25. La fosse aux serpents

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Aleck, le secrétaire particulier de Tobias qu’il avait suivi à Arvendon, avait convoqué Aiden à la chapelle royale. Ce dernier priait lorsqu’il entendit les talons de ses bottes claquer le sol en marbre de l’édifice.

« Que puis-je pour vous ?

Il se leva de son agenouilloir et se tourna vers le secrétaire.

- Vous disiez avoir des informations pour moi, dit Aleck. Je vous écoute.

- En effet. Les circonstances qui entourent cette nouvelle sont encore floues, mais son Altesse Egor Kaervalmont a envoyé un traqueur dans une quête qui visiblement est très chère à ses yeux, mais je ne sais pas encore pourquoi.

- Trouvez ce qu’il manigance, il faut que je sache ce qui l’occupe plus que l’état de santé de ses fils.

- Sauf votre respect, son Altesse est… tourmentée par les présents évènements.

- Pas dans l’état dans lequel se trouvent ses garçons actuellement. »


***


« Quelles sont les nouvelles, Aleck ? demanda Tobias à son secrétaire, de retour de la Citadelle.

- Balian est tombé inconscient…, dit-il soucieux. Nous ignorons encore la gravité de la situation.

- Si l’état végétatif de ses fils n’éveille pas plus l’intérêt de leur père, alors je m’occuperai de leur survie sans son aide. Va me quérir l’herboriste, sur le champ ! » dit Tobias en colère.


***


Le message lui avait été apporté en personne par un coursier indépendant directement à son officine. Myrna Grim se jeta sur son coupe-papier pour l’ouvrir et le lire.

« J’ai effectué les recherches que vous m’avez demandé. J’ai observé de plus près l’arbre généalogique de la famille. J’ai pu observer deux choses étranges : la première, que les filles n’ont jamais accédé au trône, pour des raisons aussi diverses que variées ; et la deuxième, celle qui concerne directement nos affaires, que les garçons depuis cinq générations meurent de plus en plus jeunes. Votre théorie semble donc hélas bel et bien fondée, mais encore faut-il la vérifier avec des éléments tangibles. J’essaierais de vous obtenir ce que vous cherchez, mais ce sera risqué, très risqué. Signé : votre obligé. »

Les Kaervalmont souffraient-ils donc d’une tare quelconque ? Des relations entre membres de la même famille ? Sans rapport avec le sujet ; dans ce cas, pourquoi auraient-ils épousé en grande pompe des filles des nobles familles d’Aedria ? Une maladie héréditaire ? Il fallait en avoir le cœur net, mais l’herboriste n’avait toujours pas mis la main sur le sang du prince. Des éléments plus tangibles ? Le précepteur faisait de son mieux, mais Myrna ne toucherait pas au but instamment.

Elle se plongea sans grande dévotion dans la préparation de ses potions lorsqu’on frappa bruyamment à la porte.

« Voilà, voilà, j’arrive. »

Elle ouvrit la porte sur un homme en longue tunique à jacquard fermée par une broche argentée, escortés de deux gardes en armes.

« De quoi m’accuse-t-on, cette fois ? faisant passer sa peur pour de l’agacement.

- La Reine vous demande prestement. Prenez votre cape la plus discrète et suivez-nous, je vous prie. »

Myrna Grim s’exécuta, puis précéda les trois hommes. On ne se fait pas convoquer par la Reine sans une bonne raison. Le tout était de savoir si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Le groupe descendit l’escalier exigu pour arriver à un carrosse. L’homme à la tunique lui en ouvrit la porte.

« Montez. »

On ne se donnait pas la peine d’accompagner une malfaisante de manière si officielle et si guindée vers la Citadelle. On la traînait en haillons le long du chemin pour être jugée. De plus, le cortège venait de dépasser la Citadelle. Myrna Grim sentit que son heure n’était pas encore arrivée.


***


La prince Tobias était assis dans le jardin d’Arvendon. Le vent soufflait sa douce brise tiède parmi les branches nues des tilleuls.

« Attendez ici. », dit Aleck à Myrna.

L’herboriste observa le secrétaire le saluer et annoncer son arrivée. Tobias, dans un mouvement des lèvres, donna l’ordre à Aleck de lui amener Myrna. La botaniste s’approcha et s’assit à ses côtés.

