35. Sang d’Aegeria, versé face à l’abîme

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Le jardin d’hiver de la Citadelle était élégamment orné d’arches de pierre délicate, de colonnes finement sculptées et de vitraux colorés par endroits qui filtraient la lumière du soleil, assez douce pour la saison. A l’intérieur, des orchidées et des jacinthes rares côtoyaient des orangers et des agaves charnus dans une profusion de parfums et de textures. Sur le côté, un bassin de mosaïque verte, peuplé de comètes et de libellules, crachait des jets d’eau cristalline dans un murmure apaisant. Des tapis tissés réchauffaient le sol de pierre fraîche, cerclés de bancs en fer forgé délicatement courbés qui invitaient les visiteurs à s’asseoir et à contempler la beauté de l’endroit. En d’autres circonstances, dans ce joyau botanique, le temps aurait pu être suspendu et offrir à Rhiannon et à Ossena un refuge paisible, bien loin de la frénésie et de la tourmente des récents évènements.

Les oreilles bourdonnantes et à court de respiration, Rhiannon se tenait debout à faire les cent pas face à Ossena qui restait silencieuse, assise sur une chaise, l’air absent.

« Je ne demandais qu’à faire une chose… débusquer la personne qui avait commandité la mort de mon père… et voilà que je me suis laissée prendre au piège d’hommes de haute lignée tellement affligés par leur sort qu’ils en étaient devenus d’odieux assassins.

- Je t’interdis…, dit Ossena dans un souffle.

- Ne me dites pas que vous n’en saviez rien, je ne vous croirai pas, dit la jeune femme d’un ton étonnamment calme.

- Je n’ai eu l’intuition que quelque chose n’allait pas qu’il n’y a quelques semaines, même si je sais que tu n’en feras rien.

- Un arrière-grand-père, un grand-père après lui, ensuite un père, votre époux… puis vos trois fils… Toute cette esquisse accablante… toute cette récurrence si envahissante et inconsolable… que j’en suis tout bonnement incapable de réfléchir… Toutes ces brouilles, que des leurres… pour cacher cette vérité immonde et s’en prendre aux autres, à mon père, à ma mère et à moi ! Vous nous avez tous dupé… Tobias avait raison sur un point, cette situation était allée trop loin, cela ne pouvait plus durer. » constata Rhiannon sur un ton abrasif, pour ne pas se laisser assaillir par le chagrin.

En ces instants si dramatiques et si personnels, l’ancienne femme de loi avait perdu de son éloquence. Face l’inflexibilité de sa nièce, Ossena peinait à trouver les mots, à échafauder ou repérer ne serait-ce qu’un début de réponse ou d’issue. Puis, après un instant, voyant les choses plus clairement dans toute cette confusion, proclama :

« J’ai tant essayé d’apporter de l’équilibre à cette famille dans cette situation que je ressentais par moment ne vivre que pour ça, que tu n’as toi aussi aucune idée de ce tout ce à quoi j’ai dû renoncer !... Egor avait tellement besoin d’ordre à en devenir rigide que j’avais du mal à me sentir reliée à lui, je voyais notre mariage battre lentement de l’aile face à mes fils qui sombraient eux aussi… Ta mère, Teriani, s’était complètement éclipsée face à lui et Aswollt ne lui aurait jamais pardonné d’en avoir profiter pour briller davantage, mais ça tu le sais déjà... Par le passé, des hommes, toujours des hommes, incapables de prendre les décisions justes, qui s’empêchaient de s’impliquer dans leurs projets d’avenir, qui avaient tendance à brûler les étapes de leur vie, à s’accrocher pour vivre à tout ce dont ils n’avaient pas besoin…

- Vous essayez de m’amadouer par vos attentions, si douces soient-elles. Je dois admettre que je ne saurai dire si vous êtes perfide ou sincère, dit Rhiannon, les larmes apparentes. Avez-vous pu parler à vos fils ? Où sont-ils ?

- Officiellement, Tobias est en résidence à Arvendon, la deuxième demeure officielle de la famille royale aegeriane. Officiellement, la mort de Balian est attribuée à la maladie de son père. Officiellement, Vaulequin est au repos dans ses quartiers à la Citadelle. Officieusement, là où les Dhakaris se défient en duel, les Dunedorans ont beaucoup de démarches à accomplir derrière ses murs pour assurer la continuité de la gouvernance.

