Chapitre 8. Papaoutai
Ce matin du 2 janvier 2023, la police de Sacramento, accompagnée d’agents du bureau local du FBI, interrogeait l’équipe de la production de l’émission Californian Governor Academy. Une reconstitution de la scène de la disparition avait été organisée devant les marches du Capitole californien. La voiture autonome qui aurait dû ramener Stacey Brookhart, Mark Lopez et Wen Li stationnait à l’endroit même où elle s’était arrêtée le 31 décembre à minuit moins cinq. Tout le décor de cette soirée était resté en l’état.
Devant la place, à l’intersection de la 10e rue et Capitole Mall, la foule s’agglutinait. La presse mondiale transmettait les recherches en direct, et des fans ou des curieux brandissaient des pancartes réclamant la libération des trois disparus.
Au milieu du désordre, une tente imposante était érigée. Elle abritait un éphémère plateau de télévision avec les équipes de journalistes de QuickLook, la chaîne en ligne responsable de l’émission de téléréalité. Une fois l'exercice avec les autorités terminé, le directeur de l’émission était attendu sous la tente pour témoigner avec un panel d’invités.
- Quelles informations pouvez-vous nous communiquer, alors que nous approchons des quarante-huit heures après la disparition de Stacey, Mark et Wen ? demanda le présentateur après les politesses de rigueur.
- Nous avons été entièrement transparents avec la police et le FBI sur le déroulement de la nuit du 31 décembre, minute par minute. Bien entendu, je ne peux pas partager avec vous tous les détails échangés, ils relèvent maintenant du secret d’instruction de l’enquête.
- Nous comprenons votre devoir de réserve, mais nos téléspectateurs ont besoin de savoir les liens de cette disparition avec celles survenues dans les autres pays, répondit l’intervieweur.
- Et les autres disparus ? Dites la vérité ! cria en écho une voix dans le public massé derrière les caméras.
- A ce jour, il nous est impossible de nous prononcer sur cette série de disparitions, ni sur leur simultanéité. La CIA a aussi été saisie, en raison du caractère international des événements, s'empressa de répondre le responsable de la production.
L’agitation des manifestants se faisant entendre au point de rendre inaudibles les voix sous la tente, l’interview fut interrompue pour des raisons de sécurité.
Les autres chaînes, attirées par les bruits, commencèrent à émettre les images du tumulte. En l'espace d’un clin d'œil, la tente du set télé se retrouva par terre, piétinée par la foule hors de contrôle. Un petit groupe de policiers à proximité réussit à se frayer un chemin jusqu’au centre de l’action, pour exfiltrer dans l’urgence les employés de QuickLook.
La Gouverneure californienne avait suivi toute la scène depuis la fenêtre de son bureau qui donnait sur la place. Après un nombre interminable de sonneries, son appel téléphonique finit par trouver son interlocutrice.
- Madame la Présidente, la vérité sur Lopez va bientôt éclater dans les médias, affirma la Gouverneure avec aplomb.
- Lui et Letailleur mettaient en péril le monde entier, il fallait une solution drastique, répondit la présidente des États-Unis.
- Fallait-il vraiment que Li et Brookhart disparaissent avec lui ?
- Sans aucun doute ! Elles et Maombi représentent aussi un danger, tout autant que Miranda et les autres.
La conversation fut interrompue par des membres de la police et du FBI qui pénétrèrent dans le bureau de la Gouverneure pour la conduire en lieu sûr. L'émeute sur la place battait son plein.
*
Les soutiens aux pétitions des jumeaux Letailleur grandissaient de façon exponentielle d’heure en heure, à chaque nouvelle dépêche dans les médias internationaux. Les clubs de fans des autres disparus alimentaient la montée en puissance de la frustration du public international.
Des théories de complots de tous types germaient. Des ressentiments sociaux grandissaient. Pour certains, Mark Lopez avait disparu pour l'empêcher de devenir le futur président des Etats Unis. Pour d’autres Maombi Niombella faisait de l’ombre aux réseaux sociaux avec la puissance de son milliard d’abonnées. Et si Wen Li était une espionne chinoise qui avait trop de choses à se reprocher ? Les liens supposés entre les franc-maçons et Kevin Letailleur expliquaient sa disparition pour bon nombre d’internautes. Stacey Brookhart, la pauvre, n’étant qu’une gamine, elle était sûrement tombée dans le groupe par hasard du destin. Et pour les karaokistes du Japon, sans visage confirmé, les théories s'enfonçaient encore plus loin dans l’absurdité intersidérale.
***
Sur la plage tropicale, Wen Li arriva la première devant la cabane délabrée sur la plage de sable blanc. Bae et Mark suivaient juste derrière. Stacey marchait très lentement à cause des nausées soudaines qui la prenaient. Maombi, de son côté, n’était plus du tout à l’aise, les yeux irrités par la forte lumière du jour qui se réfléchissait sur le sable et l’eau de la mer.
Wen ouvrit la porte brinquebalante de la cabane sans difficulté. Les quatre autres pénétrèrent derrière elle pour s’installer à ses côtés. Il s'ensuivit une valse de regards, à la recherche de la réponse que tout le monde se posait.
Une caisse en bois vieilli était posée sur une table. Wen l’ouvrit sans attendre, pour découvrir des objets tout droit sortis d’un film du siècle dernier.
- Bon, quelqu’un sait ce qu’est cet appareil ? demanda Maombi.
- Une espèce de radio de la Première Guerre mondiale, répondit Mark dubitatif.
- Pas tout à fait, il s’agit d’un télégraphe, précisa Bae.
- On est effectivement sauvés, on pourra pourra donner de nos nouvelles au Titanic ! , rigola Wen.
