Un déjeuner chez Maman

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 Driiiiing ! J’aurais préféré ne pas sonner et passer le reste de la journée sur le perron, mais pas sûr que mes parents auraient apprécié. Maman surgit de derrière la porte, me débarrassa de mes affaires et m’emmena dans le jardin, non sans quelques coups d’œil suspicieux sur ma poitrine dégagée de tout soutif. Papa était déjà installé à un bout de la table, aux prises avec une grille de mots croisés. Maman s’assit à l’autre bout et je me retrouvai en face de Virginie, mon beau-frère Marc et leur bébé.

 Maman avait préparé beaucoup trop à manger, évidemment. Le repas s’étira et ma patience s’amoindrit. En apéritif : un kir breton et un petit « tu devrais boire moins vite ; les hommes n’aiment pas ça, les femmes qui boivent ». Pour l’entrée : une salade composée de « Quand est-ce que tu trouveras un vrai travail ? » et de « Pourquoi tu gaspilles ton argent dans un loyer en ville alors que tu serais beaucoup plus à l’aise dans ta propre maison, à la campagne ? ». Et enfin, le plat : un rôti rutilant, assaisonné d’un « de toute façon, tu as toujours manqué d’ambition ».

 J’avais un peu mal au ventre. À cause du repas ou de la cuisinière : difficile à dire. Toute la famille était au bord de la crise de foie et nous convînmes de faire une pause avant le dessert. Marc sortit le scrabble et entama une partie avec Virginie et Papa. Maman et moi n’aimant pas ça, nous nous rabattîmes sur un jeu de cartes.

 Je distribuai les cartes sous la surveillance de Maman.

« C’est fou comme tu fais tout lentement.

— Nan mais, c’est parce que je suis pas pressée, là. J’ai pas besoin de me presser pour distribuer des cartes, lui répliquai-je, agacée.

— Oui, mais c’est une mauvaise habitude. Comment tu feras quand tu auras un boulot à responsabilités, un mari et des enfants à t’occuper ? lança-t-elle à ma bouche bée. Enfin, si tu y arrives un jour... »

 Poc ! Je lui avais lancé un des glands éparpillés sur la table en plein visage. Sans réfléchir, un réflexe de survie. Elle me lança un regard de surprise dédaigneuse. Cette fois-ci, je réfléchis avant d’agir et lançai un autre gland. Dans les cheveux ! Ce n’est qu’au troisième qu’elle réagit et plongea la cuillère de la saucière dans le gâteau. Un bon gros morceau se détacha du carré exotique et atterrit sur mon nez.

 J’essuyai d’un geste la mousse étalée sur mon visage et regardai autour de moi, à la recherche d’un moyen pour le lui faire payer. Elle se croyait tellement mieux que moi cette ménagère de plus de 50 ans ! Toujours parfaite, impeccable ! Avec sa robe en coton bio et sa nappe blanche sans aucune tache ! Sa belle nappe immaculée… Je saisis la fourchette du rôti et commençai à la piquer. Elle ne faisait que de minces petits trous dans le tissu. Il me fallait inventer une nouvelle manière d’utiliser mon arme pour réellement faire souffrir l’ennemi : piquer puis tirer sur le tissu et la fourchette. Je déchirai la nappe à une vitesse ahurissante comme si j’avais été une guerrière toute ma vie, habituée à étriper du linge de maison à chaque bataille. Ma mère n’osa pas me désarmer et préféra s’élancer vers mon équipement. Elle battit en retraite avec mon téléphone portable et tapota furieusement sur l’écran.

« Qu’est-ce que tu fais ?

— « J’ai-en-vie-de-te-voir. » Si avec ça, tu te dégotes pas un copain !

— J’ai pas besoin de ça !

— À qui je l’envoie ? En premier, Clément, ton ex. J’ai jamais compris pourquoi tu l’avais quitté… Hop, c’est parti ! En deuxième, ton meilleur ami Tom. Il a l’air de te supporter, c’est bon signe. Et de deux !

