32. Lève-toi et règne partie 2

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Les tentes raisonnaient des échos de la bataille achevée alors que les Dhakaris se rassemblaient malgré le froid pour célébrer la fin de la guerre. Les feux, surveillés de près, projetaient une lumière chaude sur le camp, laissant flotter dans l’air l’odeur délicieuse de la viande qui allait être servie. Les uns étanchaient leur soif à grand renfort de cervoise, d’autres riaient à gorge déployée de farces plus ou moins licencieuses. Ceux qui dansaient tournoyaient bon gré mal gré au rythme de la musique, tandis que les autres convives se délectaient à grand coup de fourchettes des grillades juteuses et de pain moelleux et croustillant.

L’intérieur de la tente de Tegwen était fonctionnel, robuste et chaleureux à la fois. Le long de ses toiles étaient accrochées des tapisseries colorées aux motifs complexes, en son centre se dressait une table en bois brut entourée de sièges simples mais solides, et sur le côté deux coffres sculptés renfermaient des armes gravées, des boucliers ornés, des cartes stratégiques.

« Je suis honorée de partager ce banquet avec toi, Pertho… Ce soir est une belle occasion pour notre peuple de célébrer sa bravoure, dit-elle en levant sa coupe de vin.

- Ta présence ici est appréciable et appréciée, Tegwen, l’honneur est pour moi ; les Dhakaris pourront dignement profiter de cette soirée, répondit Pertho, en lui rendant la pareille. Mais je ne peux m’empêcher de remarquer une absence notable parmi nos invités.

Tegwen, piquée dans sa curiosité, regarda Pertho dans les yeux. La fille n’était donc pas retournée sur Arnarholt.

- Tu fais référence à Rhiannon, j’imagine… Elle avait là l’occasion de prendre part à ce conflit, son départ inopiné a été une surprise pour nous tous. Et crois-moi, elle s’est bien gardée de nous dire où elle allait.

- A sa place, j’aurais moi aussi peine à te pardonner si tu m’avais faussement accusé de meurtre. Tu l’as jugée sans preuve et traquée sans fondement.

- Prends garde, Pertho, tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, lui dit Tegwen, digne mais sévère. Nous voici réunis autour de ce festin, après tant de souffrances et de rancœurs, et j’ai à présent le sentiment que le duel qui devait être notre dernier acte reste une ombre sur nos promesses.

- Tegwen, tu as dénoncé de ta seule certitude une héritière des Loups, qui plus est, a fini par se retrouver à Arnarholt dans sa fuite. Je suis donc tout autant concerné que toi, répondit Pertho d’un ton direct. Mais Rhiannon a depuis livré une preuve irréfutable de la supercherie qui nous a divisés. La tête du véritable meurtrier est ici, offerte en gage de vérité, acheva-t-il, perplexe.

- Ses faits et gestes ne sauraient effacer les actes d’un passé qui nous est propre à elle et moi, répondit Tegwen avec calme mais fermeté. Bien qu’elle ait échappé à ta détention, les liens que nous entretenons elle et moi demeureront fragiles et rien n’y fera.

- J’ignore ce qu’il y a pu y avoir entre vous, mais pour l’heure, Rhiannon a révélé des faits cruciaux. Bien que j’admette que ses intentions restent floues, sa volonté de rétablir l’honneur légitime la vérité qu’elle porte avec elle.

- Il est temps pour nous de prendre nos décisions, Pertho, comme Rhiannon a fait ses propres choix. Ses révélations ont mis en lumière les zones d’ombre de notre passé tumultueux. La confiance se rétablit lentement malgré la méfiance persistante, mais le feu de la guerre ne s’éteint pas aisément. Puisse l’aube dévoiler et éclairer nos futurs incertains. »

« Si tu suis le loup dans la forêt, apprends à connaître ses pas. » La paix ne pourrait être acquise en une nuit, Pertho le savait. Les intérêts personnels étaient passés avant les intérêts des clans, brouillant les pistes, amenant le conflit à un autre niveau. Combien de soldats avait-il perdu lors les raids, durant la bataille ? Le décompte macabre lui parviendrait dans les jours à venir, aussi hasardeux seraient-ils. Mais il avait gagné l’indépendance des Lynx, il allait donc fièrement la saisir et en faire bénéficier les siens. C’était sans se rappeler qu’il devait sa victoire en partie à une étrangère considérée comme une ennemie, qu’il avait retenue contre son gré et dont il s’était servi comme d’une arme pour défendre ses droits. Malgré leurs différences, une relation de confiance fragile mais palpable s’était tissée entre eux. Cette Louve farouchement déterminée à trouver sa voie dans un monde hostile, dont il ignorait les antécédents et les véritables ambitions.

