28. Le duel des chefs
Les vents de l’hiver avaient peu à peu conquis les fjords de Dhak, sifflant de plus en plus fort dans les arbres. Les premières neiges étaient tombées, laissant ici et là leur manteau blanc sur les terres et les hameaux. Les épicéas, droits et fiers, s’élançaient invincibles vers le ciel, immuables face au froid. La nature sauvage de Dhak appelait ses habitants à accepter la saison et sa lenteur, à trouver en eux la force de traverser la période de glace. Les dhakaris en profiteraient pour reprendre des forces, les enfants pour peu qu’ils mettraient le pied dehors pour bénéficier de la lumière du jour, amasseraient comme le voulait la coutume des pommes de pins pour immortaliser cette nature. S’ils survivaient jusque-là, ils pourraient alors jouir de la grande soirée du solstice d’hiver d’où les jours commenceraient à rallonger. Reconnaissants et pleins d’espoir d’avoir subsisté, ils rendraient service ou offriraient sans attendre en retour, à la lumière d’une bûche chatoyante dans la cheminée.
Mais, toujours, la nuit s'était donnée comme le lieu tant apprécié des peurs, de l’invisible et des leurres. Elle était apparue comme devant être combattue : la peur du noir troublait la pensée qui s'y noyait, submergée par la mélancolie et la terreur de la mort. Pourtant, le loup, fort de sa loyauté et de son courage, y déambulait aisément et librement avec sa meute parmi les forêts, les montagnes, les vallées. Le lynx, quant à lui, solitaire et capable de parcourir de grandes distances, y chassait bien caché, discret et mystérieux, à l’affût, lucide et clairvoyant. Dans leur quotidien, le loup et le lynx n’avait pas véritablement de prédateurs ou d’ennemis, si ce n’était eux-mêmes.
Malgré le froid, la fréquence et la gravité des agressions entre les deux clans augmentaient avec le temps, alimentée par une haine viscérale et une vengeance tenace. Pertho, désormais chef en titre des Lynxs, exigeait que le clan des Loups reconnaisse leur indépendance en échange de la vie de Rhiannon Stackworth. Tegwen, la veuve d’Aswollt Stackworth, refusait catégoriquement, ne cédait devant aucun compromis, quitte à sacrifier de nombreux innocents par son choix. Les deux chefs de clan rassemblaient depuis leurs troupes courageuses et endurantes, entraînées dès leur plus jeune âge aux techniques de combat. Ils faisaient renforcer leurs forts de grès et leurs remparts dans le vacarme des enclumes, des soufflets et des marteaux des forgerons qui œuvraient jour et nuit.
« Les guerriers du clan des Chevaux sont des contestataires et des insoumis, mais ils resteront loyaux aux Loups, déclara Pertho, penché sur une carte détaillée du Royaume de Dhak.
- Ils n’ont pas pardonné le meurtre d’Aswollt Stackworth et n’accepteront de se plier que lorsque le coupable aura été châtié, affirma Kurere.
- Ils auront tout le temps d’y songer eux-mêmes… Les Ours de Morkvam Evanphrey sont puissants au combat, dit Pertho en désignant un autre endroit sur la carte, mais ils vivent reclus et il est difficile de vivre en harmonie avec eux. Cela étant, je vois tout de même mal ce vieux grincheux d’Evanphrey se retourner contre sa propre fille.
- C’était Aswollt Stackworth et son statut qui avaient amené Morkvam Evanphrey à lui offrir sa fille en épouse. Tegwen avait dû quitter son propre clan pour honorer son mariage. Maintenant que son époux a été tué, elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer du soutien de son père et de ses hommes.
- Je convaincrai les Sangliers de se rallier à notre cause, dit Pertho avec entrain, en visant un autre point de la mappemonde. Ils sont stables et justes.
- Si tu parviens à t’affirmer devant eux mieux que les Stackworth, alors ils n’hésiteront pas à passer à l’action pour toi. »
En dépit de l’arrivée proche de l’hiver, dans l’ombre de la guerre qui grondait, les Loups allaient rassembler leurs épées et leurs boucliers jusque à ce que les plaines ne soient plus que sang, les Lynx, eux, promettaient de semer la peur, de massacrer toute vie, tout ennemi sur leur passage. Dans la pénombre froide de sa cellule, Rhiannon pliait sous le poids de la culpabilité et de la trahison. Son clan d’appartenance, les Loups, avait déclenché une guerre meurtrière vingt ans plus tôt, et elle était à présent l’otage des Lynxs, un pion dans le conflit qui opposait les deux clans.
« Que fais-tu ici ? demanda Rhiannon d’un ton venimeux.
