15. De mémoire de chimiste

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Ce ne fut qu’une question de temps. L’herboriste n’était pas vue comme une personne honorable en toutes circonstances, mais les résultats de sa science parlaient pour elle. Comme elle l’avait prédit, Myrna Grim avait de nouveau eu la visite de la reine dans son officine, une semaine après leur premier entretien. L’état physique et psychologique de Tobias s’étaient améliorés, malgré les nombreux dysfonctionnements dont le prince souffrait. Il était bien loin d’être tiré d’affaire, certes, mais il avait retrouvé une certaine vivacité. Il s’était remis à arpenter les jardins de la Citadelle et même à jouer de trépidentes parties d’échecs avec son frère Vaulequin.

Malgré ce constat encourageant, il était encore trop tôt pour Tobias pour subir d’autres examens dans son état. Le moindre prélèvement ou la moindre complication ne ferait qu’empirer les choses et obligerait peut-être même l’ herboriste à revoir toute sa théorie. Toutefois, la reine s’était encore montrée bien avare de détails sur les antécédents de son fils et sur la santé globale de sa famille, et Myrna n’avait pas beaucoup d’informations en sa possession. Confiante, elle savait qu’elle les obtiendrait d’une manière ou d’une autre. Tout venait à point pour qui cherchait bien.

Comment se nommait le dernier mestre qui s’était approché du jeune homme, déjà ? Ossena avait clairement indiqué que l’homme avait disparu de la circulation après qu’il eût tailladé le prince au point que les chairs ne parvenaient plus à se refermer par endroits. La reine avait mené des recherches approfondies pour le retrouver, mais sans succès. L’homme s’était dissipé comme un nuage de fumée, alors qu’Ossena avait tant voulu voir sa tête plantée sur une pique aux portes de la Citadelle.

Myrna se leva de son étude, enfila sa cape et sortit dans la nuit noire mettre la main sur d’éventuelles informations.

***

Elle parvint au domicile du chimiste après environ deux heures de marche. L’homme vivait plutôt reclus maintenant qu’il avait cessé son activité et préférait désormais l’élevage d’abeilles mellifères dont il chérissait le travail et les ruches dont il disposait. Mais cela ne l’empêchait pas de reprendre de temps à autres ses recherches sur la manière de changer les métaux rudimentaires en matière précieuse pour son propre intérêt. Nos métiers ne nous quittent jamais, pensa Myrna. Puis elle toqua à la porte.

Quelques instants plus tard, un homme aux yeux encore ensommeillés lui ouvrit.

« Qui va là ?

- Navrée de te réveiller, Eliphas.

- Myrna ? lui demanda l’homme interloqué, comprenant tout juste à qui il avait affaire. Tu n’as rien à faire ici à cette heure tardive, herboriste, rentre chez toi !

- Eliphas, j’ai besoin que tu m’aides à retrouver un mestre. Je dois pouvoir lui parler, c’est très important.

- Je ne suis plus dans le métier, et puis je ne saurais retrouver un mestre en particulier parmi tous les membres de cette guilde. Je ne te serai d’aucune utilité, va-t’en, dit-il d’un ton sec.

- Il est tard, j’en conviens, mais c’est justement pour cette raison que nous allons nous éviter la perte de notre précieux temps. Premièrement, tu connais personnellement celui que je recherche, car je sais de source sûre que vous avez été à l’université ensemble, et deuxièmement, l’odeur de phosphore qui flotte dans ta maison me fait dire que tu n’as pas vraiment cessé ton activité, bien au contraire. »

L’air grave, Eliphas lui céda et la laissa entrer.

L’homme en robe de chambre raviva le feu qui brûlait et fit bouillir de l’eau au-dessus des flammes réapparues pour faire du thé. Il en servit une tasse fumante à Myrna et s’assit en face d’elle à la lumière du foyer. Le chimiste se livra, tandis que l’herboriste s’efforçait d’avaler ce thé trop amer aux feuilles probablement brûlées.

« Brenainn et moi nous étions associés pour ouvrir notre propre laboratoire et avoir plus de force de frappe sur Dunedoran. Tous les mestres qualifiés un tant soit peu ambitieux voulaient s’établir là-bas et la concurrence était rude. Mais c’est de l’histoire ancienne, tout ça. Plus tard, les autorités m’ont conduit hors de la ville, et Brenainn a poursuivi sa carrière, comme si rien n’avait changé.

- Comment ça, comme si rien n’avait changé ? Qu’est-ce qui a changé pour toi, Eliphas ? demanda Myrna.

- Je ne suis pas une erreur de la nature, Myrna, dit l’homme, irrité. Je… j’aime mieux ne pas en parler.

- J’ai compris, Eliphas, tu n’as pas besoin de m’en dire plus… si ce n’est où je peux trouver Brenainn en ce moment.

- Pourquoi tu le cherches ? maugréa l’homme.

- Pour tout te dire, il s’est occupé d’un de mes nouveaux patients et j’aimerais le consulter pour connaître son historique de santé.

- Pourquoi ne t’adresses-tu pas directement à ton patient, dans ce cas ? Ce serait bien plus simple, tu ne penses pas ?

- Mon patient me cache des choses qu’il ne veut pas que je sache, j’ai donc plus confiance en son ancien médecin pour me dire ce que j’ai besoin de savoir, de confrère à confrère, dira-t-on.

- Tu traînes des poids morts derrière toi, Myrna Grim, et tu es bourrée d’orgueil. Si c’est pour salir le peu d’honneur qu’il lui reste, alors tu passeras ton chemin, maugréa l’herboriste.

