J'aurais voulu être un artiste (2/3)
L'alcool commence à me chauffer les oreilles. Je sens que mes pieds glissent sur les barreaux du tabouret, et que je n'ai pas intérêt à tourner la tête trop rapidement, sous peine de tanguer sérieusement. Ça faisait combien de temps que je n'avais pas trop levé le coude, hein ? Je regarde un couple terminer « la vie en rose », et je mime un acte de vomissement vers les filles. Anne-Fleur me lance un regard réprobateur, mais María explose de rire et lève son verre :
- À Alix, que ce soir soit le jour officiel de sa renaissance !
Je lève mon verre avec elle et nous trinquons bruyamment.
- Et cette renaissance ne se fera pas sans résolution, alors, je vous annonce, écoutez bien : Plus jamais ça (je désigne les amoureux chanteurs qui se galochent sur la scène). Les mecs, les couples, les mièvreries, les espoirs, les soirées à ne pas comprendre et à pleurer, non... Finito.
Les filles n'applaudissent pas vraiment.
- C'est-à-dire ?
- C'est-à-dire ce que je viens de dire. Je renonce. J'ai trente-trois ans, et mes couples m'ont apporté bien plus d'emmerdes et de désespoir que de bonheur. J'arrête les frais, c'est bon. J'ai mon taf que j'adore, mes amies que j'adore, mon fils que j'adore plus que tout, et c'est bien. Basta ya.
- Non, mais arrête, tu dis ça parce que t'es encore dans le dur mais au prochain mâle un peu ténébreux, tu vas réviser ton jugement.
- Non. Nope nope nope.
- Hey, et les gonzesses, alors ? (je regarde María d'un air blasé) Je suis sérieuse, est-ce que tu as déjà pris la peine d'essayer ?
Sophie lève les yeux au ciel
- María, enfin !
- Oui, je sais. Elle n'a pas l'âme d'une lesbienne. Mais, hé, je dis pas qu'elle l'est, je dis juste que peut-être, sur un malentendu, son cœur peut lui faire un p'tit boumboum avec une fille !
- Franchement, je ne crois pas..., marmonné-je dans ma paille.
- Me dis pas qu'à trente-trois ans, tu t'apprêtes à vivre une vie de chasteté ? Tu te rends compte, un peu ? Plus de cul jusqu'à ta mort, mais c'est horrible ! Fais pas ça, hein !
- Non, non... Pfff, je te jure, c'est vraiment pas ce qui me préoccupe pour le moment.
- En plus t'es beaucoup trop bonasse pour priver le monde de ton corps de rêve !
- « Le monde » n'a pas à donner son avis sur ce que je fais de mon corps ! Ça aussi, basta !
Je regarde les petites bulles de mon mojito venir s'échouer à la surface de mon verre. Me vient une drôle de métaphore de l'état de mon âme à l'heure actuelle : elle a perdu de sa pétillance. Mes mésaventures de vraie adulte ont fait s'éclater tellement de bulles qu'elle est devenue fade et plate. Je soupire. Et je bois la seule chose qui pétille encore.
- Bon, j'y vais après, les filles !
Anne-Fleur semble un peu nerveuse. Pour cette fille réservée, aller chanter devant tous ces inconnus est un sacré challenge. Elle se lève et nous l'encourageons. Puis, María se tourne vers moi :
- Regarde, t'as vu ce que les gens sont capables de faire pour toi ? Elle va chanter ! Anne-Fleur ! Et tu ne te proposes même pas de l'accompagner ! Franchement, t'abuses...
- Non mais oh ! C'est vous qui abusez ! Vous m'avez traînée ici, vous me retenez depuis deux heures déjà, vous me harcelez avec vos chansons à la con, et maintenant quoi ? Tu essaies de me culpabiliser parce que Anne-Fleur flippe et que ce serait à moi de la rassurer ? Franchement, María : merde, OK ? M.E.R.D.E !
María me fusille du regard. Elle me gonfle, putain !
- Quoi ? Allez, tu veux que je chante ? Très bien, donne-moi ça ! (je lui arrache la liste des mains) Voyons, voyons, AH ! Parfait ça ! « La jument de Michao ».
- La quoi ?! C'est quoi ton truc ?
María interroge Sophie du regard, ce à quoi sa chérie répond en se mordant la lèvre d'un air embarrassé :
- Euh... C'est une chanson traditionnelle bretonne... Tu ne vas pas chanter ça, quand même ?
- Et pourquoi pas ?
- Bah, euh... c'est pas... festif... ni... commun.
- Ah bah non. Je pense même que jamais personne ne choisit ce morceau. (je hèle le serveur) Hé ! « la jument de Michao », là, il est souvent chanté ?
Il me regarde avec surprise.
- Euh, non, pas vraiment non... Je dirais même jamais.
- AH ! Ben voilà, parfait. Je chanterai ça, après la fille qui s'installe, s'il vous plaît.
- Ouai, ok. C'est noté.
Je ne sais pas pourquoi j'ai pris cette décision, je la regrette déjà, mais de voir mes voisines de table consternées me satisfait grandement.
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