19. Inattendue venaison

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De la musique retentissait durant le repas disposé dans la Grande Hutte des Lynx. Des feux, de part et d’autre de la pièce, éclairaient chaleureusement les visages souriants des convives.

Pertho dînait avec la famille de Torborg et ne put refuser le défi lancé par le garçonnet assis à côté de lui. Le petit avait voulu se montrer plus malin que lui, bien sûr, et commença à s’extirper de là pour s’élancer dans une course. Pertho, qui ne put résister à l’idée, se leva ; et il ne lui fallut que bien peu de temps pour rattraper l’enfant qui riait, le saisir sous les bras et le ramener sur ses genoux.

« Tu vois, je t’avais dit que je te rattraperais.

- Je t’aurais la prochaine fois, lui promit l’enfant.

- J’ai hâte, dans ce cas. Veux-tu bien m’excuser, mon jeune gaillard, j’ai une chose à faire. »

Puis Pertho reprit l’enfant pour le poser sur les genoux de son père et se retira. Il se servit plus loin d’un bock de boisson fermentée avant de s’adosser à un poteau et de fixer des yeux le brasero flamboyant devant lui. Il but seul pendant un moment, puis Jera s’approcha de lui. Petite mais charpentée, elle portait fièrement ses longs cheveux châtain clair et de jolis yeux noisette.

« Fut un temps où tu aurais véritablement apprécié ces festivités, lui dit-elle en souriant.

- Et toi, où tu aurais pu en faire de même, en déclenchant une bagarre par exemple, répondit Pertho d’un air railleur.

- C’était il y a bien longtemps déjà… viens, suis-moi. »

Allongés peau à peau sur son lit dans ses quartiers privés, le jeune homme et la capitaine de la garde appréciaient le son ambiant étouffé du banquet, à l’écart du reste de la tribu.

« Aswollt Stackworth meurt baigné dans son propre sang et c’est sa fille que nous détenons ici, confessa Pertho. C’en est presque… grisant.

- Que comptes-tu faire ? s’enquit Jera.

- Ce qui devra être fait. Je ne crains pas Tegwen Stackworth.

- On vous reconnaît bien là, les hommes, à sous-estimer les femmes, affirma Jera en se redressant. Elle est la fille du vieux Morkvak, elle est maintenant cheffe des Loups et aux abois. En tant que capitaine de la garde, je te déconseille de la provoquer sans t’en méfier.

- En tant que capitaine de la garde, vraiment ? demanda Pertho d’un air moqueur.

- Ne t’avise pas, répondit Jera dans un souffle.

- Alors ne met pas ma parole en doute, ordonna-t-il d’un ton ferme en se levant. Berkano prend encore les décisions qui s’imposent, mais je n’ai pas besoin de te rappeler que je défends la cause de cette tribu et que j’en assume les responsabilités. Cette fille a plus de valeur vivante que morte. Ce qui devra être fait sera fait, avec ou sans la bénédiction de Tegwen Stackworth. »

Le ton et le discours étaient sans équivoque. Pertho enfila une chemise, puis quitta ses quartiers, laissant Jera seule derrière lui.

La hutte de la chamane était isolée du reste d’Arnarholt et le chemin dédié à y mener était clairement indiqué, même dans la nuit noire. Aux abords d’un bois tapi de mousses et de champignons dont les formes et les couleurs inspiraient plutôt la méfiance, l’antre penchant et peu hospitalier de la sorcière offrait pour celui qui se présentait un moment privilégié avec la nature et les esprits, et un conseil, non celui qu’il voulait entendre, mais bien celui qu’il avait besoin d’entendre.

« Je m’attendais à te voir bientôt, Pertho, mais pas de sitôt. Entre et assieds-toi. » dit la chamane sans lever la tête, alors assise au sol dans la terre et le lichen, en manipulant dans un morceau d’écorce ce qui semblait être des os de lapin ou de castor. Le jeune homme ne se fit pas prier et s’assit en silence devant elle.

