Putsch
Je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, tant parce que le matin de bonne heure, je ne pense pas à ça, tant parce que j’avais encore un travail à faire grâce à la bonté de mon patron. D’ailleurs pourquoi m’avait-il fait confiance, si c’était vraiment de la confiance ? Mais cela n’avait sans doute aucune importance, au fond. Une rapide recherche en ligne à moitié endormie plus tard, le temps d’engloutir un paquet de gâteaux pour le petit déjeuner, le thème du jour était trouvé. Une tentative de coup d’État en Turquie.
Toutes les dépêches de France parlaient de ça, sauf Le Dernier, ce qui était cohérent, puisque le journal publie ses articles le lendemain, après que les autres aient fait leur travail, faisant souvent du notre, le dernier à en parler. Mais si je pouvais être la première à en faire un article, la série noire pourrait peut-être s’arrêter. Même si je ne le publiais pas, au moins pourrais-je avoir de la reconnaissance pour mes efforts. J’ai alors commencé mon article non pas en attaquant ou défendant le régime, non plus en attaquant ou défendant les putschistes, mais rappelant seulement l’existence d’un acteur prépondérant dans le conflit, l’Alliance Dallaire.
Cet ancien repaire de pirates somaliens pendant la guerre civile dans ce pays qui s’est rapidement fait connaître par son efficacité dans ses raids maritimes, les importantes sommes d’argents amassées grâce à l’extorsion, sa discrétion et le nombre de ses partisans. Plus tard, c’est en Turquie que l’infâme Général Dallaire, chef de l’Alliance, reléguera le tristement célèbre Oussama ben Laden au statut de sombre amateur avec l’attentat du barrage Atatürk, provoquant la mort de cent-mille personnes.
Ce n’était peut-être pas le meilleur article sur le sujet, mais ce ne devait certainement pas non plus être le pire. J’avais la sensation d’avoir tout bien fait cette fois. Même que d’écrire sur un événement qui se produisait à l’instant renforçait ce sentiment de fierté aussi bien que la brûlante impatience qui me tenait. Impatiente, justement, d'avoir la réponse de mon patron, ce n’est que de quelques secondes que les mots de mon superviseur ont précédé les miens : « Pourquoi l’Alliance Dallaire ? »
Un moment de réflexion s’imposait. Il ne venait pas de refuser mon article. Pourquoi l’Alliance Dallaire ? Pourquoi pas ? Mais il me fallait une meilleure explication que ça. Laquelle ? Après tout, je connaissais bien la raison, puisque j’en étais l’auteure :
« C’est la plus grande organisation de la région.
— D’accord, acquiesça-t-il.
— Vous allez le publier, patron ?
— Non.
— Pourquoi ? laissai-je exploser dans une rage que je ne pus contenir.
— Leur chronologie va peut-être changer d’ici la fin de la journée. On ne sait même pas qui est derrière le coup d’État. Si c’est le président, si c’est son parti, si c’est l’opposition, si ce sont les intégristes, l’Alliance Dallaire ou juste les militaires. Et la journée risque d’être longue pour certains. »
C’était la première fois qu’il justifiait un refus. La première fois aussi que je lui demandais. Est-ce qu'il suffisait juste de réunir mon courage pour avoir une réponse ? En quittant la pièce, entre excuse maladroite et remerciement hasardeux, les choses semblaient tout de suite plus simples. Aurore m’accosta comme déjà au courant de mes pensées, avec son air distant et professionnel :
« Tu as écrit un article aujourd’hui ?
— Oui, répondis-je.
— Continue.
— D’accord, c’est ce que je vais faire, alors. »
Elle poursuivit son chemin immédiatement après, la démarche élégante comme toujours. Ce qui captiva mon regard assez longtemps pour me faire surprendre par la voix familière de Grégoire et sa chevelure bien trop dorée pour être honnête : « Tu as passé une très belle soirée hier », dit-il sur un ton entre l’affirmation et l’interrogation avec un sourire tout autant intermédiaire.
« Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Quoi, tu étais si saoule que ça ? plaisanta-t-il.
— Non, mais de quoi tu parles ? insistai-je.
— Rien, juste le fait que tu… Attends, tu ne sais vraiment pas ?
— Dis-le-moi à la fin !
— D’accord, je ne t’ai rien dit. »
C’est alors qu’il déguerpit plus vite que mes protestations pouvaient l’atteindre et il disparut dans les couloirs du journal que je ne connaissais pas encore assez pour traquer la piste du fuyard. Néanmoins, je savais qui pourrait m’aider à le retrouver. Mieux, qui pourrait m’éclairer sur le comportement étrange du petit blondinet. La fêtarde invétérée responsable de ladite soirée incriminée, Clara.
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