Tu as raison, repose-toi et… Si tu as besoin de… Je sais pas… Enfin… Ce que tu veux, bafouillé-je, n’hésite pas à m’appeler, ok ?

— Je ne vais pas abuser, Mat. Tu peux me laisser, je vais bien.

— Bien Madame… Mais la proposition tient quand même.

Je me lève et dépose un baiser sur son front sans réfléchir. Foutue habitude… Ou foutu manque ? J’avoue que je ne sais plus trop sur quel pied danser avec elle, et ça ne date pas d’aujourd’hui. Depuis le retour de Justine, je sens bien qu’elle a pris ses distances… J’aurais sans doute dû lui dire que j’avais bouclé la boucle avec mon coup de fil, mais je ne suis pas vraiment du genre à me justifier. Enfin, je crois…

— Prends soin de toi, Ysée, ajouté-je en m’éloignant. On se voit bientôt, et j’espère bien que ça ne sera pas pour l’un de ces rendez-vous à la con. Je vais faire mon rapport à Julia, j’imagine que Marina voudra nous voir sous peu…

Je sors de la pièce et m’élance dans le couloir pour rejoindre le bureau de Julia au plus vite. En regagnant le hall, j’hésite quant à la suite. Honnêtement, je crève d’envie de filer voir la Gitane pour lui dire tout ce que je pense de son idée à la con… Mais j’ai aussi grand besoin d’aller lâcher mes nerfs en courant ou, mieux encore, sur un sac de frappe. Si je ne me défoule pas réellement, je ne pourrais pas afficher un calme apparent comme je l’ai fait devant Ysée et Marina risque d’en prendre pour son grade. Tant pis, elle l’a mérité, non ?

Je grimpe les escaliers quatre à quatre et, dans un élan de lucidité, m’arrête malgré tout devant le bureau de Julia. J’ai besoin d’un garde-fou pour ne pas péter une durite, je crois. Malheureusement pour moi, elle ne s’y trouve pas, et je n’arrive pas vraiment à en être déçu. J’aurais essayé d’être raisonnable, tant pis pour la Gitane.

Je n’ai pas le temps de m’annoncer au secrétaire de la Présidente que je vois mon amie sortir du bureau en annonçant un laconique “je vais le chercher” qui m’arrête dans mon élan. Le regard qu’elle me lance en constatant que je suis à quelques mètres d’elle me scie les jambes un instant, mais je ne me démonte pas. Elles savent, et ça ne me fait ni chaud, ni froid.

— C’est moi que tu cherches, ou tu vas aller à l’ambassade casser toi-même les dents de cet abruti ?

— Mat, tu te rends compte de ce que tu as fait ? Marina est furieuse ! J’espère que tu as une bonne explication…

— Et elle, elle se rend compte de ce qu’elle a fait ? marmonné-je en désignant la porte du bureau. Je dois donc me défendre, c’est ça ?

— Snow ! Dans mon bureau ! crie la Gitane qui a dû m’entendre. Tout de suite !

J’ai presque envie de sourire. J’ai l’impression d’être de retour à l’armée, quand je sortais en douce pour aller au bar alors qu’on nous enfermait à la base… Sauf qu’ici, je n’ai rien à me reprocher. Elle devrait surtout me féliciter de ne pas avoir buté cet abruti. Mais je garde un masque sérieux et pénètre dans la pièce à la suite de Julia et me plante devant le bureau de cette foutue Gitane complètement folle.

— Un problème, Madame ?

— L’Ambassade m’a appelée. J’ai eu vent de tes exploits. Tu veux quoi ? Commencer une nouvelle guerre ? Pourquoi est-ce que tu as agressé l’Ambassadeur avec une telle violence ? Il a le bras cassé ! s’énerve-t-elle.

— Oh, le pauvre homme ! Je m’excuserais bien, mais c’est hors de question ! Il n’avait qu’à garder ses mains dans ses poches.

— Pour un petit bisou, tu te mets dans cet état ? reprend-elle vivement. Tu es là pour protéger Ysée des terroristes ou des attaques violentes, pas pour la materner comme une enfant !

— Peut-être que tes sentiments pour elle ont interféré sur ton jugement, non ? ajoute doucement Julia.

Je fulmine littéralement en les écoutant. A quel moment est-ce que mon professionnalisme a flanché pour qu’elles posent ce genre de questions ?

— Donc, j’aurais dû attendre quoi, qu’il lui fourre sa queue dans la bouche pour intervenir ?

— On parle d’un petit bisou dans le cou, bordel ! Tu mets en danger mon pays pour un bisou dans le cou ? Tu te rends compte ?

— Je vous suggère grandement d’aller voir la tête d’Ysée et de me dire qu’elle peut être blanche comme un linge pour un simple bisou dans le cou, m’énervé-je. Vous me prenez pour qui ? Et même si c’était simplement ça, aux dernières nouvelles, vos Ministres sont en poste pour leur cerveau, pas pour jouer les putes pour vous ramener des armes !

