37. Le démon gardien partie 2
La tension entre sa recherche de rédemption et sa peur de l’éviction pesait lourdement sur ses épaules. Malgré sa décision de quitter Arnarholt après que Pertho eût tranché la tête d’Ealdred, Rhiannon se demanda si les quelques liens qui l’unissaient au chef de Lynx, aussi minces fussent-ils, n’étaient peut-être pas complètement rompus. En lutte incessante contre elle-même, une lueur d’espoir émergea dans son regard, mêlée à une pointe de méfiance face à l’incertitude de leur altercation à venir.
De son côté, la présence de la jeune femme ravivait en Pertho des instants de confrontation venimeuse et d’animosité piquante, mais aussi d’entente subtile et de compréhension cachée. Comme celui où malgré la charge qu’il portait chaque jour à se rendre avec les siens au combat contre les Loups, il avait accepté de laisser de la jeune femme libre d’enquêter, motivé par l’honneur, la justice, la stratégie, le doute aussi. Les échos de ces moments passés se mêlaient désormais aux nombreux et possibles chemins des lendemains à venir, tous aussi aléatoires les uns que les autres. Finalement, ne comptait véritablement ici en ce moment que la réalité décisive de l’instant présent, et, pour les deux jeunes gens, le fait d’accepter l’impossibilité de tout contrôler.
« C’est toi qui résistes à cette vérité, ce n’est pas elle qui te résiste, dit Pertho. Nomme ces choses qui te font taire pour ce qu’elles sont et uniquement pour ce qu’elles sont.
- Ce sont des assassins envoyés par les Kearvalmont de Dunedoran qui ont empoisonné mon père… Ils l’ont tué car il était le seul obstacle sur leur route… Ce n’était pas lui leur cible, c’était moi.
- Pourquoi ?
- Parce que je suis l’une d’entre eux, voilà pourquoi… Je savais être la bâtarde de mon père, j’ignorais encore il y a quelques jours être celle d’une grande famille d’Aegeria. » admit Rhiannon, le visage empli de honte.
Ne jamais laisser la couronne dunedorane s’immiscer par aucun moyen dans les affaires de Dhak. Le discours de son grand-père et de son père Berkano après lui avait nourri Pertho de cette résistance farouche et acharnée à opposer sans relâche face à l’ennemi. Son frère Raidho était même tombé au combat pour l’en préserver, et par l’ironie du sort, la jeune femme face à lui en était une digne représentante, bien que tous la croyaient née dans les bas-fonds d’un fjord populeux. Fallait-il la tuer ici et maintenant ? Ce n’est pas l’envie qui l’en manquait. Pertho pourrait ainsi renverser l’échiquier avec les Lions avant même qu’il n’eût été disposé, damer le pion aux Loups par la même opportunité, et mettre un terme définitif à tous les subterfuges qu’on pourrait minutieusement user contre lui. Il pourrait même écarter le potentiel danger de sa propre mort ; après tout, il avait clairement vu Rhiannon l’empoisonner durant le seiðr.
Mais la réconciliation avec Tegwen Stackworth était encore fragile et le jeune homme n’aurait pas les forces armées nécessaires pour contrer à la fois Dunedoran et Striga. Il était confronté au caractère incompréhensible et encore inaccessible de mystères qu’il ne pouvait pas vérifier, dont il ne pouvait pas même encore prouver l’existence. Malgré l’urgence des besoins d’Arnarholt réclamant sa présence, le jeune homme avait ressenti un appel irrépressible à chercher la clé de ces énigmes dans les murs de la maison abandonnée de son grand-père. Son départ avait soulevé des murmures d’inquiétude, tout comme ses tentatives passées pour dissimuler sa dépendance aux spiritueux dans ses moments les plus sombres. Il n’était qu’un jeune lynx tapi dans l’ombre, au pied d’une vérité bien au-delà de ses ambitions.
Il pointa sa dague sur le cou de Rhiannon.
« Offre-moi une alternative à ta mort, et peut-être je t’épargnerai.
