Amitié
Ce qui m’a décidée à faire ce choix peu judicieux incluait les rumeurs bizarres que préparait Clara. Mais elle voulut aussi inviter ma voisine de bureau qui écoutait notre discussion :
« Tu veux venir aussi, Aurore ?
— Inopportun. Vous ne devriez pas sortir trois nuits de suite dehors dans un bar. Votre travail va s’en ressentir. Tu comprends, Eleanor ? Tu viens tout juste d’arriver, tu ne peux pas te permettre de prendre déjà des facilités.
— Je n’avais pas l’intention d’accepter, me défendis-je.
— Viens, insista la peste. C’est quand même plus agréable quand on est plusieurs.
— Refus. J’ai autre chose à faire. »
Je n’ai jamais aimé me faire gronder, et bien que la remarque d’Aurore ne fût pas méchante, son ton direct et sa voix douce s’instillaient dans mon corps en y laissant une émotion saisissante. J’avais l’impression de me faire sermonner comme une petite fille turbulente par sa mère ou sa grande sœur. Pour couronner le tout, Clara m’attendait à la sortie du journal pour lancer son embuscade et me tirer à elle pour une troisième nuit de folie, selon elle.
J’avais tout de même pris quelques résolutions. Je ne boirais pas d’alcool, je ne logerais chez personne, ni n’en logerais chez moi. Mais pour le reste, j’étais prête à partir en même temps qu’eux. Les plats chauds que je commandai fournissaient une distraction adaptée, ce qui me laissait le luxe d’ignorer ponctuellement le fil des conversations. C’est lors de mon troisième hamburger que nous reçûmes une visite inattendue :
« Vous ne deviez pas venir, fit remarquer doucement la voix d’Aurore.
— Toi non plus, répondit Grégoire de son sourire simple.
— Impertinent, déclara la belle aux cheveux noirs.
— Tu t’installes à notre table ? proposa la brune farfelue.
— Je dois bien vous surveiller, après tout. »
Dans ma tête, l’atmosphère était devenue aussi glaciale qu’électrique. Il n’y avait rationnellement pas raison de le croire mais cela me donnait encore plus envie de m’en aller, et pourtant, je ne savais pas comment m’en sortir. Je devais me montrer affectueuse auprès de Clara mais sérieuse auprès d’Aurore. La contradiction fusait dans mon esprit.
Je n’eus de répit que lorsque la première partit un instant se refaire une beauté, ce qui me permit de reprendre une contenance. Pourquoi avais-je accepté de revenir ici pour la troisième fois consécutive ? Les paroles de Clara n’avaient aucun sens. La personne dont elle parlait ne pouvait pas être moi. La nuit dernière j’avais parlé de mode alors que je déteste ça, parlé de mes aventures lycéennes à Londres, savouré les cocktails à tomber dans l’ivresse comme je ne le faisais jamais. Et pourtant c’était bien de moi dont elle parlait. À moins que Clara n’ait inventé toute cette histoire parce qu’elle-même saoule. Mais bizarrement, tout ceci sonnait bien trop plausible à mes oreilles.
Au retour de la brune, je suis encore restée, jusqu’à la fin de la soirée, parce que je n’avais pas la force de quitter le groupe. Peut-être par solidarité avec Aurore, pour mieux la connaître faute de savoir l’approcher autrement, ou simplement pour m’amuser avec eux. Mais j’avais une autre raison pour ne pas vouloir que ces moments s’arrêtent, même si elle me troublait légèrement. C’était une belle soirée, mais je la passais avec des collègues, et cela créait une certaine distance pour moi dans cette relation, comme si elle était d’une façon ou d’une autre forcée.
La seule pensée de cette femme, Lilo, suffisait à me faire frémir intérieurement. Je voulais avoir une relation avec elle, une de celles que je décide d’avoir. Je ne supportais pas l’idée que mon entourage puisse se limiter à des contacts dans une vie professionnelle. Elle me semblait bien être une personne avec laquelle je pourrais m’entendre, nous pourrions être amies. Je le voulais.
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