« Je ne m’attendais pas à vous rendre visite, Sire. Je suis honorée.

- Mademoiselle, il serait beaucoup plus simple si nous décidions de maintenir cette relation aussi laconique et transparente qu’avec ma mère, qu’en dites-vous ?

- J’imagine que cela nous fera gagner un temps précieux, mon Prince.

- Asseyez-vous, je vous prie… Vous savez ce qui m’a rebuté toutes ces années ? lui demanda le prince. Porter le poids de la responsabilité, suivre l’inertie écrasante de la royauté, sans cesse faire bonne figure alors même que je tenais à peine debout. J’ai renoncé à un titre auquel je ne pouvais me résoudre à prétendre, aujourd’hui je me suis affranchi de cette charge, parce qu’une seule chose m’importe désormais… Défendre comme je le pourrais cette famille contre elle-même, pour le salut de cette nation. »

Myrna écoutait attentivement le prince sans broncher, lorsqu’il lui tendit un tube rempli d’un liquide affreusement violacé, qui tirait sur le noir.

« Vous avez là le sang de mon frère Balian, héritier du trône d’Aegeria. Faites toutes les analyses dont vous avez besoin, référez-vous en aux sciences occultes si ça vous chante, je n’en ai que faire, mais trouvez-moi ce qui est en train de nous tuer. »

Myrna se saisit du tube et se leva en s’inclinant, en silence. Puis elle se retourna et cacha le tube pour le garder en lieu sûr. Le prince, lui, s’en retourna en silence vers ses appartements.


***


Un objet brillant scintilla sur la tablette à droite son lit. Balian alla voir et observa une légère pointe de métal sous l'ordonnance d'un pharmacien. Il retira le papier et découvrit le scalpel qui avait été utilisé pour sa dernière saignée et malencontreusement oublié là. C'était fâcheux, se dit-il. Il saisit l'instrument et le regarda longuement avec envie. Puis, d'un coup d'un seul, il déchira la manche gauche de sa robe de chambre et s'incisa l'avant-bras, en se mordant la lèvre pour étouffer sa douleur. Il répéta l'opération quatre fois de suite, puis il s'installa, épuisé, de nouveau face à la fenêtre. Son sang moribond gouttait régulièrement sur ses pieds nus tandis qu'il regardait tristement dans le vide, la peur au ventre.

L’angoisse constante commençait à peser lourdement sur Balian. Les souffrances qu’il endurait et l’absence de réponses claires quant à leur cause le rendaient incapable de trouver un tant soit peu de soulagement. Il se laissait peu à peu submerger par l’ivresse, y cherchant une échappatoire, une issue si ardemment désirée.

Les rumeurs allaient bon train concernant la grise mine si déplorable de son père surmené par les affaires intérieures. Balian avait maintenant l’intime conviction que son état de santé était étroitement lié à la condition pitoyable de son père. Ça faisait un moment que le vieux croulant était assis sur son trône, où Aiden venait lui arracher les mots de la bouche comme si c’était lui qui était aux commandes. Le Roi Egor n’était plus l’homme vaillant qu’il était, Balian en était convaincu et son père ne serait bientôt plus en capacité de venir soutenir Aegeria.

Il était fatigué de voir tous les courtisans parler et débiter ces paroles vides d’action alors que la famille royale se repliait peu à peu sur elle-même. Lorsque Balian fermait les yeux, il se voyait se diriger vers le trône, déjà étouffé de toute sa fierté. La couronne venait le hanter la nuit au coucher, à en devenir obsédante. Le temps passait, et si le prince voulait briser le cours des choses, il allait devoir frapper fort ; mais ce ne serait pas un problème, car le royaume serait bientôt le sien.


***


Tobias avait demandé audience devant l’urgence de la situation, lui qui ne résidait plus à la Citadelle. Il se ruait vers le bureau de son père au son martelant de ses bottes. Mais il n’y était pas, alors il s’avança plus loin vers le fond de la pièce. La porte en bois ouverte devant lui lui offrait un spectacle lamentable. Le roi était assis, adossé à la tête de son lit, en blouse de nuit, ses lunettes sur le nez, tandis qu’une bonne lui époussetait ses oreillers et couvertures. Aiden se tenait debout à côté du lit, les mains croisées dans le dos.