- Alors que tu pourrais en tirer profit et semer le chaos sur toute la péninsule ? Pourquoi réfléchir à une solution politique ? le défia-t-elle. Toi qui donne ta parole sans jamais la reprendre, qui mène fièrement tes guerriers même si c’est jusque dans la mort ! »
Semer le chaos, exactement ce que Pertho se voyait risquer de faire. En un instant à peine, Rhiannon était parvenue à le conduire sur cette pente glissante dont il se voyait dangereusement atteindre les niveaux les plus désastreux, et dévorer le monde comme il l’avait fait chaque fois qu’il luttait pour sa vie, avec un appétit vorace dans tous ses excès et ses contradictions.
« Et toi ? Pourquoi chercher la rédemption ? Alors que tu pourrais te demander ne serait-ce qu’un instant si tu t’en es réellement laissée le choix ou non ? Toi la Louve, qui a le pouvoir de décider d’être toi-même ton propre maître ! »
Cette liberté qui ne pouvait s’acquérir que seul. Piquée au vif, Rhiannon ne pouvait éluder ce sentiment aigu de frustration et d’impatience. C’était comme se retrouver dans un état de flux constant, où ses idées foisonnaient et les possibilités se multipliaient, mais où l’action immédiate semblait constamment impossible. Dans ce rappel poignant, Pertho lui avait fait comprendre que ses plans la guidaient vers un avenir mort et enterré avant l’heure, prisonnière de l’attente et de faux-espoirs constants.
Entre les quatre murs de la maisonnette ne résonnaient plus que leurs souffles haletants. Dans cette offensive qu’il croyait mener, Pertho avait vu tous ses péchés et sa culpabilité exposés au grand jour, à leur seule allusion par la jeune femme. Il n’était plus que nue vérité, primitive et sans artifice, que quelqu’un venait enfin de découvrir. En cherchant à le provoquer et à l’évaluer, Rhiannon, elle, s’était faite prendre en embuscade à son propre jeu. En un instant, le jeune homme l’avait dépourvue de toutes ses faussetés, confrontée brutalement à son incapacité à explorer ses propres peurs et à prendre toute sa place sur le chemin que l’avenir pouvait lui offrir.
Soudain, le silence oppressant se mêla aux cris du blizzard, créant une symphonie de désolation et de solitude. Les éléments se déchaînaient dehors avec une intensité dévorante, enveloppant la maison dans son étau de glace. Au milieu des bois, la tempête de glace régnait en maître, éveillant des échos ancestraux d'un hiver impitoyable et indomptable. Tout près, de violents orages retentirent avec une férocité déchirante. Des tourbillons de neige tourmentée frappèrent les fenêtres comme des spectres affamés, hurlant leur chant glacé à travers les interstices tremblants. À l'intérieur, le froid engourdissait les murs de pierre d’un autre temps, faisant frissonner les objets anciens qui ornaient les étagères poussiéreuses. Le vent criait sa colère à travers la cheminée, soufflant des bourrasques poudrées de blanc. Les ombres dansantes des meubles à la lumière du feu prenaient des formes étranges sous l'étreinte de la tempête qui rugissait au-dehors. Les flammes vacillantes de la cheminée dansèrent une dernière fois avec fébrilité, avant de céder sans appel face à l'emprise glaciale de l'hiver implacable qui voulait entrer de force.
Dans le tumulte assourdissant, Pertho se retrouva confronté à cette force qui semblait refléter l'intensité de son propre combat. Les rafales furieuses s'abattaient sur le domaine de son grand-père, secouant les murs de cette forteresse comme pour achever de dévoiler les fondations fragiles de son être. Alors que les éléments déchaînés balayaient les derniers relents de ses excès passés, chaque rafale semblait questionner ses choix, déraciner les illusions qu'il avait érigées pour dissimuler ses émotions niées et ses vérités refoulées. Les doutes, les regrets et les peurs refaisaient surface, jusqu'à ce qu’il se retrouvât contraint de s’affronter lui-même, ébranlé par la force incontestable de la nature qui refusait de plier devant lui.
