La salle de réception de la Villa Andertero offrait un décor et une atmosphère digne de l’aristocratie aegerianne. La grande table nappée et finement dressée pour le dîner de bienvenue permettait à tous les représentants et convives d’y prendre place tout autour, sans distinctions de nations ou d’intérêts. Au menu figuraient les délices du lac de Faussèches, l’un des plus purs d’Aegeria aux pourtours enchanteurs, un fondant civet de lapin en sauce aux pruneaux, et en dessert une meringue nappée d’une mousse fraîche à la pomme recouverte de raisins et de poires frais et juteux. Le chef cuisinier dont la réputation n’était plus à faire fut complimenté à plusieurs reprises, l’occasion pour la Reine Ossena en tant qu’hôte de mettre en avant sa renommée pour atteindre ses objectifs.

Le lendemain matin, après le petit-déjeuner, les trois parties furent conviées à la table des négociations. Les Bannefort subissaient de plein fouet des violences inédites qui obligeaient leurs citoyens à fuir massivement vers les côtes. Les moyens militaires et civils jusque-là employés pour contenir les offensives étaient loin de répondre au besoin urgent de la population en eau, en nourriture, en soins médicaux, en logements, en sécurité. Obtenir aux Bannefort le commandement et le déploiement d’un bataillon Jayash, force armée d’élite de Ténérie à la sélection et à l’entraînement impitoyable, leur permettrait de faire front et de résister face à ces embuscades répétées et de maintenir l’ordre dans les Terres Orciennes.

Ossena, lors de son discours d’ouverture, avait insisté de tout son poids sur l’importance de parvenir à une solution pacifique et durable pour les Bannefort et les Ténériens, que chacune des parties en présence portât un dialogue constructif pour obtenir un compromis favorable à tous. A ce moment précis où elle ne pouvait être dérangée sous aucun prétexte et dont elle se souviendrait toute sa vie, le majordome se pencha à son oreille, lui murmurant des mots qui ne devaient être entendus que par elle. Le sourire de la Reine se mua en une expression grave, ses yeux enjoués en un regard éteint. Vaulequin l’observa porter sous l’émotion qu’elle tentait de dissimuler une main à sa gorge, puis le regarder d’un air si triste, si affectueux et si compréhensif à la fois. La mort venait de faire son œuvre, telle une ombre, et avait emporté avec elle le roi Egor dans les ténèbres.

***

Cela faisait deux jours et trois nuits que Myrna Grim s’affairait à son étude, elle griffonnait ses méthodes, ses observations, puis faisait ses mélanges d’un bruit liquide dans des bocaux avec des ustensiles de métal retentissant. L’herboriste avait entassé tellement de verreries sur son étude qu’elle n’y avait désormais plus qu’un coin de table disponible pour travailler.

Après un moment de répit, elle prit le tube contenant le sang du prince Balian que lui avait fourni son frère, bien rangé à l’écart de tout ce fouillis. Il n’y en avait hélas qu’une petite quantité restante, mais ce serait suffisant pour un deuxième essai. Myrna Grim regarda le contenu du tube presque solennellement, elle se remémorait l’expression de dégoût et de désarroi avec lesquels Tobias Kaervalmont le lui avait remis. Le prince avait perdu un être cher, un fragment de lui-même était parti avec son père, mais les sentiments qu’il éprouvait désormais le rendait imprévisible. Mieux valait pour l’herboriste s’en tenir à son devoir et lui apporter ses résultats dès que possible.

Myrna Grim agita donc le tube de sang, puis le laissa décanter au niveau de ses yeux. La teinte violâtre restait la même, toujours aussi opaque et impénétrable. Puis l’herboriste analysa longuement le sang en séparant d’abord ses différents composants. Elle récupéra puis échantillonna le résultat de ses extractions dans un tintement de verre continu. Son dur labeur dura jusqu’au petit matin. Puis elle observa ses produits avec une lunette que même un étudiant en première année de médecine d’Elterburg aurait jugé vétuste et dépassée, mais elle faisait tout à fait l’affaire pour l’herboriste.

Les différents composants du sang avaient l’air normaux, en fait, c’étaient l’hématie qui donnait cette couleur si particulière au sang. A l’observer, elle était si nocive qu’elle s’en prenait directement au système immunitaire du prince, ne laissant même pas le temps à son corps de se défendre. Ceci expliquait toutes les douleurs qu’il éprouvait, et ces pertes de connaissances si répétées. Le sang du prince constituait une souche avec par essence une anomalie récessive qui ne lui permettait pas de guérir, ni de se remettre complètement. Une maladie dégénérative ?

Ce qui agita d’autant plus nerveusement l’herboriste, c’était ce qu’avait dit le message du précepteur. Quelles étaient ses mots exactement ? Elle souleva convulsivement toute sa verrerie et ses papiers pour remettre la main sur le fameux petit rouleau. « Que les garçons depuis cinq générations meurent de plus en plus jeunes. »

Et si la dégénérescence du sang des Kaervalmont était à l’origine du décès de plus en plus avancé des mâles ? Alors cette pathologie était peut-être héréditaire, ce qui corrélait parfaitement avec les informations du précepteur.

