2. La Cérémonie

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Elle descendit les marches qui menaient vers la sortie d'un pas rapide. La tête haute, ses cheveux bruns épais rassemblés en un chignon désordonnnée, elle prit sa veste de chasse accrochée au mur. Il était encore tôt, mais qu'à cela ne tienne, il fallait qu'elle prenne l'air. Un chicotement retint son attention, sans qu'elle eût pu voir le rat ou la souris qui l'avait émis. Encore un ou une pour qui son heure n’était pas encore venue. Elle enfila son pardessus et sortit au pas de course, son chien-loup Faol à ses pieds.

Il était facile pour Rhiannon de s’échapper en douce du Fort. De par son statut, elle logeait dans une dépendance à l'écart des autres membres du clan, mais tout près du lieu de réception des marchandises à destination de la famille gouvernante. Elle n'avait qu'à s'y glisser avant le lever du soleil et sortir sans être repérée. Plus loin, la jeune femme esquiva les hommes postés à la tour de garde, longea le mur extérieur en petites foulées, puis traversa le pont de pierre sur la rivière. Elle porta un dernier regard en arrière pour s'assurer que personne ne la suivait, puis entra dans les bois, Faol à ses talons.

Rhiannon connaissait chaque recoin de ces bois, l'emplacement exact de certaines essences ou arbustes singuliers qu'elle avait remarqués à chacune de ses visites. Elle pouvait quadriller le bois entier sans difficulté. Elle aimait cette odeur d’humus, d’écorce, de terre légèrement humide qui lui était maintenant si familière. Elle s'y sentait chez elle ; si le Fort appartenait au chef Aswollt Stackworth, son père, alors Rhiannon s'était appropriée les bois alentour, à sa façon.

Elle descendit une pente en dehors des sentiers entre les bosquets pour atteindre sa cachette. Elle parvint à l'arbre mort en question et s'accroupit au niveau de la souche moisie. Elle passa la main dessous et en sortit son arc en cornouiller. Ce n'était pas un arc d'une conception exceptionnelle, mais sa qualité lui permettait de chasser plus que convenablement, et loin des interdits.

Par le passé, Aswollt Stackworth, jeune chef de clan au sein du Royaume de Dhak dans le Nord d’Aedria et seigneur de Striga, fief familial, épousa Tegwen Evanphrey, afin de renforcer les liens déjà existants entre le clan d’Aswollt, le Peuple-Loup, et celui des trappeurs du grand froid, le clan des Ours dont était issue la jeune promise. L’intelligence et la franchise de cette dernière lui avaient permis de devenir la fidèle conseillère de son époux. La femme affichait un visage gracieux aux yeux effilés avec des pommettes rebondies, cerclée d’une chevelure blond doré légèrement ondulée. Tegwen éprouvait un attachement très fort à leurs filles, Aalldora et Isbail, qui avaient hérité des traits de leur mère et des yeux de leur père, et à sa famille en général. Elle le montrait à de nombreuses reprises, néanmoins, elle haïssait cet avorton de Rhiannon que son mari avait ramené avec lui plus tard de retour de campagne. Le chef s'était pris de pitié pour ce nouveau-né abandonné à la proie des flammes qui rongeaient ce village près des côtes. Et Tegwen ne l'avait donc jamais considérée comme sa fille.

Nourrisson chétif avec des cheveux sombres, personne n’aurait pensé que Rhiannon survivrait aux hivers rudes du Nord et qu'elle aurait sa place au sein du clan, mais c'était compter sans le soutien indéfectible du chef qui l’avait recueillie. Cependant, depuis qu'elle était en âge de marcher, Rhiannon s'était avérée être une enfant difficile. Elle s'évadait constamment du Fort pour rejoindre ses amis écuyers ou fermiers et refusait toujours de se contraindre aux restrictions de son titre de descendante du chef de clan. Ce qui n'était pas du tout du goût de Tegwen. Force était de constater que les relations entre Rhiannon et sa belle-mère avaient toujours été problématiques.

