Chapitre 2. Sayonara, Sayonara
1er Janvier 2023, 06h00 de Tokyo
Les festivités de début d’année au Japon, qui s’étalent pendant les sept premiers jours de janvier, avaient cette année une coloration toute particulière. En même temps que le premier lever du soleil de l’année, allaient être dévoilées les visages des célébrités finalistes de l’émission Karaoke Bokkusu Champion - ou le champion de la “box karaoké” -, ces cabines où les locaux adorent s’entasser pour chanter à tue-tête, entre amis, collègues ou en famille.
Dans un pays où le karaoké est pratiquement érigé au rang de sport olympique national, l’accueil phénoménal de cette émission ne fut une surprise pour personne. Le principe était simple et d’une efficacité redoutable : choisir, parmi une douzaine de participants, les quatre meilleurs qui accéderaient au rang des meilleures voix de l’année qui démarrait. Titre certes pompeux, car aucune aptitude au chant n’était vraiment requise et chaque année fournissait son millésime de champions éphémères, qui deviendraient périmés au 31 décembre suivant.
Pour que la compétition soit moins biaisée, ceux-ci devaient chaque fois se présenter déguisés de la tête au pied d’un costume local, tous les candidats restant de parfaits inconnus jusqu’à la soirée finale. Il ne fut pas rare d’y trouver des samouraïs aux voix ultra-aiguës, des ténors en tenue de geishas ou des candidats peu jeunes sous un déguisement de Pokémon. Les choix les plus extravagants de costumes avaient toujours la côte.
Le prix pour les meilleurs était de taille : une tournée de concerts à guichets fermés à travers le pays, avec des cachets à la hauteur de l’engouement du pays pour le concept. Cette année, l’émission était spéciale. Une saison de pures célébrités. Exceptionnellement, les recettes de leurs concerts seraient reversées à des associations caritatives, à la recherche médicale ou à des missions humanitaires, au Japon et dans le monde entier.
Depuis plusieurs semaines, chaque dimanche était devenu le rendez-vous incontournable des Japonais. La population devait être représentée dans son plus large spectre. Les douze candidats avaient été scrupuleusement sélectionnés, pour respecter entre autres, la parité, la diversité, et même les métiers de chaque candidat. En raison du caractère exceptionnel de cette saison, des candidats étrangers furent aussi recrutés. Le répertoire musical devait être à la hauteur des attentes de tous, l’émission allant devenir une franchise internationale dans le courant de l’année, exposant le Japon et son ouverture au monde.
La date de la finale n’avait pas été choisie au hasard. Chaque année, la nuit du 31 décembre au 1er janvier, durant ce qu’ils appellent le Hatsumōde, les japonais affluent vers les temples shintoïstes ou bouddhistes pour y faire les premières prières aux divinités en quête d’une bonne année. La contemplation du premier lever du soleil de l’année - ou Hatsuhinode - fait aussi partie de ces premiers rituels. Cela garantissait des performances mirobolantes d’antenne, malgré l’heure de diffusion de la finale de l'événement.
Profitant d’une population qui allait veiller toute la nuit, l’émission comptait laisser tomber les masques avec l’arrivée des premiers rayons de soleil de 2023. Pour offrir une vue à couper le souffle, le lac Kawaguchi fut choisi comme décor de cette occasion. De par son emplacement géographique idéal au nord du mont Fuji, il permettait de faire apparaître le soleil comme par magie depuis le dos du colossal volcan endormi. Depuis ce point d’observation, la photo permettait aussi de montrer le reflet splendide de toute la scène sur le lac. Le caractère solennel du panorama capturée, méritait à elle seule une émission baignée de silence. Pour ajouter un voile de grâce à l’ensemble, la neige était au rendez-vous ces derniers jours, pour poudrer le paysage inoubliable de la carte postale.
Depuis six heures du matin, les vainqueurs de la saison précédente s’époumonaient sur scène, pour donner leur dernière prestation de cette folle année de popularité. A la fin du concert, ils redeviendraient de vrais inconnus, comme tous les anciens de l’émission. Dans une plateforme surélevée dominant la scène, à l’intérieur une sorte de cube abstrait en forme une cabine de karaoké, les quatre vainqueurs attendaient la libération de leur anonymat forcé.
A 6h51, heure du premier soleil de l’année à Kawaguchi, la musique stridente du concert s'arrêta, les fanfares de l’orchestre jouèrent un air triomphale. L’écran alternait entre images du fond du paysage montrant les premières lueurs du matin, puis un gros plan de toute la scène, et en dernier, un gros plan du cube, dont les cloisons s’évanouissaient pour afficher les vainqueurs. Il n’en fut rien. A leur place, seul le présentateur de l’émission était couché et ligoté par terre, essayant visiblement de s'échapper. Le public pensa que la théâtralité de la situation faisait partie du scénario, et que dans les secondes suivantes, les gagnants allaient émerger d’une épaisse fumée venant de quelque part… Mais rien ne vint. Les anciens karaokistes, étaient toujours là avec les trophées dans les mains, dont les destinataires manquaient à l’appel. Avertis par la direction, ils coururent nerveusement pour libérer le pauvre homme. Une voix off se fondit en excuses inintelligibles pour le désagrément, puis souhaita une bonne année au public. Cela marqua la fin de l’émission.
