Ysée

Je ne sais pas comment j’aurais pu refuser de venir, mais je commence à regretter de m’être laissée convaincre par les petits yeux suppliants de Sophia. J’ai du mal à comprendre pourquoi on fait la fête alors que ce départ de Mathias et de son équipe est tout sauf une bonne nouvelle. Quand Julia est venue me voir avec les enfants pour m’informer de cette décision prise par le Français, j’ai tout d’abord refusé de la croire. Mais j’ai dû rapidement me faire une raison, et j’ai cédé à la gentille pression exercée par ses filles. Je ne suis pas la seule au vu du monde qui est présent chez les Zrinkak. La seule absence, et elle est notable, c’est Marina. Elle a eu la décence de ne pas se pointer, même si son compagnon, le Commandant, est présent et lui racontera sûrement tout en détail à peine rentré.

Alors que je sirote mon cocktail dans un coin, un peu à l’écart, je ne peux m’empêcher de repenser à la scène qui s’est déroulée lorsque j’ai déboulé dans son bureau juste après cette annonce.

— Tu es contente ? lui ai-je crié dessus à peine la porte ouverte. On a de l’aide et tu as réussi à t’en débarrasser ? Tu veux être la seule héroïne du pays, c’est ça ? Moi aussi, à leur place, je repartirais à la première occasion vu comment tu les traites !

— Bonjour Ysée, ravie de voir que tu es plus en forme… Pour le reste, je ne pense pas avoir à te répondre.

— Plutôt que de me faire courir après des armes chimériques, tu ferais mieux de t’occuper de celles qui sont déjà présentes pour nous aider et t’assurer qu’on ne les perd pas ! C’est honteux de voir ça. C’est ça, tes principes ? Tu n’as pas compris que sans lui, j’étais violée pour la Silvanie ? C’est comme ça que tu le remercies ?

En repensant à mon énervement et à mes cris, je ne peux m’empêcher de sourire un peu et je me dis que la Gitane a bien réussi à conserver son calme.

— Tu es trop guidée par tes émotions, Ysée. Je ne doute pas que Snow t’ait évité le pire… Mais lui et son équipe ne sont pas irremplaçables. Arrête de penser avec ton petit cœur d’artichaut.

— Et toi, on se demande si tu en as un de cœur. Je crois qu’il s’est arrêté le jour où tu as décidé de te battre pour notre pays, et c’est bien dommage.

Je suis ressortie de cet entretien encore plus énervée que je ne l’étais en entrant et, si je suis venue, c’est aussi pour avoir la chance de recroiser le bel homme qui a tant fait battre mon cœur et m’a donné tant de plaisir. Parce que clairement, après ce soir, il disparaîtra de ma vie et j’ai vraiment une impression de frustration. Je reste sur ma faim, j’ai un sentiment d’inachevé, comme s’il manquait quelque chose et que jamais, je ne le reverrai. Les autres ne sont pas dans le même état d’esprit et, dans le salon, j’entends que les gens rient et chantent, s’amusent pour remercier les Français qui ont donné de leur temps et risqué leurs vies pour nous aider. Mais en même temps, tout a un air un peu forcé. J’ai aperçu Julia qui essuyait une larme, Arthur qui souriait tristement. Et plein de demis-sourires. Ainsi à des années lumières du présent, je suis surprise lorsqu’une voix que je ne connais que trop bien s’adresse à moi.

— Tu crois que j’ai le droit de te parler ou la Gitane risque de me fusiller par la pensée ? me lance Mathias avec un petit sourire amusé.

— Oh, tu es là ? Pourquoi tu n’es pas en train de profiter avec les autres ? Et pourquoi Marina essaierait de t’empêcher de me parler ?

Il m’a tellement surprise que j’en bafouille un peu et le bombarde de questions alors qu’il se contente de me regarder. Je jurerais que je lis dans ses yeux des éclairs à la fois de désir mais aussi de tristesse. C’est lui qui a voulu rentrer, pourquoi serait-il malheureux ? Ce serait le comble, quand même !

— Elle m’a interdit de te contacter après… l’autre jour, soupire-t-il. Sait-on jamais, des fois que j’aurais eu comme projet de te lobotomiser le cerveau. Comment tu vas, Ysée ?

— C’est elle qui t’a demandé de ne pas venir me voir ? demandé-je en sentant une pointe de colère poindre en moi. Mais c’est quoi, cette histoire ? Je… Je pensais que mon manque de résistance devant l’Ambassadeur avait fini de te convaincre que je n’étais qu’une faible femme indigne de ton intérêt…

— Ysée… Sérieusement ? s’étonne-t-il avant de s’esclaffer. Mais t’es dingue ! Tu crois vraiment que je te juge sur cette agression ? Nom de… T’es folle, Madame la Ministre. Pour qui tu me prends ?

— Je ne suis pas folle ! Tu t’en vas, tu aurais pu ne pas écouter Marina si tu l’avais vraiment voulu. Tu n’as pas d’ordre à recevoir d’elle. Si tu n’es pas venu, c’est que tu n’en avais pas vraiment envie. Et puis, de toute façon, ce n’est pas grave. Maintenant tu repars en France. Au moins, tu seras avec les gens que tu aimes.