- Je viens par courtoisie, lui répondit Pertho. Tegwen reste campée sur ses positions, et j’ai toutes les raisons de répondre à ses menaces.
- Alors tu as enfin la bataille dont tu rêvais tant, le coupa Rhiannon avec malveillance. Je me demande donc, qu’est-ce que ça t’apporte de me laisser en vie ici aussi longtemps ? Ils chercheront de te tuer, surtout si à force de temps ils pensent que tu essaies de m’aider.
- Détrompe-toi, je n’aide que les Lynxs et les projets que j’ai pour eux, rétorqua froidement Pertho. Et tu oublies une chose, une chose que tu as toujours su et que pourtant tu te caches encore à toi-même. Les Loups t’ont rejetée de leur meute, et la plupart des autres clans avec eux. Vers qui te tourneras-tu le moment venu ? »
Pertho s’était révélé rusé et intraitable. Il la considérait comme une menace possible ; pour lui, elle était coupable par association. Mais elle se savait innocente du meurtre de son père et refusait de se laisser briser. Alors Rhiannon décida de jouer son dernier atout. Elle savait que le traître était forcément parmi eux, qu’il se cachait dans l’ombre, prêt à frapper. Elle devait le trouver, le démasquer, pour prouver son innocence et sauver son clan d’un effroyable bain de sang.
***
« Bienvenue à Gallkennt, Pertho, fils de Berkano… Mes condoléances pour ton père. Apportez donc à boire et laissez-nous !... Assieds-toi, je te prie. »
Pertho s’exécuta. Face à lui, son hôte Morlais Cadwalder, le chef des Sangliers habillé de noir, arborait des cheveux et une barbe hirsutes, à laquelle étaient tressées deux nattes sur les côtés telles des défenses de porcins.
« Je me demandais quand tu me rendrais visite, après que les Stackworth soient venus me voir, relança le chef des Sangliers en buvant une gorgée.
- Tu as accepté leur offre ?
- Oh, ça, mon garçon, ça dépendra de toi, déclara-t-il en reposant son verre.
- Donc tu n’as pas encore pris ta décision. A mon tour, reprit Pertho. Les Lynxs ont eu leur propre gouvernance depuis plus longtemps que les Sangliers, certes, mais je sais que tu préfères mourir plutôt que de te voir régenté par quelqu’un en qui tu ne peux avoir confiance. Ce sont de véritables guerriers que je mène, les plus féroces d’Aedria, et tu le sais. Je te propose une alliance contre les Loups et leur horde, en te libérant de tous les engagements que tu peux avoir avec les Stackworth. J’ai besoin d’un allié, autoritaire, juste, solidement ancré à ces terres. J’aimerais que ce soit toi.
- C’est la vie qui bouillonne en toi qui parle pour toi, Pertho. Supposons que les Sangliers se rallient à ta cause, la coalition menée par les Loups a l’avantage du nombre, nous serons en infériorité. Mes hommes ne se sentiront pas assez influents, disons, dans cette bataille. Je ne les laisserai pas se sacrifier bêtement pour toi.
- Je suis en train d’offrir aux Sangliers le soulèvement qui changerait leur vie. Tu arrives à un tournant décisif pour ton clan, mais tu te refuses d’y aller. Pourquoi, Morlais ? Depuis quand Tegwen Stackworth te tient-elle au bout de sa corde ?
Bouche fermée, Morlais Cadwalder ne put s’empêcher de rire, avant d’afficher un sourire carnassier.
- Que serais-tu devenu si tu étais né dans un donjon et non ici dans les fjords, Pertho ? Si tu avais été élevé comme si tout t’était gagné d’avance ? Qu’est-ce qui t’inspire autant d’élan, mon garçon ?
Pertho le savait, le moment était enfin venu à lui, l’instant même où la situation avait basculé, le laissant libre lui et les Lynx de se répandre telle une vague de châtiment sur leur ennemi.
- Marquer les esprits, faire trembler Dhak à la seule mention de nos noms. Te battras-tu à mes côtés ou non ?
- Ces terres se sont embrasées à l’instant même où ce bon Aswollt est mort, et maintenant, Tegwen est obstinée par l’idée de tous nous humilier et nous soumettre. Son orgueil est si gratuit qu’on s’oblige à la laisser gouverner sans broncher. Il avait ses défauts, le vieux loup, pour sûr, mais il aimait son peuple. Si je me bats à tes côtés, et qu’on en ressort vivants, en feras-tu autant, mon garçon ? »
***
Une clameur lointaine et étouffée lui parvenait des abords d’Arnarholt. Quelque chose devait retenir les Lynx aux pontons d’amarrage, une certaine effervescence se jouait à cet endroit.