« Mon Prince. »

Les deux employés courbèrent l’échine pour saluer Tobias.

« Laissez-nous, je vous prie. »

Puis la bonne et le conseiller sortirent de la pièce, telle une envolée de moineaux.

« Je sais que vous êtes exténué, alors je tâcherai d’être bref, dit Tobias d’une voix douce. Vous êtes actuellement très préoccupé par les affaires royales et les négociations en cours à Nameo. Hélas, peu de gens comprennent réellement ce que nous faisons ici derrière ces murs ; nous nous dévouons et nous conformons jour et nuit à nos obligations pour la bonne marche d’Aegeria, car c’est là notre mission. Comme je me dévoue, et me conforme à ma famille, jour et nuit, car c’est là aussi mon devoir. Maintenir cette famille unie. Afin de me prouver que je me trompe sur votre compte, si vous avez eu et avez encore un tant soit peu d’attachement à votre lignée, je vous en conjure, prouvez-le et agissez en ce sens.

- Mon fils, en effet, je suis harassé et accablé. Mais mon état ne pourrait malgré tout m’empêcher de vous dire ceci : vous prétendez le dire si bien vous-même d’ailleurs, je travaille d’arrache-pied pour moi aussi maintenir cette famille unie et forte face à l’adversité. Je me crève à la tâche pour le Royaume tandis que vous avez vous-même renoncé à prendre la relève, alors épargnez-moi vos leçons ! cria-t-il au nez de son fils.

- Dans ce cas, permettez-moi une objection, car vous avez une bien étrange façon de prouver votre soutien à cette famille. Vous perdez peu à peu la confiance de vos gens, Balian pille le garde-manger à force de banquets secrets puis disparaît durant des heures. Votre affliction vous affaiblit vous, mais aussi votre position. Il faut vous resaisir. Montrer au Conseil le bon père de famille que vous êtes, affirmer la raison et la sagesse avec lesquelles vous portez Aegeria !

- Vous me paierez cet affront, jeune homme. Je ne le tolèrerai pas de tels propos, justement pour le bien de ma famille.

- Et c’est pour le bien de votre famille que vous avez engagé un congrégateur fraîchement réhabilité après que vous ayez proscrit sa secte il y a plusieurs années de cela ? Que me cachez-vous, monseigneur ?

- Cette affaire ne vous concerne en rien. Vous feriez mieux de quitter cette pièce et de retourner à vos...occupations.

- Au contraire, je crois que cette affaire nous concerne tous, mais que vous êtes trop imbu de vous-même pour vous en rendre compte. J’avais donc raison à votre sujet, vous avez préféré sauver la face plutôt que de venir en aide à Balian. Je sais où va votre loyauté, et qu’elle vous perdra tôt ou tard. »

Tobias quitta la pièce d’une humeur furibonde. Egor, lui, était tout aussi enragé. Mais les frictions avec son fils lui avaient pris toute l’énergie qui lui restait. Il déchira la lettre qu’il avait commencé à rédiger pour en écrire une autre.

L’instant d’après, une vilaine quinte de toux vint l’asphyxier pendant plusieurs longues minutes. La main devant la bouche, il se mit à cracher du sang. La vue du liquide violet sur sa paume l’amena à un état fatidique et implacable qu’il n’avait jamais atteint.


***


Le majordome du roi Egor entra dans la chambre de son souverain pour le lever, comme il le faisait tous les matins. Tout en le saluant, il alla à la fenêtre pour ouvrir les rideaux. D’habitude, ce simple geste était suivi du grommellement royal et parfois même de jurons. Alors le majordome, inquiet, s’avança près du lit. Le roi Egor était allongé sur le dos dans ses couvertures, inerte.

« Sire ? » hésita le domestique. Pas de réponse.

Puis il lui prit doucement la main, pour tenter de trouver un pouls ou n’importe quel signe de vie. A force de temps et de silence, l’homme comprit. Il resserra ses deux mains autour de celle de son souverain, qu’il rabattit gentiment sur son corps, puis se baissa sur lui en signe d’adieu.

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