- N’aurait-ce pas là été plus simple pour vous-même dans ces circonstances ?

- Peu importe, ces circonstances sont ce qu’elles sont et nous devons agir en conséquence.

- Alors, que proposez-vous ? »

Aiden Pembroque, le conseiller d’Ossena, fit son entrée dans la serre.

« La Reine s’engage en son nom et en ceux de ses fils à protéger le secret de vos origines, en échange de votre loyauté à ne pas révéler la véritable identité de l’assassin de votre père.

- Un témoin. Comme c’est pratique, vous en conviendrez, objecta la jeune femme en s’adressant à sa tante.

- La Reine a toute ma confiance, Rhiannon Stackworth. Et par ma qualité de médiateur neutre et impartial entre elle et vous, soyez assurée que vous bénéficierez du même service et des mêmes garanties. Dans ce contexte disons exceptionnel, la Reine vous offre sa protection contre toute tentative future de ses proches de vous nuire…

- En échange de mon silence sur les véritables motivations derrière l’attentat contre mon père. » conclut froidement la jeune femme.

***

Tobias avait perdu tout contact avec la réalité face à ses échecs et au délaissement implacable qu’il ressentait, il avait si ardemment voulu contrôler les choses qu’il s’en était rendu malheureux au point de s’oublier, ses peurs les plus profondes l’avait fait s’effacer au profit de sa propre famille. Pire encore, il était coupable. Pourtant, il ne serait pas jugé pour le meurtre de son frère, la dégénérescence familiale corroborerait parfaitement les soupçons. Tout cela faisait partie d’un plan.

Quant à son frère, sa tristesse et sa déception l’emportaient sur tout le reste. Vaulequin aurait voulu que rien de tout ceci ne se soit produit. Ses gestes étaient devenus subitement brusques et agités, sa respiration rapide et saccadée, ses mots prononcés avec véhémence, son regard intense et furieux. Sa colère spontanée était telle qu’elle l’empêchait de juger au mieux cette débâcle et ses conséquences inévitables. Comment, tous autant qu’ils étaient, en étaient-ils arrivés là ?

***

Dans une traque haletante à la manière d'une chasse à l'homme, les membres de la Congrégation, ébranlés par les rumeurs de trahison, se lancèrent dans une traque effrénée dans les ruelles tortueuses de Dunedoran pour appréhender Seraph, accusé de faits graves contre la royauté.

Les paisibles ruelles de la ville se transformèrent en un véritable labyrinthe où chaque coin obscur cachait un secret, une embuscade potentielle. Les rumeurs et les murmures se propageaient tel un feu rampant, révélant peu à peu des indices sur la cachette du fuyard, renforçant la détermination des chasseurs à le capturer.

Au fur et à mesure que la traque se poursuivait, l'angoisse montait et la pression s'intensifiait. Face à ses poursuivants qui ne connaissaient ni la peur, ni l’hésitation, Seraph, de son côté, était poussé à ses limites, jonglant entre la fuite désespérée et la tentative de prouver qu’il avait honoré sa part dans ce marché scabreux conclu avec feu Egor Kaervalmont.

Finalement, après une traque effrénée, l’homme fut appréhendé, mettant fin à sa cavale et ouvrant la voie à un procès public pour trahison. La Cour de Dunedoran se préparait à un jugement historique, où le destin du Congrégateur, ainsi que celui de son ordre tout entier, serait scellé.

« La fidélité est la vertu suprême, la loyauté envers la vérité divine doit guider nos pas. Les paroles des prophètes résonnent dans nos cœurs, appelant à une foi inébranlable et à une dévotion sans faille envers les enseignements sacrés. Tout infidèle doit être châtié, tout traître doit être jugé devant le tribunal sacré de la justice divine. L'ombre de la trahison obscurcit le chemin des impies, leur sort est sanctionné par leur propre faute. Que leur jugement soit sévère, que leur repentir soit vain. L'épée de la vérité les transpercera, leurs actes impies seront révélés et leur sentence sera sans appel. Le regard impitoyable de la justice divine les attend, prêts à les juger pour leurs péchés impardonnables, récita Seraph dans une prière dans sa cellule.