— Ils ont déjà une copine, ils penseront que c’est une blague !

— Alors je vais envoyer à tous les hommes de ton répertoire. »

 Bam ! Elle s’écrasa sur le tas de feuilles derrière elle. Je la maintins au sol pour attraper mon téléphone. Je me relevai et le remis dans ma poche. Bam ! À mon tour d’être au sol… Le choc avait été violent et je pris un instant pour reprendre mes esprits. Une fois assise, je m’aperçus que Maman avait ouvert la cabane et en avait extrait le sécateur. Pourquoi faire du jardinage maintenant ? Oh non, ça n’était pas les buissons qu’elle voulait tailler mais mes poils aux pattes ! Elle n’avait jamais pu accepter que j’arrête de m’épiler. Elle referma ses cisailles quatre fois et les quatre fois elle manqua mon pelage. Je tournoyais au milieu du feuillage, faisant voler les limbes mordorés par dizaines, aveuglant ainsi mon adversaire.

 Elle jeta le sécateur dans l’herbe et courut vers moi, les griffes en avant. Je bloquai ses mains avec les miennes et poussai de toutes mes forces pour qu’elle retombe à terre. Nous avions beau pousser sur nos bras, sur nos jambes : aucune de nous ne gagnait du terrain. Frustrée, je lui criai :

« Pourquoi tu m’as invitée ? Pour te battre avec moi ?

— Je ne me bats pas avec toi, je me défends.

— Tu te défends ? Tu te défoules plutôt ! J’ai toujours été ton punching-ball !

— Tu sais bien que je n’aime pas les sports de combat, enfin.

— Mais pourquoi tu me traites comme ça ?

— Parce que je veux que tu sois heureuse. Je te transmets simplement la bonne méthode pour y parvenir.

— Si être heureuse, c’est avoir ta vie alors non merci !

— Tu dis ça maintenant mais un jour tu regretteras de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt.

— J’ai les yeux grand ouverts et ce que je vois en face de moi ne me fait pas envie…

— Regarde-toi dans un miroir, ça ne fait envie à personne. »

 Maman se replia vers sa chambre. J’attrapai mon sac et contournai la maison pour rejoindre l’arrêt de bus. Virginie m’arrêta au bord du trottoir. Je ne pouvais pas laisser Maman comme ça. Elle s’exprimait mal, mais n’avait pas de mauvaises intentions. Elle voulait m’aider, elle avait juste du mal à comprendre mon mode de vie un peu… original. J’avais le droit de ne pas vouloir vivre comme eux, mais je pouvais quand-même faire semblant d’en avoir un peu envie. Papa débarqua et annonça que Maman voulait me dire au revoir avant que je ne parte. Je me sentais coupable et le suivis dans le jardin.

 En la voyant remettre en place la table, les chaises et le tas de feuilles, je me vis. Le chignon, le regard dur, la ténacité : c’était moi. Si je restais plus longtemps auprès d’elle, je renoncerais moi aussi à être moi-même et à faire mes propres choix plutôt que les justifier a posteriori. J’arrachai l’élastique qui contenait mes cheveux et, d’une pichenette, le propulsai dans son dos. Un geste enfantin, mais un message clair : j’arrêtais de jouer la comédie.

« Super, chérie : je vais pouvoir donner un peu d’allure à tes cheveux. »

 Elle sortit un fer à lisser de sous sa jupe et l’approcha de mon crâne, ses lèvres se fendant d’un sourire de plus en plus large. Je sentis le métal chaud faire fondre mes boucles et perdis connaissance.

« Je suppose que ça signifie que j’ai gagné la partie. Tu déclares forfait ? » La tête enfouie dans mes mains, je rageais de voir son as de pique battre mon roi. Je m’étais peut-être un peu trop laissée prendre au jeu.

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