Et tu vas aller retrouver cette autre que je me suis mise à détester, cette Justine qui a dû réussir, je ne sais comment, non seulement à le convaincre d’aller la rejoindre en France mais qui a dû tellement l’occuper qu’il n’a pas pris le temps ou émis le désir de bafouer les ordres et de venir me parler.

— J’ai hésité à t’appeler, à venir… mais je ne voulais pas décrédibiliser nos témoignages.

— Et une fois que j’ai confirmé ce que tu as dit, tu ne t’es pas dit que ça pourrait valoir le coup de me remercier ? Enfin, excuse-moi, c’est ton dernier jour en Silvanie, je ne devrais pas t’agresser comme ça et te laisser profiter des derniers instants parmi nous. Désolée, Mat.

— J’avoue que me prendre le chou avec toi n’était pas l’objectif de ma soirée, mais ça me rappelle des souvenirs. Marina ne m’a pas prévenu de la suite des événements, j’estimais que tant qu’elle n’avait pas daigné m’informer que je ne risquais pas le cachot, il valait mieux me tenir loin du Palais. Et puis… pour être tout à fait honnête avec toi, je n’avais pas envie de voir Julia ou sa belle-mère après mon entretien. Mais… j’aurais dû t’appeler, tu as raison, je suis désolé.

Pourquoi je repense à ce moment-là à la chanson “Paroles, Paroles” de Dalida ? Sûrement parce que s’il avait vraiment voulu le faire, il l’aurait fait, non ?

— Les filles sont tristes de voir partir leur Tonton, en tous cas. Lila le cache mieux que sa petite sœur, mais j’ai dû leur rappeler que leurs parents avaient promis de les emmener te voir en France.

J’y serais bien allée aussi, moi, mais pas dans ces conditions. Ce serait trop me rabaisser. J’ai ma fierté et venir le solliciter pour un peu d’attention jusque chez lui, ça ne me ressemble pas.

— Une partie de moi a très envie de rester ici, soupire-t-il en balayant la pièce du regard avant de revenir vers moi.

— Oui, je m’en doute. La guerre, l’adrénaline de risquer sa vie, ça va manquer au militaire, je pense. Tu n’auras pas la même chose en France à protéger les jolies midinettes de vingt ans. Et moi, je n’aurai qu’à faire attention désormais si j’ai besoin d’être défendue. Ce n’était pas assez excitant pour toi, cette mission. Et pourtant, ça ne manquait pas d’action, si ?

— Tu es capable de te défendre toute seule, Ysée, sourit-il. Ta bouche peut tuer, j’en suis certain, et je te remercie de ne pas m’avoir achevé. Pour le reste… J’avoue que j’ai adoré t’énerver en te surprotégeant, comme j’ai détesté te voir faire parfois n’importe quoi sans penser à ta sécurité.

— Au moins, maintenant, je vais pouvoir risquer ma vie sans être grondée comme une petite fille pas sage. Finalement, il y a quand même de bons côtés à ton départ.

Quand je vois le sourire qui se dessine sur son visage, je comprends que j’ai gaffé et laissé échapper la vraie raison de ma colère. Au fond de moi, je n’ai pas envie qu’il parte, et ma phrase est claire sur ce sentiment que je ressens au plus profond de moi. Il m’énerve, il m’agace, mais il m’a aussi fait ressentir plein d’émotions. Et jouir comme jamais avant. Mais, l’attirance que je ressens pour lui est loin de n’être que sexuelle. Pourquoi faut-il que cette Justine ait refait surface ? Et pourquoi faut-il qu’il ait décidé d’aller la rejoindre ?

— Passe-moi un coup de fil si tu fais escale à Paris, un de ces jours. Ça me fera plaisir de te voir. Et… oi aussi, tu vas me manquer, Ysée, me lance-t-il en m’attirant contre lui.

Je devrais le repousser, l’empêcher de profiter une dernière fois de la situation, mais je suis faible et je me laisse faire, trop contente de me retrouver entre ses bras. Dès que je suis là, contre lui, je ressens un profond apaisement. Et un profond désir aussi, j’avoue. Mais à quoi bon laisser ces sentiments prendre le dessus pour un gars que je ne reverrai sûrement plus ? Ou en tous cas, pas avant longtemps car je pense qu’il n’est pas prêt de remettre les pieds en Silvanie.

— Matias, notre pays est en guerre, j’ai des responsabilités à assumer. Je ne suis pas prête de mettre les pieds en France, je te dis.

Des cris se font alors entendre et Sophia déboule dans la pièce où nous nous trouvons avec des copines à elle, filles de responsables silvaniens. Mathias ne m’a pas relâchée, mais je me dégage de ses bras alors que les enfants sont déjà en train de le tirer par la manche pour qu’il rejoigne le centre de la pièce où se déroulent les festivités. C’est l’heure du gâteau et les petites ont préparé une petite chanson pour lui. Cela met naturellement fin à notre conversation et je suis encore plus frustrée car je trouve que notre échange est tout à fait symbolique de notre relation depuis son arrivée en Silvanie. Je l’évite, il me rejoint, on s’engueule, on se rapproche et la vie vient nous séparer. Fichu destin. Quand est-ce qu’il arrêtera de jouer avec moi ?