Mogadiscio
Lorsque je vis la porte s’ouvrir et le rédacteur en chef Garry Reus entrer, je ne pus m’empêcher d’avoir un mouvement de recul instinctif et tenter de me cacher derrière le canapé dans le vain espoir qu’il ne me voie pas. En effet, celui-ci, tel un rapace dont rien n’échappe à sa vue, en profita pour asséner ses piques assassines : « Qu’est-ce que c’est, une promotion canapé ? Laissez-moi de la place aussi », dit-il d’une voix insolemment suave. « Tu n’es pas drôle », rétorqua la directrice générale. Après un court silence elle reprit la parole en détournant le sujet :
« Que veux-tu ?
— J’ai Yuri et Carlo sur le dos et ce n’est pas mon boulot de m’occuper des actionnaires.
— Bien, je leur téléphonerai dans l’après-midi, si ça peut te rassurer.
— Mon œil qu’ils vont écouter.
— Si tu n’as rien d’autre à me demander, tu peux retourner travailler. »
Un nouveau silence s’abattit sur nous et je ne pouvais que ressentir la tension dans l’air s’accumuler un peu plus chaque seconde. Quand donc Garry allait-il éclater de colère contre sa supérieure ? Allait-il s’en prendre à elle pour n’être pas restée à sa place, bien docile et conciliante ? Est-ce qu’il viendrait vers moi me jeter son mépris à la figure ? Allait-il faire de ma vie un enfer ?
Tout se résolut au moment où celui-ci lâcha un souffle de frustration avant de quitter le bureau de la sublime blonde et fermer assez brusquement la porte de celui-ci. Sauvée ! Néanmoins, le cœur encore tout agité, je sursautai au contact de la main de Lucie posée délicatement sur mon épaule. « Je ne veux pas te retenir plus longtemps », dit-elle amicalement. « Insiste tout de même auprès de Nick pour qu’il te supervise mieux, qu’il te fasse un peu part de son expérience. Demande-lui ses impressions sur les articles que tu présentes. Il a tendance à négliger cet aspect de son travail. Rappelle-lui aussi que je l’attends pour ma plaidoirie. Je serai ravie que vous veniez à plusieurs. », dit-elle enfin juste avant de nous quitter.
Voulant m’acquitter aussitôt de ma mission, je repassai immédiatement devant le bureau de mon patron, la porte toujours ouverte mais l’ambiance beaucoup plus tranquille et bien plus déserte. Il n’y avait plus dans celui-ci que le rédacteur en chef allongé sur le futon, casque audio sur la tête et Aurore, à son chevet. Lui, avait l’air paisible, les yeux fermés, bercé par la musique dans ses oreilles et la femme auprès de lui. Elle, l’entourait de douceur par son regard et lui manquait seulement de poser une main sur sa joue pour que l’image n’en soit plus forte.
Son regard se détacha de lui et croisa le mien. « Tu veux lui parler ? », demanda-t-elle naturellement. Sans attendre ma réponse que trainais à donner, Aurore posa sa main sur le torse endormi du patron en prononçant son prénom telle une caresse du soleil sur une plage de Normandie. Le journaliste de légende s’éveilla, se leva, fit glisser le casque à son cou et se tourna tour à tour ver nous deux. « Qu’y a-t-il ? », lança-t-il à notre attention, ne sachant pas à qui s’adresser en priorité, avec toutefois une préférence pour la femme aux cheveux noirs magnifiques :
« Lucie Bishop m’a demandé de vous rappeler qu’elle vous attend pour sa plaidoirie, commençai-je.
— Je sais bien que je ne vais pas pouvoir y échapper, dit-il résolu. Même si je le voulais, Lucie trouverait le moyen de m’y emmener malgré moi.
— Où a lieu le procès ? demandai-je curieuse par sa réaction.
— Le procès aura lieu à la cour d’assises de Douai le treize juin prochain. Puisque c’est elle qui défend le prévenu, elle veut que je sois présent à ses côtés lors de sa plaidoirie. »
En un rien de temps, le son de sa voix et les traits de son visage ne me semblaient soudain plus les mêmes. Pour une raison que je n’arrivais pas à comprendre, ses yeux paraissaient cacher une lueur de tristesse que rien ne devait pouvoir étouffer. Parallèlement à cette profonde mélancolie que je ressentais en lui, ce qui était apparu l’espace de cet instant sur l’expression de son visage, c’était cet air combatif du journaliste de légende messager de la paix sous les bombardements de Mogadiscio que je n’ai plus cessé d’admirer depuis.
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