Alors que Pertho réfléchissait à ses victoires et aux sacrifices qui les avaient accompagnées, il commençait à entrevoir un avenir incertain mais plein de promesses. D’un côté, il percevait le regain de liberté et d’autonomie de son clan, la lueur d’espoir que représentaient ses récents succès sur le champ de bataille. Les Lynx se dressaient plus forts, plus unis que jamais derrière lui, prêts à affronter les défis à venir. Cependant, dans le reflet de ses accomplissements brillait également l’ombre de la compromission, la nécessité de faire des choix souvent ambigus pour atteindre ses objectifs. Pertho commençait à réaliser que sa relation avec Rhiannon, bien qu’elle ait été fondamentale pour sa victoire, laissait des traces de doute et d’interrogation. Les secrets et les motivations inconnues de la fille, les ramifications imprévues de leur association, représentaient un défi à la confiance et à la loyauté.

Pertho naviguait entre les divergences du poids du passé et des opportunités de l’avenir. Conscient des enjeux qui s’érigeaient telles des lames à double tranchant plantées devant lui, il sentait la portée des conséquences de ses décisions à venir. Il se préparait à agir et faire tout ce qui était en son pouvoir pour mener son chemin à travers l’impondérable.

***

« Je veux que tu invoques le seiðr pour moi, Kurere.

- Pourquoi ? lui demanda la chamane.

- Pour autant que Dhak a créé l’apparent et l’invisible, il me faut les devancer.

- Alors tu en connais le prix. Amène-moi ce qu’il faut quand tu seras prêt. »

***

Autour de lui, la forêt boréale était recouverte d’une épaisse couche de neige étincelante. Aux arbres se suspendaient des enlacements de glace scintillante, créant un tableau enchanteur mais impitoyable. Pertho se tenait debout, vêtu de plusieurs pans de laine pour se protéger du froid. En représentation directe de l’emblème de son clan, il arborait une pelisse de lynx, symbole de sa connexion avec la force féline de la bête, qu’il traquait inlassablement depuis trois longs jours.

Il s’était préparé pour l’expédition avec une ardeur passionnée qui transparaissait dans chacun de ses gestes. Ses yeux, brûlants d’une intensité glaciale, reflétaient la résolution inébranlable qui guidait ses actions, tels un feu intérieur incandescent au cœur du gel rigoureux. Chaque pli de sa tenue de chasse, chaque mouvement mesuré de ses mains gantées révélaient une précision méticuleuse et une profonde concentration. Dans ce moment figé avant l’action, son assiduité et sa ténacité conféraient une gravité solennelle à cette traque, annonçant une quête sacrée non dénuée de risques.

La chasse reprit dans le silence quasi religieux de la saison. Pertho avança avec précaution parmi les résineux resserrés, ses sens aiguisés le guidant vers sa proie. Les empreintes fraîches dans la neige témoignaient de la présence proche et certaine de l’animal.

« Ô Lynx, symbole de sage férocité, toi qui navigues silencieusement dans les ténèbres de la forêt, guide-moi avec la vigilance dont tu as le secret et ton intuition profonde. Que ta grâce féline inspire ma quête de vérité, que ton regard perçant dévoile les mystères cachés, que ta force tranquille nous éclaire sur la patience et la persévérance. »

Fort des leçons des anciens sur l’esprit de la nature, Pertho poursuivit sa proie avec respect et gratitude, reconnaissant le lien ancestral entre l’homme et la bête. Chaque pas en avant, effectué avec parcimonie, était empreint d’humilité et de droiture envers le lynx, dont le cœur serait offert en hommage aux forces mystiques du seiðr.

« Lynx majestueux, gardien des secrets d’autrefois, je t’honore et te respecte en cette prière sans orgueil, ni vanité, accorde-moi ta bénédiction et guide mes pas sur le chemin de la connaissance. »

De par son instinct de chasseur, Pertho avança avec prudence, son souffle visible dans l’air glacé, ses muscles tendus prêts à décocher le coup fatal. Le lynx, insaisissable, se profila soudain devant lui, défiant et sublime. Armé de son arc finement ciselé et de flèches taillées avec précision, le jeune homme décocha sa pointe. Malgré ses efforts, il manqua fâcheusement sa cible, confronté à l’agilité déconcertante de l’animal.