Le silence se répandit à la vitesse de la lumière jusqu’à Tokyo et le reste du pays. Les Japonais qui regardaient la scène abasourdis, contemplaient eux-mêmes un lever de soleil depuis l’un des multiples endroits mythiques du pays ; une plage, un temple, une montagne, un gratte-ciel, un avion spécialement affrété pour l’occasion…
A quelques milliers de kilomètres de là, les quatre presque-vainqueurs traversaient l’océan à bord de l’avion de l'empereur du Japon. Depuis les airs, à travers les hublots, la vue incroyable qu’ils avaient de ce premier lever de soleil était aussi fantastique que la vue au pied du mont Fuji. Si ce n’était qu’eux aussi, ils étaient encordés à leurs sièges, et ils se seraient certainement passés de cette expérience aérienne.
***
Quelques heures plus tard, la police était intervenue et l’acte fut “officiellement” qualifié d’enlèvement lors d’une conférence de presse. La situation était difficile à admettre, puisque la sécurité des célébrités avait été assurée par les brigades de la police nationale. Avouer cette défaillance allait ternir l’image de l’institution.
La presse nationale s’empara du sujet par la suite. Les murs des réseaux sociaux commencèrent à dévoiler des vidéos faites la veille à plusieurs endroits du centre-ville de Tokyo. Les quatre masquées s’étaient promenés à la fin de la soirée du 31 sur le célèbre passage piéton de Hachiko du quartier de Shibuya, une présentation surprise qui avait mobilisé plusieurs escadrons de police pour assurer le bon déroulement de leur passage. Le lieu était déjà bondé en temps normal, s’y promener dans ces circonstances était une folie.
La question qui brûlait tous les esprits, était quand les noms des personnalités enlevées allaient être dévoilés. La police esquiva la question car, pour éviter des fuites, seule la haute direction de la chaîne connaissait les noms.
Vers midi, bien plus de quatre noms avaient déjà commencé à fuiter. Une photo circula montrant quatre personnes déguisées mais non masquées, dans ce qui ressemblait fort à une loge.
Le premier profil semblait appartenir à Sanjay Kumar, comédien indien excentrique, tête d’affiche de tous les blockbusters bollywoodiens des dernières années.
Le deuxième ressemblait à Aïko Hashimoto, jeune peintre japonaise à l’ascension stratosphérique avec une carrière internationale, aussi connue pour son rôle d’ambassadrice de bonne volonté de l'UNICEF.
Ensuite apparaissait Mauro Batista, joueur de l’équipe nationale de football du Brésil, lauréat de plusieurs titres internationaux dans des clubs européens ou dans la sélection de son pays.
Enfin, l’on pouvait reconnaître Ludmila Poliakoff, top-model russe, mais surtout ancienne compagne de Mauro Batista.
Dans l’après-midi, les pays d’origine des stars exhortèrent à tour de rôle le public, de laisser les enquêtes de police se passer dans le calme. Ne connaissant pas les intentions des ravisseurs, la crise diplomatique avait tout pour tourner rapidement au vinaigre. Les noms ne furent donc pas confirmés ou infirmés ni par la chaîne, ni par la police.
***
La soirée du 31 commençait à s'enflammer à Rio de Janeiro. Un groupe de jeunes étaient réunis sur le sable à Praia do Pepê dans le quartier de Barra de Tijuca. Un peu éloignés des foules de Copacabana ou Ipanema, cette zone huppée était bien plus agréable pour ceux qui cherchaient un coin un peu plus au calme ou exclusif.
Le nom de Mauro Batista, icône et orgueil national du pays, était sur toutes les lèvres. La nouvelle de sa disparition venait d’atteindre le continent américain.
L’un des jeunes, qui se tenait un peu à l’écart de son groupe, envoyait une série des messages avec insistance via une plateforme sécurisée, sans réponse :
- Tu fais la fête?! Papa est avec toi?
- T’as suivi pour le Japon?
- Mauro Batista a disparu.
- T’es à la maison?
Devant l’absence de réponse, Caleb Letailleur composa le numéro de sa sœur. Plusieurs fois, il tomba sur son répondeur, jusqu’à la dernière tentative. Il reconnut sa voix :
- Miranda ? Pourquoi tu ne répondais pas ? demanda Caleb.
- Écoute attentivement. Je suis passé à l’appartement tout à l’heure, on a été cambriolés et papa a disparu. Il y avait une enveloppe à l’entrée et je l’ai lue, répondit Miranda en chuchotant.
- C’est eux ?
- Oui. Il faut avertir maman, je ne sais pas si nous sommes les suivants. Je me cache et vous devriez faire pareil. J’ai pris l’enveloppe et en ai laissé une autre. Je dois te laisser, je crois que l’on me suit.
- Mais t’es où !?, s’énerva Caleb.
Une tonalité lui répondit. Miranda venait de raccrocher.
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