Dans un élan fracassant, le vent fonça sur la porte et l’ouvrit d’un grand claquement sec contre le mur. La tempête de glace était entrée dans la maison, faisant se soulever les tissus, voler en éclats les fenêtres, glisser et se briser les réminiscences d’un temps révolu. Dans ce moment de pure vérité, Pertho céda enfin à la tempête intérieure et extérieure, les laissant emporter tout ce qu’il n’était pas, pour achever de révéler l'homme vulnérable et authentique qui se cachait derrière la façade du pouvoir et de la fierté.
Il s’élança vers la porte pour la repousser sur ses gonds et la refermer avec la force qu’il lui restait ; inutile de tenter de rallumer le feu ou même de réchauffer les braises, les flammes ne tiendraient pas. Rhiannon courait à tâtons, les bras chargés d’oreillers et de couvertures, et les amenait au lit situé dans un coin de la maison pour le barricader. A deux, ils finirent d’attacher tant bien que mal les tissus entre eux pour se faire un abri de fortune.
Il faisait noir dans cette tente improvisée. Les vents encore cinglants fouettaient les édredons qui tremblaient comme des feuilles. Adossé chacun d’un côté du lit, Rhiannon et Pertho attendaient ce qu’il leur semblait être une éternité. Ils espéraient profondément que les oreillers les maintiendraient au chaud et qu’ils survivraient à cette nuit si éprouvante.
« Cours, Pertho, cours ! »
Le jeune homme se réveilla dans un tressaillement, en sueur. Il éprouvait encore la peur qui provenait des images saisissaantes qu’il avait vu. Raidho était de nouveau revenu dans son sommeil l’alerter du danger, l’ordonner de fuir. Pourquoi ? Parce qu’il lui serait dorénavant impossible de se cacher des autres, de se cacher d’elle ? Les bruits assourdissants de la tempête avaient laissé place à un silence apaisant. Les éléments déchaînés s’étaient calmés et la nature reprenait lentement son souffle. Tout autour de lui était comme muet. Pertho se rendit alors compte qu’il était seul dans le lit. Il ouvrit un pan de couverture pour en sortir, mais personne dans la maison. Où était-elle allée ? Avec les morceaux de planches et de tissus disponibles, il noya ses interrogations en amassant les éclats de ce qui s’était brisé cette folle nuit durant, colmatant ici et là les brèches par lesquelles le vent s’était introduit.
Rhiannon rentra plusieurs heures plus tard, évasive. Pertho ne sut pas quoi dire non plus. Les cicatrices de la tempête étaient profondes, mais elles avaient également révélé une force intérieure insoupçonnée. Chacun était confronté à sa propre vérité, obligé de regarder en face ce qui se cachait au plus profond de lui, comme pour mieux se reconstruire sur les décombres.
***
Ainsi, la tempête avait non seulement laissé des traces physiques sur la maison grossièrement réparée, mais avait aussi soufflé sur les âmes de ses habitants, révélant leur humanité brute, leur offrant la possibilité d'une renaissance intérieure profonde. Le corps engourdi d’une nuit de fureur et d’une matinée à poser des pièges à lapins entre les arbres alentour, Rhiannon s’allongea sur le lit. Elle entendit vaguement un orchestre jouer en fond une musique lente et solennelle. Un banquet foisonnant était servi à des tables en bois où des convives se plaisaient à converser, sourire, et même rire. Un joueur de cithare annonça la pavane, danse immanquable pour tout noble qui se respectait. La jeune femme observa alors les partenaires se mettre en position, se tenir face à face en position fermée, les mains à leur juste place. Au rythme de la musique, les danseurs se déplaçaient lentement et avec élégance par des mouvements circulaires, des glissages latérales, des courbettes agiles. Ils évoluaient, droits et mesurés, en harmonie au travers de cette belle et grande salle, alternant entre pas lents et des moments de pause gracieuse. Quelque chose clochait. Etait-ce là un souvenir ? Au fond, une femme attirante au visage rond et aux joues charnues imprégnait la salle de sa seule présence. Mais Rhiannon ne pouvait détacher ses yeux de l’homme au visage pâle et au long