Ils cherchèrent à allumer l’appareil comme on mettrait en marche un robot électroménager, avec un bouton quelconque. La multitude de pièces et de raccordements les firent vite revenir à la réalité.
- Il ne suffit pas de l’allumer, il faut le raccorder à une antenne pour pouvoir transmettre et recevoir les messages. Il faut aussi connaître le langage Morse pour échanger avec, lâcha Bae.
- T’es musicien ou télégrapheur ? demanda Stacey intriguée.
- Je ne suis pas télégraph-iste ! Mon père était capitaine de bateau marchand et radioamateur. Il avait plein de bouquins sur toutes ces vieilleries.
- Tu sais le faire marcher alors ? demanda Mark.
- Pas sans antenne et une source d’électricité, répondit Bae, douchant les espoirs des autres.
- Nous n’avons pas aperçu de constructions, lâcha Mark. Si nous nous sommes isolés, je parie que nos ravisseurs n’ont pas eu la délicatesse de nous faciliter la communication.
Maombi sortit de la cabane, visiblement submergée par le désespoir. Bae courut derrière elle pour la serrer dans ses bras, alors que les autres peinaient à suivre le cours des événements.
Depuis leur réveil marin et jusqu’à l’arrivée à la cabane, leurs mouvements répondaient à des réflexes automatiques, guidés plus par leur instinct de survie que par des actes réfléchis. Ils avaient échangé très peu de mots, et pire encore, les questions les plus nécessaires et évidentes n’avaient été posées par personne. Et avant tout, les raisons de leur situation.
- Que faisons-nous sur cette plage, et qui êtes-vous en fin de compte ? finit par interroger Maombi, poussée par la curiosité.
- Nous n’avons certainement pas ta popularité Maombi, mais aux États-Unis on est un peu connus, répondit Mark.
- Même très connus, il y a quelques heures nous étions dans Air Force One, rajouta Wen avec fierté.
- Cela ne nous dit pas qui vous êtes, s’exaspéra Bae.
- Stacey Brookhart, Wen Li et Mark Lopez, récita Mark, pointant un par un les trois américains. Nous sommes les finalistes de la téléréalité Californian Governor Academy.
- Je ne vois pas le rapport avec moi. Nous devions atterrir à Dubaï hier, à bord d’un des avions de l’émir, pour fêter mon milliard d’abonnées sur QuickLook, expliqua Maombi.
Stacey qui suivait la discussion en silence, sentit ses jambes se dérober et s’évanouit sur le sable. Mark ne put éviter sa chute et fit un bond jusqu’à elle.
- Pauvre gamine, elle est toute déshydratée, se désola Bae.
Mark la prit dans ses bras. Wen lui enleva ses chaussures et vérifia que ses vêtements n’ėtaient pas trop serrés.
- Tu crains qu’elle étouffe de chaleur, questionna Mark.
- Non Mark, Stacey est enceinte, répondit Wen.
- Comment le sais-tu?
- Elle me l’a dit lors d’un accès d’angoisse, en descendant de l’avion présidentiel.
- Et qui est le père ? , s’inquiéta Mark.
- Je n’en sais rien, je pensais que c’était toi.
- Pourquoi moi ?
- Car c’est toi le latin lover du manoir !
Bae et Maombi interrompirent l’échange agité.
- Je pense qu’il y a plus important en ce moment que de connaître le père, n’est-ce pas ?, s'exclama Maombi.
- Allons la mettre à l’ombre et lui chercher quelque chose pour l’hydrater, proposa Wen.
La végétation du bord de mer se dressait devant eux tel un mur épais de cocotiers et mangroves. Mis à part le cabanon, aucun autre vestige de civilisation n’apparaissait dans les environs.
- Je vais chercher de l’eau, Bae tu viens avec moi ? sollicita Wen, je veux éviter de partir toute seule dans la forêt.
- Il y a sans doute des animaux affamés dans la brousse ! ajouta Maombi.
La jeune milliardaire d’abonnés de QuickLook venait à peine de finir sa phrase, qu’ils entendirent un bruit de pas venant de l'intérieur des terres. Un homme surgit d’entre les arbres et stoppa net sa marche rapide lorsqu’il aperçut le groupe de jeunes.
Pendant quelques instants, personne n’osa parler. Ce fut Bae qui brisa le silence d’un ton prudent.
- Qui êtes-vous ? Vous savez ce qu’on fait ici ?
C’est à cet instant que Stacey reprit conscience. Elle vit l’homme qui restait muet, visiblement décontenancé, et sans lui laisser le temps de répondre à Bae, elle s'exclama avec un mélange d’étonnement et de reproche : “Kevin Letailleur !”.
- Ne me dit pas que c’est lui le père ? demanda Mark à Stacey.
- Tu sais déjà pour ma grossesse ? Merci Wen d’avoir gardé ma confidence pour toi !
Stacey reprit un souffle profond, le temps de réfléchir à ce qu’elle devait dire par la suite.
- Non, ce n’est pas lui le père, annonça Stacey.
La fille était encore toute pâle. Letailleur, la voyant mal en point, lui tendit une gourde d’eau. Il fit ensuite entendre sa voix calme.
- Je viens d’arriver. Tout comme vous je pense. J’ai passé la nuit sur une plage à quelques encablures, expliqua-t-il, avec un anglais teinté d’un accent français reconnaissable.
- Nous sommes arrivés ce matin, dit Mark, qui fit une pause avant de se tourner vers Stacey. Mais comment connais-tu ce Français ?
- C’est l'influenceur le plus connu d’Europe, du moins de France je crois, répondit Stacey visiblement nerveuse.
Elle fit un geste de sa main qui resta inaperçu pour tous sauf Kevin. Son geste voulait dire “Tais-toi” en langue des signes américaine.
Annotations