Chapitre 4. Pata Pata
Après-midi du 31 Décembre 2022, sur le fleuve Congo.
- Ma chérie, qu’est ce que t’es belle ! dit Glodi à sa fille Maombi.
- Dis papa ! tu n’aurais pas oublié ton beau chapeau, je te l’ai préparé exprès pour aujourd’hui !, répondit Maombi pendant que leur voiture approchait du futur pont international.
- Mais non, mais non, c’est ton bon-à-rien de mari qui l’a.
- Et il est passé où ? J’espère qu’il nous attend déjà sur place.
Maombi Niombella, 26 ans, n’est rien de moins que LA influenceuse la plus importante au monde. Avec à peine 17 ans, elle fit ses débuts dans le mannequinat international, grâce à son corps de gazelle et son mètre quatre-vingt cinq. Depuis deux ans, elle s’était réinventée en tant que créatrice de mode, sa véritable passion. Adieu donc à ses 150 régimes à tous les noms imaginables pour garder des mensurations parfaites. Elle se sentait maintenant libre de manger tout ce qui lui plaisait, jusqu’à une certaine limite, car elle avait les réseaux sociaux à satisfaire tout de même.
D’un père originaire de Brazzaville et d’une mère de Kinshasa, elle avait toujours gardé un pied sur les deux rives du fleuve Congo. Les capitales des deux pays voisins étaient ses premières maisons. L’imposante artère de l’Afrique connecte en séparant ces deux capitales, les plus proches au monde.
Partie très jeune du pays, Maombi avait connu toutes les passerelles imaginables ; Milan, Paris et New York n’avaient pas de secrets pour elle. Celle qu’elle allait emprunter aujourd’hui avait une connotation toute particulière. Lors d’un événement de bienfaisance, elle s'apprêtait à présenter sa toute dernière collection. La scène avait été installée pas loin du typique quartier local de Poto-Poto, à l’endroit de la première pierre du nouveau pont du côté Brazza, celui qui devait permettre aux deux capitales d’être plus inséparables que jamais.
Le pont en question n’était, pour l’instant, qu’une idée abstraite sur le papier. Plus de vingt années de discussions et de promesses multilatérales s’étaient écoulées afin d’en trouver le financement. L’ouvrage avait pris un énorme retard, en raison des dernières crises mondiales et de la parcimonie politique habituelle entre les deux pays. Maombi, profitant de son image internationale, comptait donner un coup de boost médiatique au chantier. La crème du monde de la mode avait fait le déplacement, ainsi que de riches investisseurs toujours prêts à se montrer sur leur 31 à ce genre de rendez-vous.
Même si la croisade pour le pont était à elle seule un événement fort en significations, ce qui la motivait le plus cet après-midi, était le fait de soutenir la naissance d'une association internationale pour s’occuper des enfants atteints des maladies rares dans des pays en voie de développement. Un angle mort dans le bénévolat mondial, car le sujet était déjà peu visible dans les pays riches, encore moins dans le reste du monde.
Quand on connaissait les détails de son passé, le record avait de quoi laisser pantois. Maombi était célébrissime dans le monde de la mode certes, mais à son adolescence lors d’un accident de voiture, elle avait subi un choc crânien. Les séquelles étaient invisibles aux yeux du monde, mais pour les siens l’accident s’avéra traumatisant. Elle garda comme séquelles un daltonisme ou achromatopsie complète, accompagné d’un trouble de reconnaissance de visages léger ou prosopagnosie. Sa perception visuelle du monde extérieur se ferait dorénavant le long d’une échelle de gris, avec une certaine sensibilité à la lumière. Malgré le cruel héritage de l’accident, sa résilience et son mental de titane lui avaient permis de s’accrocher pour surmonter cette épreuve. Un comble, car le métier de créatrice quand on a ce type de handicap visuel, était presque comme escalader l’Himalaya sans bouteille d’oxygène pour atteindre le sommet ! Vivre cette expérience, qui l’avait marquée à vie, l’avait poussée à soutenir diverses causes en relation aux maladies innées ou acquises chez les enfants, depuis qu’elle atteignit un nom à l’international.