- Laisse-moi te voir.

Alors la sorcière, à la lueur des trois bougies sur le côté, leva ses grands yeux sombres vers Pertho et lui palpa délicatement le visage, le côté gauche, puis le côté droit.

- Hm, la présence de la louve ici altère ton esprit. Pour quelles raisons ?

- A tort ou à raison, je dois admettre que le mort d’Aswollt m’a apporté beaucoup de satisfaction quand j’ai appris la nouvelle. Mais aujourd’hui, Berkano faiblit à vue d’œil, il parvient de moins en moins à faire face aux décisions qu’il doit prendre. Je pense que nous pourrions demander beaucoup en retour de la détention de la fille et agir.

- Tous les esprits qui s’affaiblissent finissent avant la fin par faire éclater une vérité ou une autre. Continue de parler à Berkano de manière claire avec bienveillance, et là tu sauras.

- Alors j’y veillerai. D’autant que ses choix, tant qu’il vit, nous impactent tous.

- Ton grand et noble intérêt pour le maintien et la continuité de ton clan t’honore, Pertho, mais tu n’as pas besoin de le montrer… Je ne peux te dire de quoi seront faits les prochains jours, mais nous pouvons demander à te guider dans tes choix si c’est là ce que tu souhaites.

- J’en appelle à la sagesse de ces lieux dans la quête de ton conseil, Chamane.

- Bien. Commençons. »

La sorcière prit un bâton de bois taillé en pointe et traça un cercle à même la terre devant Pertho, puis, cette tâche achevée, tournoya la main au-dessus du cercle en murmurant des mots inintelligibles. Puis elle reprit le morceau d’écorce et choisit scrupuleusement une douzaine d’os de rongeurs qui claquèrent légèrement. La chamane prit une légère inspiration, puis jeta les os en l’air, qui retombèrent sur le sol dans le désordre. Elle semblait palper l’air comme de la matière, elle maniait la terre, les os du bout des doigts, dans des mots qu’elle seule comprenait.

L’instant suivant, elle interpréta à Pertho le message délivré par la disposition des os.

« Tu vois cette croix, ici ? Il est effectivement temps pour toi de faire un choix, mais ça, nous le savions déjà. Quelque chose que tu attends depuis longtemps va se présenter à toi, on le voit ici, à cet endroit, mais tu rencontreras des obstacles, des défis, que tu devras accepter en pleine conscience pour poursuivre ta route. »

Puis la chamane leva la tête vers Pertho.

« En effet, les forces de Berkano le quittent et il n’est plus capable de faire des choix pour les Lynx ou pour lui-même. Il retarde ses décisions ou délibère sans fin, il n’est plus apte à trancher. Par contre, toi, si… Mais tu te dois tellement d’être irréprochable aux yeux du clan que tu en oublies d’être tolérant avec toi-même. Tu en es si exigeant envers les autres, et si rancunier envers cette fille qui bouscule tes plans, certes, mais qui par la force des choses se trouve aujourd’hui parmi nous.

- Cette fille nous déteste autant que nous la détestons, Kurere. Tout ceci ne restera pas sans conséquences.

- Laisse donc librement ton instinct te rappeler qui tu es et où tu vas, car l’occasion viendra tôt ou tard pour chacun d’évaluer le pouvoir dont il dispose et la manière dont il l’utilise.  Ne laisse pas tes hésitations prendre le dessus et fais confiance à ton intuition. Là, ton choix sera le bon et tu te sentiras à ta juste place, chez les Lynx comme ailleurs, confiant en toutes circonstances. »

Puis la chamane prit une bougie allumée à côté d’elle et la porta près du visage de Pertho, tout en effectuant de légers mouvements de son autre main.

