21. L’impartial glaive
La barge mortuaire avait été décorée de fleurs de part et d’autre de la coque. Le défunt Berkano y était étendu tout en noblesse sur une couchette funéraire, habillé de blanc ; il était entouré de ses armes fétiches et de tout ce qui lui serait nécessaire dans l’au-delà. L’embarcation n’attendait plus que de partir vers son ultime destination.
Tous les hommes, femmes et enfants d’Arnarholt étaient rassemblés près des pontons pour les funérailles du chef des Lynx. L’humilité et le profond respect de leur peuple pour leur doyen avait laissé la chamane en blanc avec ses longues franges de plumes aux manches et Pertho seuls sur la plage avec la barge de Berkano pour officier la prière.
Le paysage était éblouissant. L’eau cristalline du lac bordait au loin des parcelles de forêt de sapins denses et sombres au pied d’une surprenante montagne vertigineuse, lumineuse de neige. L’endroit se montrait dans toute sa splendeur, calme et paisible ; seuls les sons de la nature environnante se faisaient entendre parmi le silence qui régnait.
Puis un chœur parmi l’audience entonna une harmonie, basse et douce, sur le rythme entêtant d’un tambourin en peau de cerf, tandis que la chamane fermait les yeux et levait ses mains à hauteur de poitrine. Puis, d’une voix caverneuse, elle raconta en chanson le long et délicat chemin des âmes vers les sommets de la montagne.
Dans la tradition des Lynx, les morts étaient invités à traverser le lac à l’eau glacée à la nage, remonter le cours d’eau vers sa source à flanc de roche, traverser des marécages sauvages, des forêts compactes aux branchages aiguisés, poursuivre leur ascension vers les neiges éternelles et y trouver au sommet la guérison de leurs maux et leurs âmes.
La voix poignante et captivante de la chamane plongeait la procession entière vers des fonds inexplorés, un enchantement puissant qui liait les uns et les autres par un sentiment qui venait des profondeurs. Puis, elle acheva sa prière ; ne résonnait plus que le tambourin qui finit par se taire quelques mesures plus loin. La sorcière ramena ses mains à elle, puis recula en baissant la tête. Pertho s’approcha de la barge, portant un pot d’huile et une torche à la main.
« Rends-toi à la montagne, Berkano, dit-il à son père en guise d’adieu. Vois la beauté de ses sommets, la solidité de sa base. Ressens sa force, sa fierté, sa continuité. Dépasse-toi, relève les défis qui s’offrent à toi, fais face à tes peurs, et deviens encore plus grand que tu ne l’as jamais été. »
Il prit un instant pour se recueillir, puis versa l’huile autour du défunt. Il abaissa ensuite la torche sur le plancher de la barge, puis il poussa l’embarcation vers le lac. Le bateau s’embrasa, grandiose, les flammes en dévorant une par une les différentes parties. Il flotta quelques temps comme un brasier ardent sur l’eau, avant d’entamer lentement son naufrage vers les tréfonds du lac et les différentes épreuves du chemin de Berkano vers les sommets.
***
Il lui était difficile de l’admettre, mais la tension de la veille avait fait son chemin jusqu’à son réveil le lendemain, en sursaut. Cela ne changeait en rien les choses, les évènements allaient prendre place comme la tradition l’exigeait, et Pertho pouvait de plein droit se faire contester sa nouvelle autorité.
Il se leva péniblement dans la lumière cendrée du petit matin. Il enfila une tunique blanche de prière, puis s’isola dans une pièce à l’écart de sa hutte. Ténébreuse et à peine éclairée, elle était tout juste assez large pour accueillir une personne en position de méditation.
Pertho s’assit en tailleur sur une natte miteuse, puis prit une longue inspiration. Les yeux fermés, il guida son esprit et sa force d’abord vers ses appuis, puis ses muscles, et enfin vers sa conscience, d’où il puisait sa capacité à mener les choses à terme et à ouvrir la voie à celles et ceux qui le soutenaient. Après une dernière respiration, il revint à lui, l’esprit clair, puis ouvrit un petit coffret devant lui qui semblait avoir été placé là il y a des décénies ; le tissu et les peaux ternes et fragiles dont il était fabriqué dataient d’une époque révolue. L’homme en souleva une paire de gantelets de cuir usés par le temps et la sueur, tressés de pointes fixées sur les articulations aux traces noires de sang séché. Les Griffes de Berkano. A présent les siennes. Et celles désormais que même un esclave pouvait lui disputer.
Il n’existait qu’une paire de ces gants de cuir cloutés dans tout Arnarholt depuis les origines de la cité il y a des siècles. Ils se transmettaient de chef de clan en chef de clan au terme d’un combat à mort à main nue, qu’ils furent dignes héritiers de grandes lignées ou simples captifs nés dans la rue. Car la succession au trône d’Arnarholt ne se transmettait pas, elle se méritait à la force des poings.
Toute la cité s’était rassemblée autour de l’arène en son centre pour l’Epreuve des Griffes. Désormais propriété de Pertho, Rhiannon avait été placée de force aux premières loges. Des cris de femme s’élevaient, saccadés, construisaient une espèce d’incantation tribale. En rythme, des hommes frappaient puissamment en rythme des os de chevaux ou de cerfs, d’autres des boucliers à l’aide de maillets.
Pertho, sur le côté, se tenait droit, impassible. Le torse nu, il portait des chausses de cérémonie amples, toutes Griffes dehors, les paupières peintes de noir. Plus impressionnant encore, du haut de sa tempe jusqu’à l’aine et sous toute sa poitrine étaient tatouées des runes que Rhiannon était incapable de déchiffrer. La chamane au centre, prêtresse immaculée aux bois de cerf grandioses, ouvrit la cérémonie d’une voix forte.
« Moi, Kurere, humble servante de Futhark, vous donne en ce jour Pertho, fils de Berkano.
Une acclamation soutenue s’en suivit, le jeune homme avait la faveur enthousiaste de son clan. Puis la chamane questionna la foule :
- N’y a-t-il aucun parmi vous, homme ou femme, libre ou esclave, qui ne souhaite mettre Pertho au défi et prétendre trône d’Arnarholt ? »
La chamane venait-elle à l’instant de suggérer à Rhiannon de relever le défi de battre Pertho au combat ? Ou de l’en dissuader ? Et pourquoi ? Pour que Rhiannon puisse prouver sa valeur ? Ou bêtement mourir rouée de coups ? Elle devait restée concentrée sur Striga, rien d’autre, et s’en tint à cette résolution. Elle aurait voulu profiter des festivités pour tenter une évasion, mais l’avoir obligée à se tenir au premier rang avait rendu tout échappatoire impossible, à bon escient peut-être.
En tenue de combat, les joues tracées de rouge et les bras entièrement recouverts de tatouages de branches d’arbre et d’un crâne de bœuf, Røvi, un homme libre du clan, s’avança, cestes aux poings. Les siens étaient sans pointes, car les gantelets à pointes ou Griffes n’étaient réservés qu’au chef de clan en lice. Le regard déterminé, il laissa la foule s’écarter sur son passage. L’occasion pour les Lynx de témoigner de l’impressionnant spectacle qui allait suivre dans l’arène.
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