Le défilé était sur le point de commencer, Glodi courait partout à la recherche de son chapeau. Lui qui était un adepte de la sape, ne pouvait pas se montrer sur les photos de la journée sans cette touche particulière, spécialement confectionnée de la main de sa fille chérie. Il n’avait plus quitté Maombi depuis que sa femme était décédée alors que sa fille n’avait que 3 ans. Ils étaient devenus inséparables depuis le début de sa carrière. A 67 ans, ses maux de dos commençaient à le freiner de plus en plus, et courir derrière sa géante de fille lors d’un défilé, n’était plus sa tasse de thé.
- Mais, il est passé où le bridé !, aboya Glodi une pensée à voix haute, perdu dans les coulisses.
- Si c’est de moi que vous parlez, votre sud-coréen de gendre est derrière vous, lui répond Cheong Bae d’un ton moyennement agacé.
- Voilà mon chapeau, j’ai failli rater le défilé à cause de vous !, répond Glodi essayant de noyer le poisson.
- De rien, répondit Bae, plus qu’agacé cette fois, mais affichant un sourire de circonstance.
Maombi et Bae s’étaient mariés en mai de l’année qui arrivait à son terme. Mais le sud-coréen, n’arrivait toujours pas à supporter son beau-père. Il adorait Maombi, mais avec sa famille, ça avait toujours été du Lost in translation. Il parlait un français assez correct, mais l’accent local lui faisait encore des caprices.
Bae avait 38 ans et était psychologue. Il habitait à Singapour avant de devenir un globe-trotter derrière Maombi et Glodi. D’habitude réservé et pas forcément adepte des réseaux sociaux, il a dû vraiment s'y mettre depuis le début de leur relation. Son âge et ses contenus n’étaient pas forcément adorés par la jeunesse qui suivait Maombi, mais ses propres comptes Instagram et TikTok comptaient plusieurs millions de followers. Son plus grand mérite était d’être “le mari de”.
La thématique du défilé du jour était, comme pour toutes les autres collections de Maombi, “En noir et blanc”. Quand on n’arrive plus à voir les couleurs, comme elle, ses créations avaient le devoir de compenser avec d’autres sensations. Elle était dévenue une vraie magicienne des textures et des matières. Les tissus qu’elle utilisait semblaient danser en lévitation suivant la musicalité d’une danse Massaï. Le toucher de ses pièces avait la vertue de rendre un jean aussi doux que du velours, ou une soie aussi dénuée de gravité qu’un treillis militaire. Les robes dégageaient, en les regardant, les senteurs avares du Sahara ou la froideur emprisonnante des forêts équatoriales du Gabon.
Elle n’avait certainement pas volé sa position de femme la plus aimée des réseaux sociaux de la planète.
A la surprise de tous, la créatrice clôtura le défilé en personne, pas seulement pour remercier les assistants, mais en portant la pièce étoile du jour. Cela faisait des années qu’elle ne jouait plus le mannequin, ce qui provoqua des cris de folie dans l’assistance. Glodi et Bae criaient et applaudissaient debout comme des forcenés. Comme toujours.
Cependant, la fête congolaise s'arrêterait bientôt pour elle. A 21h elle devait prendre un vol vers Dubaï, où un gala l’attendait le jour de l’an. Cette fois, elle allait fêter un jalon très important de sa vie en étant désignée première personne dans l’histoire à atteindre le milliard de followers ! Cela semblait un non-événement pour les autres sept milliards qui ne la suivaient pas -encore-, mais mine de rien, il s’agissait d’un exploit pour cette petite fille d’origines modestes, issue d’un continent bien trop souvent oublié.
La voiture ramena par la suite Maombi, Bae, et leur ombre Glodi vers l’aéroport. Le jet privé avait été mis à sa disposition spécialement par l’émir de Dubaï pour l’occasion ultra médiatisée. L’aéronef les attendait pour les amener jusqu’à destination. Le paternel prit sa fille dans ses bras et l’embrassa tendrement. Il resterait au pays pour profiter, pour une fois depuis fort longtemps, des fêtes locales. Son dos, toujours son dos, méritait aussi un peu de repos suite à ces derniers jours de folie.
Après le décollage, Maombi contemplait depuis son hublot ce paysage grisâtre de mille lumières qui gisait en dessous, ces villes qu’elle abandonnait pour la énième fois. Sans transition, elle se scotcha à son smartphone pour faire son dernier live de l’année via TikTok, Instagram et Youtube. Pour la première fois, elle fêterait le Nouvel An dans les airs, avec un menu royal digne de l’occasion, et la compagnie de Bae, mais aussi virtuellement avec les centaines d’amis invisibles de l’autre côté de l'écran. Quoi demander de plus? Un père toujours présent, une moitié parfaite, une famille aimante, tout un continent qui la brandissait fièrement en tant que son égérie, et un métier qui la remplissait.