- Comment te sentirais-tu si tu les avais là, disposés devant toi, prêts à recevoir cette justice divine ? demanda une voix de femme.

- Cela ne te concerne en rien, répondit Seraph, d’un ton dédaigneux.

- A ta place, je me sentirais forte, accomplie. Pas toi ? »

Cherchant d’où provenait cette voix qu’il voulait réduire au silence, Seraph arpenta le mur de sa cellule jusqu’à y trouver un trou large comme un pion de jeu de dames. Il put y percevoir furtivement des mèches de cheveux crantés cuivrés avant qu’elles ne disparussent en silence.

***

« Les derniers évènements ont apporté le chaos au sein même d’Aegeria, emportant les membres de notre famille un par un. Père, puis Balian, sans compter Tobias qui n’est plus que l’ombre de lui-même…Je ne puis m’empêcher parfois de me demander quelles étaient leurs motivations profondes derrière ces actes, dit Vaulequin accoudé au muret, la tête penchée en avant.

- Les choix de ton père et de tes frères sont difficiles à comprendre, lui répondit sa mère. Peut-être étaient-ils poussés à agir de la sorte par des désirs inavoués, des craintes cachées ou des pressions insoutenables. Il nous reste à honorer leur mémoire malgré tout… Je ressens chaque once de douleur que tu portes en toi, Vaulequin, car ce sont les mêmes que je porte moi aussi. Ces épreuves sont notre fardeau à présent, qu’il nous faudra endurer et traverser. Nous devons nous rappeler les enseignements qui nous ont toujours guidé, la loyauté, l’intégrité. Car c’est dans ces valeurs que nous trouverons la clé de la voie qui nous attend.

- Nous devons rester fidèles à qui nous sommes, non seulement pour nous-mêmes, mais pour l’avenir de cette maison… Les pressions qui pèsent sur Rhiannon et le secret qu’elle porte me préoccupent. Pensez-vous que ma cousine honorera sa part du marché ?

- Protéger son secret tout en garantissant sa sécurité est une décision délicate. Nous devons agir avec sagesse et prudence pour trouver une solution qui la préserve du danger et honore notre honneur.

- Mais jusqu’où devrons-nous aller pour protéger ce secret ? Et si tout cela venait tout de même à s’ébruiter, comment anticiper et gérer ces possibles divulgations ?

- Il est essentiel de protéger Rhiannon, mais également de respecter la vérité sur notre lignée. Trouver un équilibre entre ces impératifs nécessitera des choix difficiles et une réflexion profonde sur ce qui guide nos actions.

- Tout comme ce qui concerne les informations sensibles que détiennent l’herboriste et le Congrégateur.

- En effet, les implications de les libérer ou de les maintenir prisonniers sont énormes. Pour quelles raisons précises, d’après toi ?

- Libérer l’herboriste pourrait nous fournir des informations clés pour comprendre la maladie de mon père, mais cela pourrait également compromettre la continuité de notre gouvernance. Quant aux Congrégateurs, ils attendent de nous l’absolution, au prix de la vie de l’un des leurs. Gracier le prisonnier pour ensuite proscrire son ordre tout entier pourrait apaiser les tensions autour de ce procès, mais cela pourrait aussi remettre en question notre crédibilité.

- L’harmonie et la dignité. C’est bien.

- Vous devriez accéder au titre de reine régente, Mère, ce rôle est le vôtre… Je vous apporterai mon soutien et argumenterai en votre faveur au Conseil. Nous aurons besoin d’une figure de proue forte lorsque nous reprendrons les négociations. Votre influence est essentielle dans ses démarches et je serai prêt à vous seconder de toutes mes forces.

- Vaulequin, ta présence à mes côtés est précieuse. Ta force et ta sagesse seront des atouts inestimables quand nous accosterons de nouveau à Andertero.

- Comment comptez-vous réaborder ces négociations ?

- Nous devons rester résolus et diplomates. Les risques sont grands, mais les opportunités de paix et de prospérité sont également à portée de main. Avec les forces qui sont les nôtres, nous serons en mesure de sceller un accord ferme et fondé entre les Terres Orciennes et la Ténérie. »

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