Pertho traqua derechef ardument sa proie. Chaque bruissement dans les buissons enneigés l’alertait, trahissant la compagnie furtive du fauve aux yeux perçants. Rusé, le lynx défiait toute tentative de capture avec une adresse outrageante, cherchant à déjouer les stratagèmes de son poursuivant. De nouveau, sans vraiment s’y attendre, l’animal aux aguets se présenta, à portée de tir. Un instant suspendu dans le temps, Pertho relâcha sa flèche, atteignant sa cible avec une justesse magistrale. Dans un éclat de victoire durement gagnée, le triomphe résonna encore plus fort dans l’adversité.

« Que ton esprit libre et indomptable m’inspire, que ton ombre silencieuse me protège, moi qui t’invoque dans la gratitude. Car je reconnais ici le cycle de la vie et de la mort, et car nous célèbrerons le sacrifice de cette créature en ton nom dans un esprit d’équilibre et d’harmonie. »

***

Elle s’était mise en quête d’un guide, d’un passeur qui pourrait la mener jusqu’à la source de cet argent maudit. Rhiannon avait croisé à l’issue d’un accrochage hasardeux dans cette taverne médiocre un homme mystérieux nommé Seraph, à la silhouette désarticulée, au visage anguleux et aux yeux sombres. Ni attirant, ni disgracieux, sa maigreur pâle et sa large cicatrice sur la joue faisaient néanmoins forte impression sur leur passage.

Le froid environnant restait clément malgré la période, et leur route vers le Sud épargnait à Rhiannon les fréquentes chutes de neige et les afflictions de l’hiver dhakari. Mais les jours restaient encore courts même pour les plus téméraires pour s’aventurer après la tombée de la nuit. Les deux voyageurs se pressaient alors pour atteindre l’auberge, impatients de pouvoir se réchauffer autour d’un feu et d’une assiette plus que bienvenus.

A l’intérieur, les visages des clients assis à table à boire étaient soucieux, comme préoccupés.

« Un rôdeur ? » interpella soudainement l’un deux, au moment où Rhiannon et Seraph longeaient les tables indisponibles. « Je ne bois pas avec ces vagabonds. »

Seraph s’arrêta, Rhiannon derrière lui, avant de prendre la décision d’ignorer l’injure du miséreux.

« Navrée pour cette bande d’imbéciles, s’excusa la femme aubergiste.

- Ne vous en faites pas, ce n’est pas grave, répondit Seraph.

- Les gens sont nerveux… les troupes vont et viennent ces temps-ci. Buvez et mangez ce qui vous fait plaisir, Messieurs Dames. »

Les deux voyageurs s’assirent à une des dernières tables libres.

« Deux schnapps, commanda Rhiannon à l’aubergiste. Pour te remonter le moral, adressa-t-elle à Seraph. Combien de temps encore avant d’atteindre Dunedoran, d’après toi ?

- Pas plus de deux ou trois jours… Mais plus nous avancerons, plus nous serons déportés vers la grand-route. Il nous faudra être vigilants. »

***

A la fois hermétique et prégnant, Seraph guidait Rhiannon à travers la route royale vers leur destination. On racontait que la capitale eageriane était au bord de l’ébullition ; les rumeurs parlaient de pourparlers importants, on disait même pire encore que le roi Egor serait au plus mal. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de Dunedoran, Seraph négociait des droits de péage, de plus en plus fréquents, de plus en plus contrôlés. La pression supplémentaire de l’argent et des questions, circulant comme le sang dans les veines d’Aegeria, pesait sur leur quête épineuse.

Rhiannon ressentait une méfiance à l’égard du passeur. Son instinct lui dictait de se tenir ses gardes, mais les circonstances l’avaient conduite à suivre l’individu. La jeune femme devait marcher sur les pas de Seraph, même s’il lui était difficile de percevoir au travers des intentions du contrebandier.

***

Les deux voyageurs poursuivaient leur chevauchée au travers des forêts, des champs et des villages. Traversant les clairières silencieuses, ils déambulaient parmi les ombres droites des arbres. Ils franchissaient de vastes champs endormis, qui attendaient le printemps pour produire le blé et l’orge nourriciers. Au loin se dessinaient des contours de hameaux isolés, qu’on pourrait croire loin des intrigues de Dunedoran à moins d’écouter attentivement les commérages qui basculaient d’un point de vue à un autre. Puis les allées pavées qui menaient à la capitale résonnèrent enfin du claquement des sabots des chevaux.


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