Un peu après minuit passée, elle s’était endormie de fatigue sous l'œil protecteur de Bae. Quelques minutes plus tard, il fit de même.
***
Le lendemain, lors du réveil de Maombi, ses yeux très sensibles l’avertirent que la journée était bien entamée. Sa montre marquait déjà presque midi, en heure congolaise. Le vol avait duré une éternité et ils avaient dormi comme des pierres.
Ils atterrissaient, mais le paysage lui parut bien étrange. Elle qui ne reconnaissait plus la couleur verte, mais devina que le panorama qui les attendait n’avait que ça. C’est vrai que ces dubaïotes étaient des fous des excentricités, mais de là à remplir d’une végétation luxuriante leur pays, il fallait y aller!
- On a atterri où Maombi !? demanda étonné Bae, en voyant un petit terminal d’aéroport à quelques centaines de mètres de la mer, mais aucun gratte-ciel à l’horizon. L’humidité étouffante de l’endroit était la même qu’il ressentait d’habitude au Congo, à l’opposé de la sécheresse attendue de l’émirat de destination.
En descendant de l’avion, une dame aux allures de maîtresse du lieu leur fit un geste de bienvenue. Elle était bien seule.
- Veuillez me suivre, je m’appelle Claire Perrin, et je suis l’attachée culturelle de l’Ambassade de France, vous devez encore être un peu déboussolé de votre voyage, dit la dame.
- Madame Perrin, pouvez-vous me dire pourquoi nous ne sommes pas à Dubaï ? s’inquiéta Maombi.
- Vous faites une escale technique non prévue, nous sommes dans une base militaire du Golfe. Les conditions météo se sont dégradées cette nuit à Dubaï, une forte tempête de sable, vous allez continuer votre trajet par bateau.
- J’ai le mal de mer!, s’angoissa Maombi.
- Pas de souci ma chère, nous vous donnerons ce qu’il faut, conclut Madame Perrin.
Ils cherchèrent sans succès des traits de réseau cellulaire sur leurs smartphones avant d’embarquer sur l’espèce de vieux bateau, qui détonait avec le luxe présidentiel de l’avion du premier tronçon de leur trajet, mais Perrin ne monta pas avec eux.
- Vous ne nous accompagnez pas ?, demanda Bae avec un air faussement étonné.
- Je dois attendre les prochains invités, ils vous suivront par les prochains bateaux.
- Nous pourrions les attendre sans problème, insista Bae.
- Bien-sûr que non, mes chers, une foule débridée attend Madame Niombella depuis dejà trop longtemps, vous devez arriver au plus vite.
La situation était de plus en plus invraisemblable, Bae écoutait mais avait du mal à digérer toutes ces informations. En bon psy, son radar de signaux faibles s’était allumé dès l’arrivée de cette femme. Sa gestuelle et les inflexions de sa voix lui disaient qu’elle ne racontait pas toute la vérité.
- Il faudra que tu fasses semblant de boire le médoc pour le mal de mer qu’on va te donner, sans l’avaler, souffla-t-il à Bae.
- Pourquoi donc !?, sans ça, je vais m’évanouir dès le premier tangage du bateau et il ne m’a pas l’air bien costaud !
- Tout ça me semble étrange, fais-moi confiance.
Le vaisseau prit le large, avec la mine de Maombi qui tournait au pâle, proche de l’évanouissement, et un soldat Bae qui se tenait crispé à ses côtés.
***
A l’aéroport de Dubaï, une foule attendait Maombi. Au centre ville, les followers avaient envahi les jupes de l’imposante tour Burj Khalifa, dont l’incroyable 148e étage avait été privatisé pour accueillir la cérémonie. La journée était tellement dégagée que les gratte-ciels reflétaient la lumière brillante à l'unisson. Un happening inoubliable les attendait.
Les téléphones des fans commencèrent à sonner à tour de rôle ici et là. Les nouvelles tombèrent comme un assourdissant et solitaire coup de tonnerre au milieu du désert.
L’avion de Naombi et Bae venait d’être porté disparu.
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