Mais l’apothicaire n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Deux gardes armés enfoncèrent la porte de son officine, suivis d’un troisième en caftan avec une étole épinglée à ses épaules.

« Au nom du Roi, vous êtes en état d’arrestation ! »

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Les funérailles du roi Egor avaient été célébrées sous le signe de la communion et du rassemblement de tout un peuple. Tous lui avaient adressé leurs prières, et les pensées du peuple allaient toutes aux Kaervalmont. La reine Ossea, qu’on avait rapatriée précipitamment de Nameo, et son royaume avait fait leurs adieux au roi. Les funérailles s’étaient déroulées à la Citadelle et la cérémonie avait commencé dans l’après-midi, moment à partir duquel Aegeria allait être marquée par l’Histoire. Couvert de l'étendard du lion, de son épée et d'une couronne d’olivier, le cercueil avait été levé pour être placé sur le corbillard royal. Menée par Ossena, la procession avait suivi le cercueil jusqu'à la chapelle royale, où Balian Kaervalmont les attendait.

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Tobias se voyait tel le marin seul dans son batelet face aux pluies et aux vents déchaînés de la tempête en approche. Il avait depuis l’enfance appris à ramer à contre-courant à la force des bras, pourtant il se sentait en cet instant si brusquement agrippé par les profondeurs aveugles et glacées. Il s’enlisait, sans aucune main tendue pour le rattraper. A force d’avoir ardemment désiré l’équilibre de sa famille à ses dépens, il n’avait pu se libérer définitivement de ses attaches et il se voyait privé de cette indépendance si chère à son cœur. Devenu rigide et en colère contre lui-même, il n’éprouvait plus que soucis et rejet, tristesse et chagrin. Balian, dont la faim était insatiable, ne lui laissait plus que les miettes de la vie à la Citadelle après en avoir englouti la plus grosse part. Ossena essayait désespérément de sauver les apparences à la Citadelle et à Nameo que c’en était répugnant et révoltant pour Tobias.

Car depuis peu, Balian avait commis des actes odieux, propres aux buveurs de sang et aux mangeurs de chair humaine, se nourrissant de la souffrance d’innocentes pour soigner le mal qui le rongeait et ainsi assouvir sa soif de pouvoir. Ses victimes étaient des jeunes femmes ouvrières des bas quartiers que peut-être personne ne viendrait réclamer, toutes sacrifiées sur l’autel de son ambition dévorante. Tobias avait découvert le secret de son frère, hésitant à garder le silence, par loyauté envers leur sang et par peur des conséquences. Il se sentait complice de l’horreur, impuissant à l’arrêter.

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Des chevaliers de tout Aegeria viendraient à Dunedoran pour assister à son couronnement, levant haut et fièrement l’étendard du Lion des Kaervalmont. La salle du trône serait comble, l’atmosphère y serait forte et cérémonieuse, lorsque des serviteurs ouvriraient la lourde double porte sur lui. L’assemblée toute entière se lèverait et Balian s’avancerait lentement et obséquieusement le long de l’allée qui le mènerait vers son but. Il gravirait les marches jusqu’au trône, puis se retournerait vers la foule. Aiden Pembroque, à côté du trône, le proclamerait désormais, lui Balian de la famille Kaervalmont, Roi d’Aegeria et protecteur des Terres Orciennes. Il déposerait la couronne si ardemment désirée sur la tête de son souverain et se retirerait à sa place. Après avoir attendu ce moment si longtemps, Balian régnerait désormais en tant que roi, et non plus en tant que fils ou frère du roi ; il n’aurait plus aucune raison de se contenir. Il aurait désormais tout à accomplir, tout à gagner et rien à perdre ; il aurait l’autorité et le commandement, n’aurait plus qu’à se baisser parmi ses gens et venir se servir.

Tobias entra, le visage marqué par la fatigue et la culpabilité.

« Tobias », dit Balian, surpris, « que fais-tu ici ? »

Tobias le fixa droit dans les yeux, lui tendant les deux montres en or dans leurs goussets de cristal. « Je sais où on a retrouvé ta montre, Balian. Je sais tout. Tes crimes, tes mensonges, ta soif de pouvoir. »

Balian blêmit. A regarder Tobias, il reprochait à son père Egor mort et enterré les liens qui les unissaient et avaient causé leurs déboires, ses déboires. Son frère connaissait désormais son secret, mais Balian ne s’attendait pas à ce que Tobias osât le défier. « Que comptes-tu faire ? Me dénoncer ? »

« Non », répondit Tobias. « Je veux te sauver. Te libérer de cette peur qui te paralyse, qui te pousse à la survie et à ces actes implacables. »