Dans son enfance, Rhiannon reçut un jour l’ultime châtiment. Le matin même, Gerwyn, le fils du palefrenier et ami d'enfance de Rhiannon, s'était entraîné au tir à l'arc avec les archers de Striga. La plupart du temps, et ce malgré tous ses efforts, le garçonnet plantait souvent sa flèche bien loin du centre de la cible. Ce qui faisait grandement rire les jeunes arbalétriers qui étaient avec lui, mais qui finissaient tout de même à chaque tir par le corriger et l'encourager. Lorsque Gerwyn prit tout son courage et tendit la corde de son arc pour la quatrième fois, une flèche vint se planter, droite et immobile, au beau milieu de la cible. Fière de son geste, Rhiannon sourit à Gerwyn et lui fit une révérence toute en exagération. Gerwyn se mit à rire et pourchassa la fillette qui le provoquait. Lorsqu'elle apprit plus tard que Rhiannon avait tiré à l'arc avec les archers de son époux, Tegwen Stackworth s'empressa de faire quérir la fillette et lui infligea une punition exemplaire. La force qu'avait mis sa belle-mère à la gifler ce jour-là l'avait suffisamment choquée pour que les larmes lui viennent, non pas par tristesse, mais par colère. Plus jamais Rhiannon n'oserait s'approcher de quel qu’arc que ce soit pour se donner en public. Après avoir rosi et égratigné les joues de la fillette avec ses bagues, la belle-mère chassa l'enfant, qui se réfugia dans les écuries. Les chevaux n'avaient eu d’'intérêt que pour leur fourrage à ce moment-là : seul l'un d'eux avait daigné lever la tête en mâchant son avoine pour voir d'où pouvait venir ces cris dans les boxes voisins. Le lendemain matin, le chef lui-même vint chercher l'enfant endormie dans la paille et l'emmena à cheval dans les bois, lui faisant promettre de ne rien dire. Ils s'arrêtèrent à une clairière, où ils ne pourraient être dérangé. Une fois le pied à terre, Aswollt Stackworth ouvrit la housse en cuir qu'il portait à l'épaule. Jamais les yeux de la fillette n'avaient autant brillé qu'à ce moment-là. Un arc neuf en if, livré avec son carquois de flèches aux lames d'acier.

« Cette forêt regorge de petit gibier, tu auras l'occasion de le voir. Je l'ai fait faire à ta taille. Prends soin de cet arc, Rhiannon, et cache-le là où personne ne puisse le trouver, pas même moi. »

Heureuse et pleine de gratitude, elle se promit de s'exercer plusieurs fois par semaine, à l'abri des regards. Mais Rhiannon savait que se voir offrir cet arc lui imposerait en échange de faire profil bas et de se comporter dignement au Fort, surtout avec sa belle-mère. En échange de cette liberté, la fillette devrait donc suivre assidûment les travaux de couture et de gravure que son rang lui imposait et garder ses réflexions pour elle.

Rhiannon avait grandi depuis au sein de son clan en alternant bonne éducation, tâches ingrates, châtiments corporels et séances de tir clandestines seule ou avec Gerwyn. Adolescente, elle avait subi une poussée de croissance qui avait rendu son précieux arc en if de petite fille définitivement obsolète. Faute de pouvoir partir avec son père d’adoption vers les villes marchandes du Royaume, elle devait se fournir en local. Elle s'était donc présentée au maître archer de Striga pour lui passer commande.

« Tu sais bien que Tegwen me condamnera aux travaux forcés si elle apprend que je t'ai fait un nouvel arc. Si elle a une dent contre toi, ce ne sont pas mes affaires.

- Elle n'en saura rien… admettons que ce ne soit pas moi qui te le commande dans ce cas-là, mais quelqu'un d'autre... le chef, par exemple... quel serait ton prix ?

- Non, je ne veux pas engager Aswollt Stackworth sans qu'il en soit informé.

- C'est mon père. Et c'est lui qui t'a demandé l'arc en if il y a des années de ça. Il saura que j'ai besoin d'un nouvel arc.

- Très bien... alors ce sera cent couronnes.

- Cent couronnes ? Attends, je crois que tu te méprends à mon sujet.