- Je suis… perfectionniste, c’est bien là ma veine, car j’aime aller au bout des choses, mais ça ne veut pas dire pour autant que tout mon travail soit bon à donner aux cochons. En vérité, tu n’as aucune inquiétude à avoir, car mon patient ne me dira rien, et Brenainn est le seul qui puisse m’aider, je n’ai donc aucun intérêt à le mettre hors service.

L’homme réfléchit, tête baissée.

- Tu le trouveras au sud de Dunedoran, près du port, finit-il par admettre. Dis-lui que tu viens de ma part, il se montrera peut-être moins méfiant à ton égard. »

***

Les quais du port de Dunedoran étaient plongés dans la nuit pluvieuse. Les gouttes d’eau tombaient en un déluge dont on se serait bien passé à cette heure tardive. Seules les lanternes des maisons closes et des brasseries le long des docks éclairaient le passage de leur halo chaud mais distant. De rares passants sillonnaient les berges au pas de course pour rentrer chez eux ou trouver un abri dans la taverne la plus proche, tandis que des dockers trempés jusqu’à l’os déchargeaient hâtivement un bateau arrivé plus tôt dans la soirée, pour en finir au plus vite avec leur besogne.

Myrna Grim était parvenue non sans mal au laboratoire de Brenainn. Son emplacement était plus petit que la norme, avec à l’intérieur une hotte et un fourneau d’un niveau assez moyen. Partout dans un désordre indescriptible, des cornues en verre blanc, des terrines en terre cuite et un alambic tentaient de se faire une place dans cette échoppe de fortune.

« Bonsoir Brenainn. Pardonne mon intrusion. Je viens de la part d’Eliphas, et j’ai besoin de tes conseils, dit l’herboriste à son interlocuteur sans précaution.

- Et en quoi une botaniste aurait-elle besoin de mes conseils à cette heure-ci ?

- J’aimerais savoir ce que tu as prescrit comme traitement à son Altesse le prince Tobias Kaervalmont et pourquoi. »

L’homme prit un air inquiet et entendit bien que la demande de Myrna Grim n’avait rien d’une plaisanterie.

« Que vas-tu faire, démone ? Me dénoncer ? Fiche le camp d’ici, lui rétorqua-t-il.

- Tu n’as aucune raison de t’inquiéter, tu ne me serais d’aucune utilité, coincé au fond d’une cellule de la Citadelle. Je n’ai pas l’intention de te livrer à la reine… sauf si tu te montres peu enclin à me révéler ce que tu sais. Comment en es-tu arrivé au découpage grossier dont la reine t’accuse ?

L’homme résuma la situation.

- Aucun remède ne semblait soulager le prince. Les solutions et préparations que nous lui faisions ne donnaient rien et avaient même fini par lui fatiguer les reins, et les injections de principes actifs ne ralentissaient que très peu les effets de la maladie. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prélever des échantillons, des tissus, pour tenter de trouver des réponses. Puis il y a eu des complications.

- Des complications ? Quelles complications ?

Brenainn poursuivit.

- J’avais pourtant jaugé mes manipulations au plus juste. Mais le prince a fini par faire un choc au moment où je l’incisais. Il a convulsé si fort que le scalpel a tranché dans le vif. J’ai usé de tout mon pouvoir pour arrêter le saignement, c’était moins une.

- La reine pense que tu as torturé son fils. Pas la peine de se demander pourquoi elle a voulu lâcher toute sa garnison personnelle à ta poursuite. J’espère toutefois que ce malheureux incident t’a donné des réponses. »

Brenainn reprit ses esprits. Il savait à présent exactement ce que la femme aux cheveux orange avait en tête. Il s'avança et se posta droit comme un i devant l’herboriste.

« La bonne question à se poser maintenant serait de savoir pourquoi une botaniste veut maintenant connaître à cette heure avancée de la nuit, des réponses qui touchent à l’état de santé de l’héritier déchu du trône d’Aegeria.

Myrna Grim décida de donner un os à ronger à son interlocuteur.

- La reine me paie pour remettre sur pied son enfant et je compte bien mener ma mission à terme, héritier du trône ou non.

- Un beau sujet d’article de recherche tel que le prince Tobias pour te remettre au vert ? Hm, ça tombe sous le sens, mais c’est ambitieux. Si tu y parviens, tu refais valoir tes compétences et retrouves ta réputation. Par contre, si tu échoues, tu finiras probablement pendue au bout d’une corde.

- A mon tour. La bonne question à se poser maintenant serait de savoir pourquoi tu continues à éviter, à cette heure avancée de la nuit, de me parler de que tu as vu en opérant le prince, sachant que je peux te dénoncer.

- Toi, me dénoncer ? J’en doute fort. Jamais tu ne voudras passer pour une moucharde, tu serais encore plus mal vue. Mais laisse-moi te donner un conseil, Myrna Grim, reste à l’écart des affaires de la Couronne, tu soulèverais bien plus de questions que tu n’aurais de réponses.

- Donc, tu n’as rien trouvé en opérant le prince, en conclut l’herboriste.

- Non, je n’ai rien trouvé en opérant le prince…et le mystère restera entier, oublie donc cette histoire.

L’herboriste savait qu’elle touchait au but. Elle abattit donc sa dernière carte.

- Ne me force pas à revenir avec la garnison de la reine, tu serais forcé de te mettre à table, et on sait tous les deux que la patience d’Ossena a ses limites, le prévint-elle.

- Il n’y a pour moi rien de rationnel dans le cas de ce garçon, confessa Brenainn. Son sang… il était aussi violet qu’un champ de lavande au soleil. »

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