« Concentre-toi sur la flamme, et rien d’autre. Laisse la chaleur de cette flamme inonder ton cœur. Ferme les yeux. »

Un instant plus tard, comme éveillé d’un sommeil réparateur, le jeune homme revint à lui.

« Va en paix et va te coucher, Pertho. Dhak veille sur toi et tous ses guerriers. », lui dit la chamane pour achever la séance.


***


Le lendemain matin, assis sur son lit, Pertho fixait le plancher devant lui. Il n’avait pas dormi, avait passé la nuit à penser, à réfléchir. Motivé par son profond désir de revanche sur le Peuple-Loup, le jeune homme rêvait de reprendre l’avantage que son clan avait perdu autrefois. Mais retenir prisonnière leur princesse qu’on accusait de l’assassinat de leur chef confrontait Pertho à une situation complexe. Il devait prendre le temps de peser les implications de ses actions et considérer toutes les conséquences possibles.

En toutes circonstances, il devait rester pragmatique et prendre l’initiative s’il voulait agir en meneur. Il pourrait tirer profit de la situation pour se servir de la fille comme moyen de pression pour atteindre Striga et obtenir un accord avec Tegwen, renforcer ainsi sa position et affirmer son autorité. Il pourrait également décider de mener sa propre enquête, chercher lui-même des preuves solides sur le meurtre, sans se laisser influencer par des préjugés ou des idées préconçues, dans le but de découvrir la vérité, comprendre l’importance de la justice et de l’équité, si chers à son peuple.

Rhiannon se réveilla à l’aube, les poignets verrouillés de chaînes de fer. Brouillée et surprise à la fois, elle eut peine à se redresser. Sans plus de formalisme, Pertho était assis dans sa cellule à la regarder. Depuis combien de temps était-il là ? Et pourquoi ?

« Le devoir ne t’appelle-il pas ailleurs, Pertho ?

- A vrai dire, non, c’est bien toi que je voulais voir.

- Et pour quelle raison ?

- J’ai beau réfléchir, il me reste tout de même des questions auxquelles je ne trouve pas de réponse.

- Que veux-tu savoir ?

- Tu as dû chevaucher des jours depuis Striga, sans relâche. Raconte-moi ce qui s’est passé le jour où tu t’es enfuie.

Rhiannon se braqua.

- Tu veux faire ma déposition ? Et après ? Que va-t-il se passer ensuite ? le questionna-t-elle, hostile.

- Je cherche seulement à comprendre ce qu’il s’est réellement passé. Si tu es honnête avec moi, si tu me dis la vérité, alors j’aurais peut-être une chance de plaider ta cause auprès de Berkano.

- Et si je refuse de coopérer ?

- Alors je te renverrai dans les griffes de Tegwen et je la laisserai se languir du sort qu’elle te réserve, j’ai entendu dire que ce ne serait pas beau à voir… Et moi qui pensais que tu étais assez intelligente pour ne pas te le faire dire… »

Rhiannon se méfiait de la proposition de Pertho, craignant les conséquences de révéler ce qu’il s’était passé. Pouvait-elle lui faire confiance en dépit de sa situation ? Elle connaissait la vérité, jamais elle n’aurait posé la main sur son père et le tué de sang-froid ; dans son malheur, elle s’était juste trouvée à ses côtés quand l’empoisonnement s’était déclaré. Mais elle percevait comme de la sincérité chez le jeune homme qui s’était assis dans sa cellule pour lui parler, peut-être pourrait-elle bénéficier de la clémence du vieux Berkano, qu’elle n’avait pas senti comme étant une menace.

« C’était le jour de son anniversaire. J’avais dressé deux dogues des montagnes que je voulais offrir à mon père pour sa sécurité. Je devais passer en dernier dans l’ordre de l’attribution des cadeaux, et quand je me suis approchée de lui pour lui présenter les chiens… »

La gorge nouée, elle reprit ses esprits, la voix mal assurée.