- Cent couronnes, et je te ferai le meilleur arc de contrebande que je puisse te faire ici dans mon atelier... tu es loin d'être mauvaise, je te vois t'exercer de temps en temps en forêt... tu devrais faire attention d'ailleurs, les gens commencent à jaser que tu fricotes dans les bois.

- Que je fricote dans les bois ? Ah, bon sang, jura-t-elle. Bon, d'accord, marché conclu, je te trouverai l'argent. »

Après quelques mois de trafics, diverses missions de porteuse de message, de jeux et de paris, Rhiannon avait mis suffisamment d'argent de côté dans son coffre caché derrière un pan de sa chambre et s'était de nouveau présentée au maître archer.

« Tu auras ton arc dans deux semaines, on l'essaiera après le coucher du soleil. Et tu as intérêt à te montrer discrète et ponctuelle, sinon tu sais ce qui nous arrivera.

- Il me semble que je t'ai payé ton dû, non ? Tu as ma parole, Tegwen ne mettra pas le nez dans nos affaires. »

Deux semaines plus tard, comme l'avait promis le maître archer, Rhiannon prit livraison de son nouvel arc en cornouiller, très flexible et pouvant fonctionner jusque cent vingt-cinq livres en portée. Depuis ce jour, elle se servait à cœur joie de cet arc en chassant, pour fuir ne serait-ce qu'un peu la vie protocolaire du Fort. Sa préférence de proie allait au petit gibier, le lièvre, le pigeon, le renard quand elle avait de la chance.

Son arc armé, Rhiannon se concentra et se glissa doucement le long d'un tronc couché. Elle se posta, fit signe à Faol de se taire et de ne pas bouger, puis écouta autour d'elle. Une biche au loin s'était mise à aboyer. Quelle aubaine ! Rhiannon tendit la corde de son arc en direction de sa proie. Quel festin le boucher de Striga pourrait faire de toute cette viande ! Mais la biche, loin d'être dupe, retroussa ses narines et prit la fuite.

Déçue, mais bien décidée à ne pas revenir bredouille, Rhiannon prit le temps de déterminer le sens du vent puis suivit la piste de la biche en courant. Quelques instants plus tard, la jeune femme s'immobilisa à la vue du pelage brun-gris de sa proie. Les yeux de Faol brillèrent de la lueur du chien de chasse bien envieux mais bien dressé, et resta immobile. Rhiannon retint son souffle en tendant son arc en direction de sa proie.

« Qu'est-ce que tu vas faire de cette bête quand tu l'auras tuée ? » dit la voie forte de Gerwyn plus loin derrière elle.

La biche, par peur, prit de nouveau la fuite, laissant Rhiannon tirer précipitamment sans pouvoir réajuster sa trajectoire.

« Toujours aussi discret. Pas la peine de se demander pourquoi on t’appelle le poissard en ville, répondit Rhiannon d’un ton sarcastique.

- Sérieusement, dit Gerwyn moqueur, cette biche doit peser dans les cent livres ! Et c’est moi que tu traites de poissard quand tu n’as même pas eu la bonne idée de partir à cheval ce matin pour chasser, dit-il dans un sourire taquin. Bonjour, toi, dit Gerwyn en caressant Faol dans le cou.

- J'avais l’intention de la vendre au boucher, dit Rhiannon, d’un ton calme.

- Ecoute le bon conseil d’un ami, si tu veux bien. On est la veille de le Cérémonie, si je ne m’abuse, ce n'est pas vraiment le moment de te faire prendre par Tegwen avec une biche sous le bras, non ?

- Tu m'en diras tant... mais c'est la seule que j'ai vue depuis des semaines, et maintenant, je n'ai même pas une corneille à ramener avec tes bêtises. »

Gerwyn, toujours souriant, sortit les deux petits lapins qu’il avait piégés plus tôt dans la matinée en les tenant par les oreilles devant Rhiannon, exaspérée.

Une heure plus tard, les deux amis étaient allongés dans l'herbe, non loin de Striga et discutaient de leurs familles respectives tandis que Faol se délectait d’un morceau de lapin.