manteau gris qui s’avançait tel une ombre sur la gauche de la salle parmi des convives restées assises. Un autre sur la droite aux cheveux gris et aux rides presque séduisantes se rapprochait de manière toute aussi inquiétante de la jeune femme. Rhiannon le ressentait, elle était déjà venue ici. Le banquet célébrait la gloire d’Ossena Kaervalmont, Seraph et Aiden Pembroque, en bons chiens de garde, scrutaient tous deux la jeune intruse d’un regard meurtrier. Soudain, des gouttes parcimonieuses de pluie vermeil tombèrent du plafond magnifiquement voûté. Puis des averses abondantes de sang imbibèrent les murs, tachant les portraits aux murs, coulèrent à flot sur les tables, inondant le sol, arrosèrent les convives et les membres de l’orchestre qui continuaient à danser et à jouer comme si de rien n’était. Le souffle court, la jeune femme était tout simplement incapable de bouger, figée par la peur. Brutalement, un jeune homme aux cheveux mi-longs noirs entre lisses et ondulés apparut devant elle, un sourire malsain sur les lèvres. Lentement, son visage s’émacia, laissant voir des veines noires, encore palpitantes. Il leva ensuite posément sur elle un poignard si effilé qu’il aurait pu couper en deux une simple feuille de papier. Dans un geste grandiose de fatalité, le jeune homme porta profondément le couteau dans les chairs de la jeune femme dans un bruit déchirant.
Après ce réveil violent, Rhiannon sentait encore son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Essouflée, elle était prise de confusion entre ce rêve de bal sanglant et la réalité de la maison perdue dans les bois. A mesure qu’elle reprenait conscience de l’abri qui l’entourait, une lointaine tristesse toutefois persistait. Elle ressentait ce besoin de réconfort, de sécurité. La jeune femme se mit alors à chercher la présence rassurante d’un élément apaisant, mais qui tardait à venir. Alors, que faire ? Puis, d’un coup, qu’elle avait matérialisée dans son esprit en fuyant Dunedoran, lui revint l’image du mât, infaillible, et du loup, mi-gardien, mi-démon. Rhiannon alla chercher le canif laissé sur la table, et s’assit en tailleur sur le sol près du lit. Elle s’entailla profondément le pouce et s’appliqua à tracer de son sang les formes protectrices qu’elle briguait sur le plancher.
Pertho parvint enfin à la hutte, avec à la main un lapin au cou rompu qu’il avait trouvé dans un des pièges. La cabane était reconnaissable de par son aspect d’origine, mais les végétaux rampants avaient avec le temps largement envahi sa structure et les vents de la veille l’avaient déformée. Il en franchit la porte, avant de découvrir, stupéfait, la jeune femme devant un symbole animal, un totem dessiné au sol. Le jeune homme posa alors le lapin sur la table et alla la rejoindre. Puis, il la regarda sans un mot, avant de se pencher sur le loup au corps massif et hirsute, aux oreilles dressés et aux griffes acérées qu’elle avait tracé avec son sang.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il doucement à Rhiannon.
Pas de réponse. Il attendit un certain temps avant de reprendre.
- Pourquoi ce loup primal ? Que représente-il pour toi ?
Un loup avec la force d’un lion. L’union des croyances de Dhak et des places fortes d’Aegeria. Un passé obscur dont elle avait levé le voile depuis peu, une contemporaneité qu’il faudrait venir soutenir et renforcer, une passerelle vers l’avenir où la peur ne ferait que passer.
- Un messager… un messager que Kurere m’aiderait à percevoir.
- Alors, nous partirons dès l’aube pour Arnarholt. »
En effet, Pertho ignorait l’avance qu’ils avaient sur d’éventuels éclaireurs dunedorans lancés à leurs trousses, pour peu qu’ils aient pu survivre au blizzard. De plus, il était temps pour lui de regagner le village qu’il n’avait quitté que trop longtemps, et de laisser derrière lui cette maison qui menaçait de s’effondrer et à laquelle il n’avait plus besoin de s’attacher. Il emmènerait la fille jusque Kurere, avant de se confronter en toute sincérité au potentiel des jours à suivre.
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