« Il s’étouffait, ses yeux étaient révulsés, son nez en sang… et c’est là qu’on m’a prise en chasse et que j’ai dû m’enfuir, un ami m’a aidé.

- Un ami ?

- Il doit être mort à l’heure qu’il est pour m’avoir sortie de ce guêpier.

- Tu n’avais pas le poison sur toi ?

- Pertho, si tu veux être certain d’une chose, écoute bien ce que je vais te dire. J’aimais mon père comme personne car c’est lui seul qui m’a élevée et qui m’a donné ce que personne d’autre ne m’aurait donné. Je n’avais aucune raison de le tuer et je n’en aurais jamais. »


***


Devait-il la croire et demander à la faire relâcher ? Exiger de la faire juger et exécuter si elle était vraiment l’assassin ? Ici à Arnarholt, à Striga, ou en terrain neutre ? Rhiannon clamait très fermement son innocence, qu’on avait voulu l’écarter des affaires de Striga. Elle était catégorique, soutenait dur comme fer que le poison avait été dispersé avant qu’elle n’ait approché son père lors des faits.

« Voilà une affaire fâcheuse, très fâcheuse, admit Berkano de sa voix altérée. Quelqu’un d’autre est-il informé de ce qu’elle t’a dit ?

- Elle a eu de l’aide, un allié à Striga qui l’a aidé à s’échapper, mais je doute que nous puissions compter sur lui, répondit Pertho.

- Tegwen est une femme fière et ambitieuse, déclara Kurere. Elle déteste le clan des Lynx, elle nous considère comme des barbares sans foi, ni loi. Elle veut venger la mort de son époux et elle sera prête à tout pour atteindre le coupable.

- Je me fais vieux et je suis las de ces années de conflit, avoua Berkana, abattu.

- Mais tu ne peux accepter de rester sans rien faire, Berkano, riposta Pertho. Nous avons là l’occasion de confronter les Loups avant qu’ils ne le fassent et d’avoir l’avantage !

- Pertho, tu es méritant et tu as tout à fait la mesure du devoir qui incombe à un chef de clan, nul ne peut le nier. Mais tu peux largement faire preuve de plus de raison quand tu te laisses encore trop emporter par cette ténacité rageuse qui est la tienne ! Il nous faut négocier la paix avec Tegwen, non provoquer une nouvelle guerre !

Pertho se rappela cette nuit sombre, où l’assaut des autres clans Dhakaris avait fait s’effondrer les portes d’Arnarholt sous une averse de flèches et percé jusqu’à son propre foyer dans le fracas des armes. Une irruption d’épées et de lances qui les avaient privés lui enfant et les siens des célébrations automnales de la Fête de la Moisson, la veille de ce jour si solennel de gratitude envers les dieux pour les récoltes abondantes. Trop jeune alors pour se battre, il n’avait pu qu’observer l’invasion, les poings serrés. Le combat, déloyal à ses yeux, s’était conclu salement dans la boue et le chagrin ; le partage trop injuste du butin et des récoltes fraîchement stockées ne lui avait laissé que le mépris pour son ennemi et un goût amer dans la bouche. Près de vingt ans s’étaient écoulés depuis cette nuit-là, pourtant, les tensions entres les clans restaient enfouies, telles des braises ardentes que même une petite étincelle pouvait raviver d’un moment à l’autre.

- Une nouvelle guerre ? Mais la guerre ne s’est jamais réellement terminée, Berkano, elle s’est adoucie, s’est estompée, nous a laissé un peu de répit, certes, mais elle ne s’est pas éteinte pour autant. Si tu tiens tellement à la paix avec les Loups, alors je propose que nous offrions par ce premier contact un procès équitable à cette fille et que nous laissions Tegwen appliquer la sentence qu’elle souhaite si elle est vraiment coupable. Nous nous devons de saisir cette opportunité pour nous sortir de l’ombre où l’on nous a laissé. »

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