« On pourrait le faire, tu sais ? avança Gerwyn.

- Faire quoi ?

- S’enfuir dans les bois… c'est ce qu'on a toujours fait, non ?

- Ils nous rattraperaient, ils me ramèneraient à la Grande et ils feraient pression sur ta famille.

- Peut-être pas...

- Ça ferait scandale... et ne serait-ce que pour mon père, je ne veux pas lui faire honte davantage.

- Oh, attends, j'ai failli oublier, je sais que l'usage veut qu'on offre un présent aux futures intronisées.

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- C'est pour toi, dit Gerwyn en tendant un étui à Rhiannon.

La jeune fille l'ouvrit. Un médaillon de fer gravé d'une lance luisait sous ses yeux.

- Tu es fou, tu n'aurais jamais dû.

- Tu es la fille du chef, il est notre chef. Ma famille est fière de t'offrir ce médaillon du Chancelant, la lance qui ne peut être arrêtée durant sa course.

- Merci beaucoup, il est magnifique. »

Sur le chemin du retour, Rhiannon laissa Faol au chenil et rentra comme à son habitude par la réception des marchandises. Elle prit la direction de ses quartiers, quand une voix trop familière se fit entendre.

« Tu devrais faire attention. Tout ce que tu pourras faire ou dire en dehors du Fort pourrait peser sur nous tous, lui dit sèchement Aalldora, de trois ans son aînée, en buvant une gorgée de vin.

- Oui, j'en ai conscience. J'allais justement dans ma chambre. Maintenant, si tu veux bien m'excuser.

- Attends, pas si vite, paria, dit Isbail, la cadette, en lui barrant la route. Alors comme ça le fils du palefrenier est ton amant ? Comme c'est touchant. Tu sais que notre devoir et notre rang nous imposent l'honnêteté et la transparence pour la Cérémonie ? Qu'as-tu d'autre à cacher ?

- Rien, je...

- Alors, tu l'admets ? Tu sais que tu ne pourras rien faire pour justifier ta relation en dehors du Fort.

- Je n'ai pas l'intention de faire ingérence dans les affaires du Fort. Cette conversation est close.

- C'est quoi cet objet dans la poche ?

- Un pied de mouton pour Faol, mentit Rhiannon, j'ai oublié que je l'avais en passant au chenil.

- Fais-moi voir. »

Les deux filles la bousculèrent et lui entravèrent le chemin vers sa chambre. Malgré des ripostes copieuses, Rhiannon ne put empêcher Isbail de lui tirer le fameux étui de la poche.

« Rends-le-moi, Isbail », protesta Rhiannon.

Isbail riait aux éclats en levant haut le médaillon.

« Tu sais, ça me rappelle ce conte de Ténérie, légèrement érotique, qui mettait en scène cette princesse amoureuse et son amant, qui devait subir une série d'épreuves pour prétendre l'épouser. Il devait avaler un sabre entier et le faire ressortir de sa bouche.

- Non, arrête Isbail ! »

Rhiannon voulut se saisir du médaillon avec toute son énergie disponible, mais Aalldora qui avait reposé de justesse son verre de vin, empoigna Rhiannon en lui bloquant efficacement les bras. Isbail prit le temps de saisir le médaillon et l'enfonça dans sa bouche. Rhiannon criait et se tordait dans tous les sens, mais ne parvenait pas, malgré ses durs efforts, à se défaire de l'emprise d'Aalldora. Isbail but une gorgée de vin du verre de sa sœur, sûrement pour mieux faire passer l'objet dans son tube digestif, avant de fracasser la coupe sur la tête de Rhiannon.

« Pour que tu n'oublies jamais la fosse d'où tu viens, paria. », dit Isbail par-dessus Rhiannon qui gémissait par terre.

Les deux sœurs quittèrent la pièce, sans autre forme de procès, et abandonnèrent Rhiannon à même le sol, du vin plein le col et des coupures et des éclats de verre dans les joues. Elle peina à se relever, mais ce n'était rien comparée à l'humiliation qu'elle venait de subir.

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