« Que se passe-t-il ? demanda Rhiannon.
- Les bateaux de Pertho doivent être de retour…, répondit le vieux garde dont c’était le tour de surveiller la prisonnière. Si c’est comme la première fois qu’on me l’a raconté, ils ont dû fendre les eaux et les plages à la force des rameurs, dit-il en s’approchant de la cage. Les guerriers se sont probablement jetés sur les rivages pour frapper, dépouiller un hameau de toutes ses richesses… avant d’y mettre le feu et le voir brûler.
- Que Dhak vous méprise, toi et les tiens ! lui siffla Rhiannon au visage.
- Ca y est, je le vois… Le serpent qui menace de ses crochets avant de mordre.
- Je me réjouirai de voir la coalition vous écraser et vous envoyer tous aux enfers !
- Nous verrons, princesse, nous verrons. »
Rhiannon frappa les barreaux de sa geôle, crispée ; le garde, lui s’en retourna nonchalamment à son poste. Mais il arriva une chose à laquelle la jeune femme ne s’attendait pas. Alors que l’homme tournait les talons, elle remarqua une ferrade étrange dans son cou au niveau de l’oreille. Un tatouage singulier de nœud dhakari. Elle reconnaissait ce dessin, mais ne se souvenait pas de sa signification, pourtant elle devait l’avoir présente à l’esprit. C’était un symbole qu’elle avait vu enfant, sûrement trop jeune à l’époque pour s’en rappeler désormais, et savoir quand.
Tegwen Stackworth répliqua sans tarder aux raids et aux pillages criminels et horrifiants de Pertho qui terrorisaient ses alliés, causaient des dommages considérables. Elle mènerait une campagne de grande ampleur, pour dominer par le sang versé Arnarholt et tous ses complices dont elle hisserait les têtes tranchées sur des piques. Pertho ne pouvait prendre le risque de perdre l’avantage et préparait sévèrement les siens à l’invasion. De son côté, Rhiannon prenait note de la rotation des gardes et de leurs habitudes, retenait chaque détail digne d’intérêt. Elle s’efforçait en parallèle de trouver au plus profond de sa mémoire le sens de ce tatouage si familier et pourtant si lointain à la fois. Les souvenirs se mêlaient dans son esprit, incohérents, sans suite logique. Puis, un des plus jeunes gardes prit devant la jeune femme son troisième tour de la journée.
« Difficile de te lasser de moi, apparemment, Svæin, dit Rhiannon avec ironie à son arrivée.
- Tu ne crois pas si bien dire, je devrais négocier et doubler ma solde pour ça, répondit-il, maussade.
- Quelqu’un manque à l’appel parmi ton escorte, on dirait.
- Silence, louve. A mon dernier tour, tu étais muette comme une carpe. Fais-en autant pour celui-ci et laisses-moi en paix.
- Le vieux bougre qui devait venir, où est-il ?
- Mais qu’est-ce que ça peut te faire, hein ? Je n’en sais fichtrement rien, et même si je le savais, je ne te dirai rien.
- Il n’est pas en service, en tous cas, à ce que je vois. C’est regrettable que tu sois forcé de faire son devoir à sa place.
- Ealdred est un brave homme, et il ne manquera pas de te mater à son retour, tu peux me croire. »
Ealdred. Le vieux garde avait bien un nom. D’un coup d’un seul, Rhiannon s’était retrouvée plongée au Fort à Striga ; elle devait alors ne pas avoir plus de six ou sept ans. Mise à l’écart, elle était de mauvaise humeur, une fois de plus brimée par ses sœurs. Larmoyante, elle alla quérir son père dans ses quartiers privés. A son entrée, Aswollt Stackworth parlait avec son argentier de choses qu’une enfant ne pouvait comprendre. Malgré cela, la petite insista pour s’asseoir sur ses genoux. Alors elle observa pour la première fois le tatouage de nœud dhakari dessiné dans le cou, au niveau de l’oreille de l’argentier. Le même nœud qui décorait les livres de comptes même sur lesquels les deux hommes s’affairaient.
Le vieux garde était donc un ancien membre des Loups, qui avait sûrement bien eu des secrets à vendre à l’ennemi pour s’assurer une place parmi eux. L’homme de confiance de son père dont le tatouage était le symbole même qu’elle avait vu auparavant dans ses affaires. Tout s’éclaircit, finit par avoir un sens. Ce fragment du passé confus et désordonné était à présent ferme et distinct, la jeune femme pourrait alors opérer son prochain mouvement.
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