— Mat ! me réprimande Julia. Personne n’a demandé à Ysée de faire ça, voyons ! Et on parle d’un bisou, pas d’un viol quand même ! Tout le monde sait que Bezov aime les jolies femmes, pas étonnant qu’il tente sa chance !

— Et donc, c’est sur sa version, qu’il s’est empressé de donner, que vous vous basez ? Vous êtes en train de me juger sans avoir notre version à nous ? Magnifique ! Tu me connais, Julia, si cette situation ne me plaît pas, jamais je ne serais intervenu sans qu’Ysée le souhaite ! Putain… Ce pays vous rend tous dingues, merde ! On parle d’une tentative de viol, mais apparemment, notre parole ne vaut rien. Donc, je réitère, la trouver à genoux, lui la queue à l’air alors qu’elle essayait de le repousser, c’était pas assez pour intervenir ? J’aurais dû attendre quoi, que la tentative aboutisse ?

— C’est quoi, cette histoire ? m’interroge Marina, suspicieuse.

— Elle était à genoux ? m’interroge Julia. La pauvre… Et… Tu es intervenu à temps, alors ?

— Cette histoire, Marina, craché-je, c’est notre version, et la vraie version, pas celle de ce putain de pervers à qui vous avez offert votre Ministre de la Culture en toute connaissance de cause. J’ai entendu Ysée crier à travers la porte que c’était du viol, je suis entré, je l’ai trouvée à genoux, paniquée, et lui… Il la maintenait au sol, son chibre dégueulasse en balade à l’air libre. Alors, un bras cassé, c’est le minimum. Il méritait bien pire que ça, et j’espère vraiment être arrivé à temps, même si c’était déjà trop tard à mon goût.

— Marina, il faut demander l’expulsion de l’Ambassadeur immédiatement ! Ce porc… Le dernier qui m’a fait ça, il est mort !

— Julia, on ne sait pas ce qu’il s’est passé et ce que dit Mathias, même si c’est ton ami, est en complète contradiction avec ce que nous a dit l’Ambassade. On va convoquer Ysée pour tirer ça au clair. Désolée, Mathias, ce n’est pas que je ne te crois pas, tu as l’air de dire la vérité, mais les enjeux sont trop importants pour que je te croie sur parole. Attends-nous ici quelque part, pose-toi. Nous, on va voir Ysée et on revient vers toi rapidement. Et soit on t’embrasse, soit on te fusille, d’accord ? conclut-elle, sa touche d’humour ne me faisant cependant pas du tout sourire.

— Laissez-la tranquille pour aujourd’hui, soupiré-je. Elle est sonnée et… vous connaissez Ysée, j’imagine, elle a besoin de reprendre le contrôle. Quant à moi, même si ça vous déplaît, je ne suis pas en état de patienter tranquillement, alors je ne vais pas jouer le gentil toutou pour cette fois. Quand vous aurez décidé de la suite, faites-moi appeler, je rentre à l’hôtel. Aucun problème pour me croire quand il s’agit de buter vos rebelles, mais pour le reste, je vois que la confiance ne règne pas.

— Interdiction d’entrer en contact avec la Ministre, Snow. Quand l’avenir du pays est en jeu, je ne fais confiance à personne.

— Marina, Mathias est le plus réglo qui puisse exister. Tu es injuste avec lui ! s’énerve Julia. Mat, rentre donc à l’hôtel, on va gérer ici. Et désolée d’avoir cru aux boniments de l’Ambassade. C’est juste que je te connais et que… quand les sentiments et les émotions s’en mêlent, parfois, tu n’as plus de limite. Mais là, tu as bien eu raison de lui foutre une raclée à ce porc.

— J’en prends note, Madame la Présidente, lui lancé-je froidement en ignorant Julia, un poil vexé par son attitude envers moi. Je vous suggère respectueusement de vous débrouiller sans mon équipe dans les jours à venir, si vous n’êtes pas capable de nous faire confiance malgré ce que nous avons déjà pu faire pour vous et “votre” pays, comme vous le dîtes si bien. Sur ce, bonne soirée.

Je tourne les talons et sors rapidement, me retenant de les gratifier de mon majeur comme dernière salutation. Je ne regrette absolument rien. Oui, j’aurais pu y aller moins fort avec l’ambassadeur, encore aurait-il fallu qu’il ne se débatte pas comme un abruti. Et puis, il le méritait, putain. Je n’arrive pas à croire que Marina puisse douter de ce que je viens de lui dire, surtout en sachant qu’elle connaît le type. Pire, elle me dégoûte, en fait. Si j’ai toujours trouvé la Gitane un peu barrée, je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse se servir des femmes pour obtenir ce qu’elle veut, mais ça ne devrait même pas m’étonner… En attendant, je vais rentrer, prendre d’assaut la salle de sport et m’épuiser pour évacuer. Ça vaut mieux comme ça.

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